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entre en lutte ouverte contre son bienfaiteur qui lui ordonne de quitter sa maison. Olivier ne veut plus voir en Jean Baudry et en lui-même qu'un vieillard et un jeune homme épris d'une même femme, et croit pouvoir faire taire devant une force brutale de la nature tous les devoirs de la reconnaissance. Les reproches, les mépris de Jean Baudry, l'attitude d'Andrée qui se range du côté du bienfaiteur, poussent le malheureux Olivier jusqu'à la folie, et il s'élance contre son père adoptif pour le frapper. A ce point, l'horreur de son ingratitude se montre à ses propres yeux; cette révolte de ses mauvais instincts sera la dernière; honteux et implorant son pardon, il va s'éloigner de la maison d'adoption, en acceptant, comme expiation, son douloureux sort. Mais Jean Baudry, qui aime le jeune homme pour tous les sacrifices mêmes qu'il lui a coûtés et qui a surpris le secret de l'amour d'Andrée, ne veut pas faire à la fois tant de malheureux; il préfère prendre la douleur pour lui seul. C'est lui qui s'éloignera, pour assurer, par un dernier sacrifice et le plus cruel, le bonheur de celui qu'il a sauvé du vice.

Voilà le sujet de Jean Baudry, qui combine d'une façon assez originale des situations en elles-mêmes peu nouvelles. J'ai dit quelle était la marche du drame et les impressions tour à tour pénibles ou de satisfaction qu'il laisse dans l'esprit. Ce qu'on a reproché généralement à l'auteur, c'est de manquer de conclusion. Un drame, certainement, n'est point une thèse, encore moins un sermon. Cependant, par le seul fait qu'un drame est l'imitation de la vie, il suit que le théâtre, comme l'expérience du monde, enseigne quelque chose et met en relief, sinon une leçon pour la conscience, au moins un fait général, une loi de notre nature morale ou de la société. Or que prouve Jean Baudry? quelle loi met-il en évidence? quelle conclusion peut-on en tirer? On n'en voit qu'une: c'est qu'il est très-dangereux de s'attacher à des misérables en leur faisant du bien, et qu'il

vient un jour où l'on est pris dans ses propres bienfaits comme dans un engrenage, et conduit à se dépouiller soimême et à s'immoler entièrement pour eux. Ce serait la vieille morale de la fable de l'homme qui a réchauffé un serpent, ou celle d'une autre fable non moins connue:

Laissez leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.

Assurément, ce n'est pas là la leçon, la loi que M. Vacquerie avait en vue. Ce qu'il pourrait dire, avec toute une école de littérateurs et d'artistes, c'est que le drame et, en général, les œuvres d'art, n'ont pas besoin de moralité, de conclusion. Nous n'avons pas le temps de discuter ce point. Remarquons seulement que M. Vacquerie n'appartenait pas jusqu'ici à cette école; que, loin de là, il est de ceux qui professent avec bruit la doctrine contraire. Pour le romantisme transformé dont les Misérables sont le type, l'art n'est pas une imitation stérile de la vie, il a un but moral, social, philosophique ou religieux. Ses nouvelles œuvres littéraires servent des principes; ses livres sont des manifestes; l'auteur est le soldat ou le missionnaire d'une idée; sa plume est une arme ou un signe. La prétention familière à l'école de M. Vacquerie de tourner toutes les œuvres littéraires en thèses, a fait trouver plus étonnant que son nouveau drame ne fût pas même une leçon.

L'auteur de Jean Baudry se préoccupe pourtant du jugement porté sur la moralité de son héros. Olivier, avec ses mauvais instincts si facilement en révolte, lui semble rester honnête, et la victoire si disputée qu'il remporte sur sa nature au moment de céder à ses extrêmes violences, fait la moralité du spectacle. Un journaliste en ayant jugé ainsi, M. Vacquerie l'en remercia publiquement en ces termes: Olivier a le droit d'être jeune, de vivre, d'aimer. La reconnaissance s'y oppose, elle lui commande le suicide moral. On lui reproche de ne pas céder tout de suite: mais

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cela ne se fait pas sans un douloureux effort, sans un déchirement terrible. Ce déchirement est mon drame, et je trouve qu'en luttant et qu'en finissant par se dompter, Olivier fait tout son devoir. » Il est permis d'en douter; car s'il en était vraiment ainsi, on éprouverait pour Olivier cet intérêt sympathique que nous inspire, jusque dans ses chutes, l'homme qui lutte pour l'accomplissement du devoir. Au contraire, malgré son triomphe final sur lui-même, Olivier s'est montré si mauvais, dans toute la lutte, que nous avons moins de sympathie pour lui que de pitié pour son bienfaiteur, c'est-à-dire pour sa victime.

L'absence des conclusions philosophiques ou sociales que l'on attendait, que l'on redoutait de la part de l'auteur de Jean Beaudry, ou la discrétion avec laquelle elles se dérobent, a fait pardonner au drame, je ne dis pas son immoralité, mais son manque de moralité. Il s'est soutenu surtout par la passion. Là, où l'accent du cœur est fort et sincère, le spectateur accepte ou subit les situations sans les discuter. La force de l'œuvre de M. Vacquerie a été de ne se laisser discuter qu'après coup et hors de la salle. Il émeut et enlève à la réflexion. Aussi, le talent des interprètes aidant, il s'empare mieux de vous à la représentation qu'on ne le goûte à la lecture. Et cependant Jer Baudry est bien supérieur, pour le soin et la discrétion du style, aux ouvrages précédents de l'auteur. On a été heureux de voir enfin M. Vacquerie sortir de ces formes de convention et de ces sentiments factices empruntés à une tradition épuisée. Après les chutes qui ont suivi ses tentatives dans le faux grandiose, son succès d'aujourd'hui l'engagera sans doute à chercher désormais la simplicité dans l'éloquence et la vérité dans la passion.

On m'a plusieurs fois fait observer que l'interprétation d'une œuvre de théâtre ayant beaucoup d'influence sur ses destinées, j'avais eu tort jusqu'ici de ne pas lui donner

au moins un souvenir dans mes études sur l'histoire dramatique de l'année. On me demande de sortir de cette réserve excessive au moins pour les pièces capitales et de donner quelques détails sur la part qui peut revenir à tel ou tel acteur en renom dans l'honneur d'un grand succès ou dans la responsabilité d'une chute. On me dit que ce sont là des circonstances intéressantes de l'histoire même des œuvres; que l'on s'attend, dès aujourd'hui, à les trouver dans un livre de cette nature, et que, si l'Année littėraire doit survivre, ces circonstances ne seront pas la dernière chose que l'on ira plus tard y chercher. On ne s'étonnera donc pas de trouver désormais à la suite des œuvres dramatiques les plus importantes quelques renseignements sur leurs principaux interprètes.

Pour commencer, je dirai, à propos de Jean Baudry, que la pièce avait été montée et étudiée avec ce soin et cet ensemble qu'on ne trouve aujourd'hui qu'à la ComédieFrançaise et qui ne sont pas étrangers au succès. M. Régnier, chargé du rôle principal, celui de Baudry, l'a composé avec son talent ordinaire. Constamment simple et naturel, il déploie au besoin toute la puissance de l'émotion et de la passion, sans jamais sortir de la mesure. Jusque dans sa bonhomie on sent toujours le nerf. Il s'attendrit jusqu'aux larmes, il s'indigne jusqu'à l'éloquence; il est tour à tour pathétique et écrasant. Ce qu'il y a de désagréable dans un organe nasillard, il le fait oublier ou pardonner par cette vigueur d'effets et cette vérité de sentiments. M. Delaunay, dans le rôle plus excentrique d'Olivier, nous a paru perdre un peu de ses qualités propres de grâce, d'élégance, sans acquérir, en compensation, toutes celles que demandait la nature sombre et violente d'un sauvage mal dompté par la civilisation. Il doit avoir, malgré ses emportements, quelque chose de gauche et d'humble assez disgracieux à représenter. Le rôle excite trop peu de sympathies pour en faire beaucoup rejaillir

sur l'acteur. Mlle Favart, au contraire, trouve dans la hgure d'Andrée une personnification charmante. Chez cette jeune fille, tout doit être grâce, distinction, vertu, dévouement. Il est difficile de mieux rendre, chez la femme, ces luttes de la passion et du devoir, où celui-ci triomphe, sans que l'autre soit anéantie. M. Barré, dans le rôle de Bruel, le commerçant ruiné, et Mlle Jouassain, daus celui de Mme Gervais, cette insupportable parente, conservent à ces deux personnages la physionomie qui leur convient. N'oublions pas le passage rapide de M. Coquelin dans une seule scène, celle d'un créancier brutal, insolent, qui devient tout à coup d'une platitude insigne lorsqu'il croit que c'est un meilleur moyen de se faire payer. Il est impos sible de mieux animer un bout de rôle et d'obtenir à meilleur marché un succès complet

Le Théâtre-Français a eu, pour inaugurer l'hiver, sa petite pièce à côté de la grande, presque la comédievaudeville après la comédie-drame; Jean Baudry a été suivi, à quelques jours de distance, du Dernier quartier de M. Ed. Pailleron (10 novembre). C'est une jolie comedie en deux actes et en vers, ingénieuse et sans prétention. Il s'agit de la lune de miel qui passe comme toutes les lunes. Deux jeunes époux se sont retirés à la campagne pour savourer leur amour et vivre tout entiers l'un à l'autre, au milieu d'une nature en harmonie avec leur félicité. Mais on se lasse de tout, même du bonheur, même du parfait amour. La satiété est venue à l'homme le premier, et sa jeune compagne, s'apercevant qu'elle ne suffit plus à son mari, se met dans l'esprit qu'elle n'a jamais été aimée. Et de fait, elle ne l'a jamais été comme elle entend l'être. Son Raymond a laissé à Paris des souvenirs qu'il brule

1. Acteurs principaux: Raymond, MM. Got; Marieu, Lafontaine:Jeanne, Mmes Royer; Hortense, Deschamps.

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