Images de page
PDF
ePub

la beauté du diable de la poésie : quelques années suffisent pour la faire évanouir. Pour survivre à la nouveauté, il faut que la beauté réside non-seulement dans l'épiderme, mais dans les lignes mêmes et dans toute la constitution de l'œuvre. Tel n'est pas le lot de la Jeunesse. Au milieu de détails heureux, d'observations exactes, de vérités fortes ou délicates, il y a des irrégularités et des incohérences que le temps a rendues saillantes. La mère, Mine Huguet, porte la dureté et la sécheresse d'âme à un point odieux; son fils, réunissant des choses incompatibles, offre un mélange singulier de raison et de sentiment, de calcul et de poésie renégat de l'amour, il y revient par une conversion brusque et invraisemblable. Le plus naturel, le plus fortement frappé, et, par suite, le moins vieilli de tous ces personnages est ce moraliste rustique, qui, l'amour aidant, trouve dans l'agriculture le bonheur et la liberté :

Toute servilité de ma vie est exclue,

Et mes blés mûriront sans que je les salue.

Ces vers et tant d'autres semblables sont marqués au bon coin et sont salués au passage comme de vieux amis que l'on rencontre avec plaisir'.

1. Pour donner une idée de l'activité laborieuse avec laquelle la Comédie-Française se porte vers l'etude de l'ancien répertoire, nous nous bornerons à reproduire la liste des œuvres qui n'ont été représentées qu'une seule fois dans le cours de l'année. Nous l'empruntous à la Revue et Gazette des Théâtres (no du 3 janvier 1864) où l'on trouve diversement combinés, tant de documents relatifs à l'histoire de nos théâtres la Coupe enchantée, l'École des maris, Bertrand et Raton, le joueur, Sganarelle, l'Étourdi, Don Juan, Amphitryon, l'Amour medecin, la Camaraderie, le Vieux célibataire, le Village, les Fausses confidences, la Femme juge et partie, l'Illusion comique, Iphigenie en Auvide, le Sicilien, Bajazet, Esther. Il faut un personnel toujours prêt à tout événement pour pouvoir reprendre ainsi une vingtaine de pièces pour une seule représentation.

Nous trouvons, dans le même journal, la liste par ordre alphabe tique de tous les ouvrages joués pendant le cours de l'année. Le nombre s'élève à quatre-vingt-seize. Et la variété est telle qu'il n'est

[ocr errors]

Odéon la Fille de Molière; Macbeth; les Ouvrières de qualité; la File de Dancourt; Diane au bois; les Indifférents; Electre; les Relais. Reprises.

L'Odéon, notre second Théâtre- Français, a rarement des bonnes fortunes aussi soutenues que le premier. Les nouveautés qui seules y attirent la foule, ont la vie moins dure, et ses reprises de l'ancien répertoire ne sont guère que des exercices d'apprentissage pour des acteurs qu'il est menacé de perdre aussitôt qu'il les a formés. Dans cette situation ingrate, la direction de l'Odéon est condamnée à une continuité d'efforts et d'initiative, où le succès ne lui fait pas toujours défaut, le courage jamais.

Dès le commencement de l'année, le second Théâtre-Français a donné deux fois, asile à la poésie, cette grande dédaignée des dramaturges modernes, et il n'a pas eu à s'en repentir. Nous le voyons d'abord l'accueillir sous une forme aimable et ingénieuse, avec l'essai que M. Edouard Fournier intitule la Fille de Molière (15 janvier), et qui, représenté le jour même de l'anniversaire de la naissance de notre grand comique, est le gracieux pendant de celui que le même auteur avait composé l'année dernière pour la Comédie-Française, en l'honneur du créateur de la tragédie, sous le titre de Corneille à la butte Saint-Roch. Nous avons déjà dit au lecteur tout le mérite de cet autre poétique hommage où s'associaient si intimement une vive admiration pour les œuvres du grand Corneille et une profonde connaissance des moindres faits de sa vie; la

pas un genre ni une époque qui ne soient représentés par un ou plusieurs echantillons. Il en résulte qu'en suivant exactement les soirées d'une seule année à la Comédie-Française, on aurait pu etudier, dans toute son étendue et dans tous les sens, notre histoire dramatique.

Fille de Molière présente dans la même harmonie les mêmes qualités, et personne ne comprit pourquoi le théâtre de la rue Richelieu n'avait pas fait à la seconde pièce le même accueil qu'à la première. N'était-ce pas une bonne fortune pour une Société qui regarde particulièrement Molière comme son patron, que de pouvoir substituer aux ditbyrambes solennels et vides, qui s'improvisent de temps en temps pour célébrer sa naissance ou sa mort, un hommage en action, digne de son héros par les pieux sentiments et les bons vers? Toute la presse a su gré à l'Odéon d'avoir vengé l'auteur de la Fille de Molière des injustes dédains du Théâtre-Français.

On a remarqué que, voulant écrire toute une pièce en l'honneur de Molière, M. Ed. Fournier a eu le bon sens de ne pas mettre en scène le poëte lui-même. C'est une preuve de tact qu'il avait déjà donnée dans son Corneille à la butte Saint-Roch. Il eût été dangereux de donner la parole à de pareils personnages : il eût fallu que leur langage fût digne de leur génie, et quel auteur pourrait espérer, en mettant dans leur bouche ses propres vers, leur faire affronter la comparaison avec ceux que leur gloire a consacrés? La pensée, le nom et, pour ainsi dire, la présence de Molière n'en remplissent pas moins toute la pièce. On peut même dire que le souvenir et le culte du grand comédien, grand par le génie, plus grand encore par le cœur, tiennent une place excessive dans toute la suite des scènes, dont quelques-unes ne paraissent plus qu'un panégyrique dialogué. L'intérêt de l'action à laquelle la fille est mêlée, s'éclipse plus d'une fois dans l'auréole radieuse qui enveloppe la mémoire du père.

Ce défaut ne se faisait pas sentir dans Corneille à la butte Saint-Roch. C'est que, dans cette dernière pièce, le poëte, quoique absent, était engagé lui-même dans le drame; il s'agissait de sauvegarder sa dignité, son repos, son bonheur. L'intrigue qui venait traverser les amours de son fils

[ocr errors]

et de la jeune fille enthousiaste de son génie, menaçait, jusqu'à son foyer, le grand homme méconnu et malheureux; le même dénoùment comblait de joie les deux amants et restituait à notre vieil Eschyle la sécurité et la gloire. Il n'en est plus de même dans la Fille de Molière. L'auteur du Misanthrope, de Tartuffe, du Malade imaginaire, est mort depuis plusieurs années; sa gloire n'est plus contestée par personne. Le « peu de terre, obtenu par prière, qui l'enferme pour jamais sous la tombe, y enferme également toutes les haines, toutes les injustices qui l'ont persécuté jusque sous l'ombre de la protection du grand roi. Nous ne craignons plus rien ni pour sa personne ni pour son nom; aucune intrigue ne le menace plus; il n'a rien à gagner, rien à perdre au dénoûment du petit drame qui s'agite sous nos yeux. De là, dans cette mise en scène d'un panégyrique, une certaine froideur dont la pièce en l'honneur de Corneille s'était heureusement défendue. M. Ed. Fournier, si exercé comme critique à faire, dans les œuvres des autres, la part de la marche générale et celie des détails, a dû se rendre compte, à la représentation, de cette importante différence.

Ajoutons que le sujet de la Fille de Molière est plus touchant que dramatique. La jeune Madeleine, qui connaît seulement l'amour par les fantasques imaginations que des pensionnaires pouvaient s'en former d'après les grimoires des ruelles des précieuses, se trouve sincèrement aimée. par un galant homme, Claude de Montalant, qui a plus du double de son àge; elle apprend d'une servante de son père, la vieille Laforêt, combien Molière, avec tout son génie et son grand cœur, a eu à souffrir des suites d'une pareille disproportion d'âge dans le ménage. Cette pensée même la décide à épouser Claude; ce sera venger son père que de faire le bonheur de l'homme qui l'aime et que la crainte des infortunes mêmes de Molière empêche de s'abandonner à son amour. La différence d'âge, le seul obs

tacle qui les sépare, n'est rien auprès de l'admiration filiale pour Molière qui les réunit. Tel est le cadre plus ou moins artificiellement ouvert à l'éloge de notre grand poëte, et dans lequel M. Ed. Fournier a su réunir à profusion les détails intéressants, en répandant sur le tout un sentiment profond.

Le théâtre de l'Odéon se livre ensuite à une tentative poétique d'une plus grande audace, et qui se trouve couronnée d'un succès inattendu. Au moment où diverses scènes des boulevards reprennent avec grande pompe les œuvres les plus célèbres du romantisme français, sans parvenir à secouer l'indifférence des masses d'aujourd'hui par des œuvres littéraires qui ont tant passionné les masses d'il y a vingt-cinq ans, l'Odéon va chercher le romantisme plus loin et plus haut, dans l'une de ses sources primitives, dans le Théâtre national Anglais. Il demande une œuvre de pur sang britannique au poète qui est la plus puissante incarnation littéraire de la race anglo-saxone, à Shakspeare; l'œuvre qu'il choisit est celle qui met le mieux en relief les côtés sombres et terribles de ce génie si familier avec le mystère et la terreur : c'est Macbeth, traduit en vers français, avec autant de fidélité que de talent, par M. Jules Lacroix (10 février), qui avait déjà donné une traduction si remarquable de l'Edipe-Roi à la ComédieFrançaise.

Cette création bizarre et sublime tout ensemble, tour à tour violente et profonde, si conforme à la nature et si peu vraisemblable, est un démenti perpétuel donné à nos principes de goût pur et timide, à toutes nos habitudes de modération, de régularité et de convenance. Aussi, chaque fois qu'elle a été présentée au spectateur ou même au lecteur français, elle a été déguisée par ses introducteurs sous des formes systématiquement adoucies, effacées, pour ne pas trop effaroucher nos yeux et nos oreilles. Il y

« PrécédentContinuer »