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Au milieu de cette marche plus ou moins naturelle, les Indifférents se recommandent par des intentions de comédie bien marquées, des effets heureux, une observation soutenue, de fines analyses, et surtout par le mérite du style. Toute la pièce est écrite d'une bonne langue courante et quelques hors-d'œuvre ou tirades ont cet excès d'élégance littéraire qui leur fait pardonner trop facilement de suspendre l'action. C'est en outre une œuvre morale, dans la bonne acception du mot, où, sans trop de sermons, tout est conduit vers le bien et y arrive. Allégés d'un acte et rendus plus rapides, les Indifférents auraient fait une jolie comédie du Gymnase. La pièce a même quelques-uns des défauts du genre; on y retrouve cette sensiblerie édifiante qui mêle le langage du boudoir à celui de la chaire et presque du confessionnal. Nous avons la tirade obligée du genre Octave Feuillet sur la prière et sur Dieu; et cela, dans les conditions les moins naturelles. Une jeune fille rencontre un jeune homme presque inconnu d'elle, et qui ne lui est encore uni par aucune passion : elle le prend pour confident; elle lui expose qu'elle ne peut plus prier, que tout l'abandonne, que ses parents ne l'aiment pas, que le monde l'évite, et qu'enfin.... Dieu ne l'écoute plus. Et le jeune officier de marine prend pour la consoler le ton et le langage d'un directeur spirituel qui veut guérir les sécheresses d'une âme et la ramener à Dieu. Autant l'intervention de l'élément religieux est puissante dans les grandes situations dramatiques ou dans les tragédies lyriques comme Robert le Diable ou la Favorite, autant elle est ridicule et déplacée dans les petites crises sentimentales de la comédie bourgeoise. Ces faussetés sont compensées par des effets de morale d'un meilleur goût, dans des tirades bien faites, fortes de pensées et de style. Ily en a une surtout sur les devoirs respectifs de l'homme et de la femmequi est très-applaudie et qui mérite de l'être; son seul tort est d'être placée dans la bouche de cette mère de famille do

lente, qui dit à peine jusque-là quelques paroles aigredouces et s'est montrée bien muette pour devenir tout à coup si éloquente. En somme, les Indifférents sont une de ces œuvres qui appellent la discussion et la soutiennent, et l'auteur, M. Belot, est un de ces hommes qui, n'ayant pas encore plus de réputation que de talent, gagnent à se voir discuter.

L'Odéon termine l'année en faisant encore une fois marcher de front la poésie et la prose. La dernière pièce en vers est une nouveauté qui date de plus de deux mille ans : c'est l'Electre de Sophocle, traduite l'affiche disait : imitéeen vers français par M. Léon Halévy (18 décembre), dont nous avons fait connaître la Grèce tragique à nos lecteurs'. Ici, la liberté de l'interprétation permet à la langue de rester française dans un calque de l'antiquité. Le vers de M. L. Halévy si familier avec les difficultés de la traduction poétique, nous a semblé d'ordinaire bien frappé, sonore et ayant de la dignité à défaut d'énergie. Le modèle est suivi d'assez près, malgré certaines libertés d'arrangement, pour que le public, en se prêtant avec un peu de complaisance à l'illusion de la mise en scène, croie assister à un spectacle antique. La pensée des dieux est intimement mêlée à l'action humaine, et l'implacable fatalité domine tout. Dans ces belles horreurs, Mlle Karoly déploie une puissance qui tourne trop souvent aux exagérations nerveuses, aux convulsions; ses compagnons et ses compagnes s'y associent de leur mieux. De telles restitutions de l'art grec ne sont pas sans intérêt; elles ne sont pas de simples études d'archéologie, elles initient le public moderne aux enseignements de l'histoire de l'art : elles font juger plus sûrement du lien intime qui existait autrefois et

1. Voy. t. II de l'Année littéraire, p. 70-74; t. III, p. 74-75; t. IV,

qui doit exister toujours entre le théâtre et les idées, les mœurs et toute la civilisation d'une époque.

La pièce qui vient, quelques jours plus tard, faire cortége à l'antique Electre est une comédie toute moderne: les Relais, en quatre actes, en prose, de M. Louis Leroy (24 décembre)1. C'est l'œuvre d'un débutant, et le public lui a fait bon accueil. La pièce n'est pas d'une forte constitution dramatique, mais elle offre des détails agréables et des parties accessoires ingénieusement traitées. Les Relais mettent en action cette maxime que le cher Horace, dans un âge à peine mûr, entendait résonner à son oreille bien préparée à l'entendre:

Est bene purgatam crebro qui personet aurem :
Solve senescentem, mature sanus, equum, ne
Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat.

Ce que Boileau traduisait ainsi, en altérant un peu, suivant son habitude, la grâce, la précision, le pittoresque du modèle latin :

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, efflanqué, sans haleine,
Il ne laisse en tombant son maître sur l'arène.

Ce conseil sage, M. Louis Leroy le donne à trois de ses personnages à un ex-beau qui ne veut pas quitter à temps le turf, le jockey-club, les bals, les soupers, les grandes et petites dames; à un peintre renommé dont la main tremble et l'inspiration baisse, et qui dispute encore à ses élèves les grandes commandes du ministère; à une dame du monde d'un certain âge, c'est-à-dire d'un âge incertain, qui laisse une fille déjà grande se morfondre au couvent, pour se livrer à une galanterie amoureuse hors de saison.

1. Acteurs principaux: Lambert, MM. Thiron: De Prébois, Romainville; Durémy, Laute.

A chacun il répète et répète encore : Dételle, mon ami, dételle. La vie a ses relais comme une grande route, et il faut savoir prendre l'allure qui convient à chacun d'eux : le galop, le trot, ou le simple pas, suivant que le voyage approche du terme. C'est de cette comparaison singulièrement impropre que vient le titre de la pièce, ainsi que la pièce elle-même. Ce n'est pas les relais qu'il fallait dire, c'est la retraite. On ne relaye que pour aller plus vite et arriver plus tôt au but, et il est question ici, au contraire, de ralentir sa marche pour arriver au terme le plus tard possible. Les titres et les sujets ingénieux sont exposés à être ingénieusement faux.

Quoi qu'il en soit, la peinture des personnages qu'il s'agit d'amener à donner leur démission, est toute la pièce. Il y a peu ou point d'action: l'intrigue est à près nulle. Un peintre, grand prix de Rome, est aimé plus qu'il ne voudrait par la dame qui n'est plus d'âge à jouer avec la passion, et il aime la fille du grand peintre arrivé à l'âge d'entrer dans le cadre de réserve des artistes. Grâce aux soins de celle qui le poursuit de son amour, il se voit chargé par le ministère de la commande d'une galerie promise à son vieux maître. De là, colère de celui-ci et refus de donner sa fille à un rival. Puis le jeune peintre se bat pour la grande. dame qu'il n'aime point, et la brouille entre les amoureux en augmente. Mais enfin tout s'explique. La dame est ramenée par un incident au souvenir de sa fille et cesse de poursuivre le peintre de sa flamme importune. Le vieux maître reconnaît le désintéressement de son élève et se fait à l'idée de voir exécuter sa galerie par son gendre. L'exbeau, personnage tout à fait accessoire, hors-d'œuvre comique, finit par comprendre la leçon que lui donnent ses rhumatismes, et cesse de disputer à son fringant neveu les bonnes grâces des danseuses de l'Opéra ou la conduite du cotillon dans les salons. Tout le monde se range, personne ne relaye, mais les poussifs du plaisir détellent. Alors un

peintre de portraits, dont je n'ai pas parlé, le prêcheur infatigable de la théorie des relais et le Deus ex machiná de l'action où elle se développe, est content de ses marionnettes et de lui-même.

Des broderies assez habiles recouvrent ce canevas léger et en dissimulent la faiblesse; des mots assez fins, des plaisanteries assez gaies, des scènes assez piquantes comme celle du magicien au bal masqué, font supporter les lenteurs et suppléent à l'absence de l'intérêt dramatique. M. Louis Leroy a réussi cette fois par la verve piquante des détails. Que le spirituel collaborateur du Charivari ne s'y fie pas: on ne tire pas toujours aussi impunément quatre actes d'une idée qui tiendrait à l'aise dans quatre scènes, quatre feuilletons, quatre couplets d'une chanson.

Parmi les reprises ou les études de l'ancien répertoire que le privilége du second Théâtre-Français lui impose, il en est une qui m'a paru curieuse, à cause des rapprochements qu'elle permet de faire entre notre ancien théâtre et le théâtre moderne, considérés l'un et l'autre comme miroir des mœurs. C'est celle des Bourgeoises à la mode, de Dancourt (9 avril). Il y avait là des types de femmes à comparer à ceux que le théâtre s'est plu à multiplier dans ces derniers temps. Ces bourgeoises un peu légères de la fin du dix-septième siècle (1692) peuvent sembler, à quelques traits, les sœurs aînées de nos Lionnes pauvres, de nos Filles de marbre, de nos Femmes du demi-monde; mais il faut convenir que, d'un siècle à l'autre, la famille a bien dégénéré. Je ne fais pas d'allusion sur le passé, je sais dans les dernières années de Louis XIV, les mœurs des hautes classes étaient plutôt au-dessous qu'au-dessus de nos plus mauvaises mœurs, et je viens de lire dans l'une des dernières livraisons de l'Histoire populaire illustrée de la France un chapitre intitulé la Régence avant le Régent, qui est, après tant d'autres, un tableau peu édifiant de la so

que,

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