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pour mieux les franchir. Un tel homme a déjà bien des noms propres au théâtre: Pour Balzac, il s'appelle Mercadet le faiseur; pour M. E. Augier, c'est l'effronté Vernouillet. M. Octave Feuillet lui donne une incarnation de plus dans Montjoye.

Je ne reproche pas à l'auteur d'avoir repris ce personnage. La comédie-drame ne peut pas plus varier à l'infini les types, que le vaudeville ne peut créer chaque jour des intrigues nouvelles. Je louerai au contraire et sans réserve M. Octave Feuillet de la vigueur avec laquelle le nouveau faiseur, le nouvel effronté, est posé dans tout le premier acte. Il n'y a que les maîtres pour mettre dans une figure cette netteté de dessin, cette fermeté de traits, cette vérité de physionomie. Peu importe qu'un original fourni par la société ait été reproduit déjà plusieurs fois par d'habiles peintres, si le dernier venu sait tirer encore du modèle lui-même, en variant les nuances, une œuvre vivante de plus.

Malheureusement, dans Montjoye, l'action ne vaut pas la peinture, et ces personnages si fortement ou si délicatement esquissés, doivent être bien étonnés eux-mêmes des complications où le caprice de l'auteur les jette. Montjoye se fait des instruments de tous les hommes qui peuvent lui être utiles. Il recueille donc chez lui un jeune avocat obscur et de mérite, M. Sorel, fils d'un ancien associé qu'il a ruiné par des manoeuvres déloyales et poussé au suicide. Sorel aime déjà la fille de celui qui est, sans qu'il le sache, l'assassin de son père. Un ancien camarade de Montjoye, Saladin, après avoir fait cent métiers, mourant de faim et chargé de famille a imploré vainement la pitié de Montjoye; il reçoit de lui tout à coup un merveilleux accueil et est placé, comme intendant ou gouverneur, dans un de ses châteaux. C'est que Saladin est une nature enthousiaste qui, dans son admiration naïve pour son bienfaiteur, fera pour sa candidature une bonne propagande.

Les principaux personnages connus, le grand spectacle va commencer. Saladin, dans le château de Montjoye, organise des fêtes au profit de sa popularité. Nous en aurons la vue et le plaisir. Voilà le parc qui s'éclaire a giorno, avec des milliers de verres de couleur, pour une fête digne de l'Opéra-Comique. Voici la Rosière et ses compagues en vêtements blancs qui viennent rendre hommage au châtelain et à la châtelaine; voici le maire avec son écharpe municipale; voici les pompiers avec leurs casques; voici enfin toutes les acclamations d'une foule enthousiaste en l'honneur de leur député en perspective. C'est une véritable parade où la touche délicate de M. Octave Feuillet se retrouve pourtant encore dans quelques détails d'esprit ou de sentiment. Mais l'auteur s'est dit sans doute qu'on l'avait assez loué, dans ses premières œuvres, pour sa délicatesse; il veut aujourd'hui du mouvement, de l'action, et il en a mis partout, et hors de propos. Voyons-le se précipiter de la comédie dans le drame.

Son homme fort, par une maladresse insigne, a laissé dans sa vie une grande cause de faiblesse, et cette réputation si habilement échafaudée, doit tomber par la divulgation d'un secret étrange. Cette femme si distinguée, si pieuse, qui est la compagne honorée de sa vie, n'est point son épouse légitime. Trompée par une promesse de mariage, elle n'a jamais pu obtenir la consécration de son titre et de ses droits de mère. Ses enfants ne sont que des bâtards, et sa fille, si digne de son rang et de sa fortune dans le monde, devrait rougir de sa naissance même. Or, Montjoye a conçu une folle passion pour une intrigante, dont le mari douteux, ou plutôt l'associé en escroquerie, se dit général au service du Brésil, et est un des types accomplis pour la håblerie et l'impudence du chevalier d'industrie. Cette liaison, dont le scandale risque de tomber sur sa fille, révolte la femme de Montjoye; mais celui-ci lui ferme la bouche en rappelant qu'elle n'est elle-même pour lui qu'une

maîtresse. A la suite d'une telle scène, une séparation est décidée, séparation amiable en apparence et dont les enfants ne devront pas connaître les motifs. Appelés sur-le-champ, ils devront choisir entre le père et la mère et suivre l'un ou l'autre. Montjoye compte assez sur les instincts égoïstes de la nature humaine, pour espérer que ses enfants, séduits par sa richesse, lui resteront tous deux. La jeune fille s'élance d'abord dans les bras de son père qui se croit un instant préféré par elle, mais après cet adieu suprême de sa tendresse, elle court à sa mère qu'elle ne veut pas quitter. Le fils, par un jeu opposé, témoigne toute son affection à la mère et jure qu'il ne peut laisser son père seul. Montjoye attribue naturellement le choix de son fils à l'unique intérêt. Il l'accable de reproches, d'insultes même, et lui révèle le secret de sa naissance illégitime. Alors le jeune homme s'écrie qu'il va embrasser une dernière fois sa mère et se faire soldat.

Voilà donc l'homme fort seul et abandonné à lui-même. Son bonheur domestique est évanoui et sa considération, au dehors, fortement ébranlée. Un vieux serviteur, Thiberge, son caissier, l'homme dévoué et intelligent qui a le plus contribué à l'édification de sa fortune, se lasse d'avoir porté si longtemps le secret des actes coupables qui en sont l'origine. Il apprend au jeune Sorel comment Montjoye a trahi, ruiné et tué son père. Ce bonhomme, qui se croit honnête et qui fait sur la Providence des professions de foi un peu goguenardes, a attendu bien longtemps pour lui servir d'instrument. Sorel vient demander à Montjoye des explications et une réparation. Il veut qu'il rende l'honneur à son père en payant ses créanciers. Le banquier le repousse avec hauteur et colère. Exaspéré par la fermeté du jeune homme, il lève sur lui sa cravache, et il va se battre en duel avec lui.

Tout s'écroule autour de Montjoye. Saladin, cette excellente dupe, vient répudier des bienfaits qui l'humilient, et

préfère la misère à la honte de servir un coquin. Les nouvelles amours de Montjoye ne sont pas plus heureuses. Pendant qu'il visite tristement la chambre vide de sa fille, si pleine de douces et chastes images, l'intrigante brésilienne ose y entrer, la profane de ses sarcasmes et de sa présence, et Montjoye la chasse avec colère. A la nouvelle de son duel, sa fille, le croyant en danger, est accourue vers lui; mais son père a été vainqueur, et elle voit ramener à l'hôtel le corps presque inanimé de son fiancé. Elle tombe elle-même sans vie, et Montjoye, vaincu cette fois par la douleur et le remords, s'enfuit éperdu avant qu'elle ait rouvert les yeux.

Nous attendons maintenant l'expiation et la réhabilitation. Notre attente ne sera pas trompée. Le fils de Montjoye, Roland, jaloux de se relever de toutes les fautes de sa jeunesse, s'est distingué dans la campagne d'Italie; il a reçu une blessure et mérité la croix. Il envoie de ses nouvelles à sa mère et à sa sœur retirées dans une chambre modeste. Il va revenir avec un camarade dont le dévouement lui a sauvé la vie et dont les soins la lui ont conservée. Ce camarade n'est autre que son père, qui, lui aussi, était accouru sous les drapeaux, pour chercher dans les dangers de la guerre le châtiment ou la réparation d'une vie coupable. Il revient transformé. Il s'empresse d'offrir à Henriette, la mère de ses enfants, cette réparation que, par calcul aussi bien que par devoir, il aurait dû lui donner vingt ans plus tôt. Il emploie son ancienne fortune à payer les dettes du père de Sorel, et, pour réhabiliter la mémoire de sa victime, accepte une pauvreté volontaire qui lui rend à lui-même l'estime de tous les honnêtes gens. Ainsi la morale et la poétique d'un genre artificiel sont également satisfaites. Ainsi, une comédie de caractère dégénère en une de ces œuvres sans nom qui, s'accommodant à tous les goûts, offrent à la fois à la sensibilité et aux yeux toutes les sortes d'émotions et de spectacles.

L'interprétation de Montjoye est telle qu'on peut l'attendre du personnel du Gymnase pour toutes les pièces destinées à tenir trois ou quatre n ois l'affiche. M. Lafont est excellent dans le rôle de Montj ye; il joue surtout le personnage de l'homme fort en comédien supérieur, et lui prête tant d'aisance, tant de légèreté, tant de naturel dans la théorie et la pratique de l'immoralité qu'il lui ôte tout ce qu'il devrait avoir d'antipathique et d'odieux. Il se transforme avec le rôle même, et après être tombé du haut de sa force et de son élégance par des maladresses invraisemblables et des fautes inutiles, il s'engage résolument dans les sentiments et les actes généreux qui en sont la réparation.

Il ne faut guère parler des reprises du Gymnase dans une pareille année. Il y en eut pourtant quelques-unes au commencement de l'été. Une seule doit être mentionnée, c'est celle du Fils naturel de M. Alex. Dumas fils. Disposé à applaudir aux œuvres fortes et préférant l'excès de la har diesse à l'abus de la fadeur, nous devons convenir pourtant que ce drame philosophique qui excita tant de passions il y a cinq ans, nous a laissé comme à tout le public une impression de froid. Il est singulier que des œuvres, hier encore si vivantes, vieillissent si vite, et que trois ou quatre représentations aient suffi cette fois pour épuiser le regain d'une curiosité naguère si difficile à assouvir1.

1. On trouvera dans le t. I de l'Année littéraire, p. 167-182, sur le Fils naturel, une étude qui paraîtra, aujourd'hui, peut-être un peu longue et qui, dans le temps, a pu paraître trop courte. Elle répondait, sinon à l'importance durable de l'œuvre, du moins aux préoccupations du moment. C'est là surtout ce que nous réflétons.

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