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tion cérébrale qui ne permet ni à un chat de se transformer en un lapin, ni à un débauché de redevenir honnête homme. A quoi bon nous montrer la honte et le malheur attaché au vice, si vous commencez par établir, en thèse absolue, que chez chacun de nous le vice est indomptable?

C'est le malheur des pièces de théâtre modernes de soulever des discussions sans fin sur leur moralité. Je suis heureux d'en finir aussi vite avec celle des Diables noirs. A part la petite digression phrénologique dont je viens de parler, je ne vois rien, dans l'état où les quinze premières représentations ont amené la pièce, qui sorte beaucoup des habitudes et des convenances du théâtre. Les scènes bouffonnes ne respirent pas une morale plus austère que celle des théâtres de genre pour lesquels elles semblent faites; mais parmi les scènes de passions, je n'en vois pas une seule qui puisse effaroucher la pudeur: rien qui rappelle cette fameuse scène de la séduction, presque du flagrant délit du troisième acte de Nos Intimes. La passion parle, déclame, rugit, s'exalte et se condamne tour à tour et finit par se punir; elle n'offre pas de scandale aux yeux, elle n'ouvre pas même une voie scabreuse à l'imagination. Et cependant, la censure a tenu pendant un an les Diables noirs en interdit, et les critiques ont dénoncé, lors de son apparition, l'immoralité de la pièce ! Il faut croire que M. Sardou avait réellement produit d'abord la plus risquée, la plus corruptrice de ses œuvres, et faire honneur à la critique et à la censure des transformations qui l'ont épurée et rendue inoffensive. La critique n'est pas infaillible; mais la censure est toujours si intelligente!

En résumé, les plus grosses accusations portées contre les Diables noirs atteignent moins cette œuvre que la manière générale de l'auteur, quand elles ne frappent pas le théâtre contemporain tout entier. La principale qui subsiste est d'avoir poussé aux dernières limites le mélange des genres et ce système de dissonnances que nous avons

signalé. C'est une de ces témérités contre lesquelles la raison et le goût protestent en vain, et qui ne connaissent qu'une manière de se justifier, le succès.

Un reproche très-juste, mais moins grave, à faire à M. Sardou, est d'abuser toujours de ces petits moyens qu'on appelle des ficelles. Dieu sait combien il en avait employé dans Nos Intimes, dans les Ganaches, comme dans la Papillonne, la Perle noire et les Pattes de Mouche. Les artifices font partie essentielle de son talent. On les retrouve à foison dans les Diables noirs. Suivant la remarque maligne d'un critique que j'ai déjà cité, M. Edouard Fournier, nous y voyons mettre en œuvre tous les arts et tous les métiers, c'est la collection des Manuels-Roret en action.

M. Sardou connaît les secrets du scieur de bois, du treillageur, du bijoutier, du serrurier, du maître de gymnase; il emploie leurs procédés ou raisonne de leur industrie. On ne se figure pas combien de petites choses jouent un grand rôle : les espaliers servent d'échelles, les rideaux de cordes; le vent ouvre les fenêtres à propos et ferme à propos les portes; les clefs des serrures sont, à point nommé, en dedans ou en dehors; les bougies s'éteignent, et les allumettes refusent de prendre ou donnent du feu quand il le faut. Les objets qui se perdent sont rapportés ou tombent fidèlement dans les mains qui doivent en faire usage. L'occasion sert toujours à merveille la tentation. Les tiroirs aux bijoux sont tout ouverts, et le diamant convoité par le voleur vient rouler à ses pieds. Le triomphe de la ficelle a toujours été la lettre: M. Sardou en use merveilleusement. Il est curieux de voir par quelles péripéties, par quelles crises passe un simple billet, avant d'arriver à son adresse: on l'oublie, puis on le déchire par mégarde; mais les morceaux en sont rapprochés et donnent lieu à toute sorte de fausses interprétations avant de livrer le sens véritable. Tous ces stratagèmes ingé

nieux impriment aux œuvres de M. Sardou un caractère artificiel.

On remarquera dans les Diables noirs l'absence ou du moins l'emploi très-sobre de la tirade dont l'auteur des Ganaches avait tant usé et abusé : c'est un progrès. Il est vrai que tant de scènes comiques sont, par rapport à l'action, de simples accessoires, et qu'il était difficile de ralentir encore l'action par de brillants hors-d'œuvre de langage. Le progrès le plus sérieux à constater est l'art Douveau avec lequel M. Sardou manie les véritables éléments du drame, les passions. Il donne à celles-ci un langage emporté sans doute, mais c'est leur vrai langage; il les pousse aux actes violents, mais les passions ne sontelles pas naturellement violentes? Action et langage, tout est bien dans la situation donnée. Seulement, l'effet produit n'y répond pas, amorti qu'il est sans cesse par le passage brusque du tragique au grotesque et le brusque retour au tragique. Jamais peintures dramatiques plus fortes n'ont moins ému. Comment s'associer à ces élans de la passion au sortir d'un éclat de rire? Les effusions lyriques et les anathèmes de l'amour sonnent faux à des oreilles encore remplies de gaudrioles. Le cœur reste froid alors même que l'esprit est le plus frappé des vigoureuses conceptions de l'auteur et de l'admirable talent de ses interprètes.

Les pièces secondaires que nous devons signaler encore au Vaudeville, pour être complet, sont les Bonbons ganaches, pot-pourri en un acte de M*** (1er janvier); la Germaine, comédie en trois actes, de M. Cadol (6 février); Henri le Balafré, comédie en un acte, de M. Maréville (14 février); le Voyage du jeune Anacharsis, vaudeville en un acte, de M. Sergy (15 février); le Télégramme, comédie en un acte, de M Pornois. C'était Gertrude, comédie en un acte, de M. Verconsin (28 fé

vrier); les Coups d'épingle, comédie en trois actes, de E. Capendu.

Au milieu du vide que les premières de ces petites pièces n'étaient pas capables de remplir, le théâtre du Vaudeville, pour frapper un grand coup, se décida à reprendre une œuvre ancienne de l'auteur du Fils de Giboyer, alors en pleine vogue de la Comédie-Française. On pensa que le même bonheur pouvait s'attacher au nom de M. Emile Augier sur deux scènes à la fois, et le drame du Mariage d'Olympe fit alors sur ce théâtre une solennelle réapparition.

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Ce drame qui inaugura pour l'auteur de Gabrielle une manière toute nouvelle, avait été l'objet, lors de sa naissance, des plus vives contestations. Le poëte de la famille, comme on appelait M. Émile Augier, devenait, sans transition, le peintre des plaies et des turpitudes sociales. Il semblait que les camellias de M. Dumas fils empêchaient de dormir sa muse jusque-là réputée si chaste. Depuis, les Lionnes pauvres, les Effrontés et leur suite ont prouvé que l'auteur de la Ciguë et de Philiberte, malgré ses premiers succès, n'avait pas trouvé dans ce genre gracieux sa véritable voie.

Si le Mariage d'Olympe, par la crudité de ses peintures, n'était pas fait pour obtenir les suffrages de l'Académie, le prix Montyon décerné à Gabrielle, il est pourtant permis de dire que le scandale qu'il excita, reposait sur un malentendu. De plus fortes leçons de morale ressortent, selon nous, du spectacle des ravages portés par une fille perdue dans une honnête famille, que de la peinture complaisante d'un intérieur bourgeois plus égoïste que vertueux et dont le chef, encouragé par je ne sais plus quel

1. Acteurs principaux Montrichard, M. Félix: - Olympe, Mlle Fargueil.

succès pécuniaire, dit à demi-voix à sa femme, en regardant leur fille unique :

Nous pourrons nous passer le luxe d'un garçon.

Il y a dans le Mariage d'Olympe une conception plus hardie, un souffle autrement puissant. Les situations y sont parfois invraisemblables avec violence, mais admirablement suivies et développées. Quelle insolence déjà dans ses grands seigneurs, tout ruinés qu'ils sont! Son Montrichard, avec sa devise: Cruore dives, est bien le cousin germain du marquis d'Auberive, et ce Bourdel, dit de Beauséjour, n'est-ce pas une variante anticipée de M. Maréchal? Quelle platitude il y a déjà dans ces bourgeois affamés d'aristocratie! Quel cynisme dans ces héroines du monde interlope! quelle trivialité dans leurs comparses! Sans doute, il peut être malsain de s'occuper autant sur le théâtre de ces créatures corrompues et corruptrices; mais du moment qu'on s'en occupe, il est trèssain de les montrer sous un tel jour. Olympe fait horreur, comme la Séraphine des Lionnes pauvres, comme l'Albertine du Père prodigue. Elle représente bien la fatalité, telle que la comporte ce genre de drame, fatalité du vice, qui n'a d'issue, si la grâce s'en mêle, que dans le repentir et la pénitence. Avec M. Em. Augier, nous n'avons plus de ces réhabilitations fausses par l'amour, par la maladie, par une sensiblerie souffreteuse; il ne connaît pas la rédemption de la courtisane par une religion indulgente, à la façon de M. Octave Feuillet, ou la virginité refaite par l'amour à la façon de M. Victor Hugo. Pour lui, il n'y a de Madeleines repentantes qu'au désert. Hors de là, toute conversion n'est qu'un masque, un piége, une intrigue de plus. Si les femmes déchues ont une ambition, ce n'est pas celle de la vertu, c'est celle du rang, du titre des honnêtes femmes. Qu'elles parviennent à en

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