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machines dramatiques, puissantes, savantes et compliquées, qui ont pris possession aujourd'hui de nos plus modestes scènes.

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Les Misérables à

Théâtres de drame. Porte-Saint-Martin, Gaîté, Ambigu-Comique,
Châtelet, Boulevard du Temple. Féeries.
Bruxelles.

Parmi les genres dramatiques, celui qui semble le plus malade et pour la guérison duquel on compte particulièrement sur la liberté des théâtres, c'est le drame proprement dit. Sous le régime des directions privilégiées, nous n'avions pas moins de six théâtres de drame, autorisés ou plutôt condamnés par leur charte même à alterner le drame et la féerie, sans pouvoir demander au répertoire passé ou présent des autres scènes une plus grande variété. On ne peut prévoir ce que le drame deviendra sur ces théâtres qui auront désormais la faculté de l'abandonner pour toutes les variétés de la comédie, pour la tragédie classique, pour la musique même, si bon leur semble. Voyons par quels efforts suprêmes il a essayé de se survivre pendant la dernière année de l'ancien régime, et comment il a succombé presque partout aux enchantements de la féerie, la seule rivale qu'il rencontråt dans son domaine privilégié.

La fameuse Porte-Saint-Martin, le théâtre du drame par excellence, d'Antony de la Tour de Nesle, de Lucrèce Borgia, de Marie Tudor, qu'a-t-elle fait de son ancienne gloire? quels successeurs donne-t-elle aux Alex. Dumas, aux Gaillardet, aux Victor Hugo, ou avec quels succès revient-elle à leurs œuvres? Elle passe son année sans trouver plus d'un drame nouveau, le Carnaval de Naples, drame à grand spectacle en cinq actes et neuf tableaux, de M. Paul Foucher (9 novembre). C'était une combinaison du roman et de l'histoire

moderne dans des proportions où l'un et l'autre plaisaient autrefois au public. Aujourd'hui la fidélité consciencieuse de M. P. Foucher à des traditions épuisées n'a eu aucun succès. Du reste, les reprises des plus grandes œuvres des beaux jours du drame n'en ont pas eu davantage pendant toute l'année. Nous avons vu monter avec un grand soin et annoncer à grand bruit le Don Juan de Marana de M. Alex. Dumas (25 mars). Ni les remaniements de ce drame fantastique par la main amie de M. Méry, ni une richesse de décors inconnue au temps de sa première apparition en 1836, ni la solennité de la reprise n'ont pu rendre à l'œuvre quelque chose de son ancienne vie.

La même fatalité s'est attachée à la reprise de Charles VII chez ses grands vassaux, drame en cinq actes et en vers du même maître (1er mai). M. Beauvallet y reprenait le rôle de Yacoub qu'il avait joué jadis à la Comédie-Française, lors que celle-ci attira à elle cette pièce après son succès à l'Odéon. Il a bien pu y retrouver un éclair de son talent, mais il ne s'adressait plus au même public. Aussi la Porte-Saint-Martin, qui avait repris avec tant de bonheur la féerie du Pied de Mouton, revint à ce genre en vogue, et elle porta la troisième ou quatrième reprise des Pilules du Diable (23 mai) au delà de la millième représentation. Dépourvue de nouveautés, soit pour l'esprit soit pour les yeux, elle revint au drame de Benvenuto Cellini, avec la sculpture dramatique de M. Mélingue: drame et acteur si bien faits l'un pour l'autre et pour leur public. Enfin la reprise de la Jeunesse des Mousquetaires (27 novembre) parvint à attirer et à re tenir la foule avec un drame de cinq actes et quatorze tableaux de MM. Alexandre Dumas et Auguste Maquet.

La Gaîté n'a aussi dans toute son année qu'un drame nouveau, Philidor, en cinq actes dont un prologue, de M. J. Bouchardy (3 janvier). L'auteur jadis si populaire du Sonneur de Saint-Paul, de Lazare le patre, de Gaspardo le

pécheur, a dans l'excellence de ce vieux genre de spectacle une foi robuste qui étonne la critique moderne et à laquelle le public s'associe difficilement. Après une seule tentative de reprise, celle du Fils du Diable, drame en cinq actes et onze tableaux, de MM. Paul Féval et Saint-Yves (19 juin), la Gaîté se rabat, elle aussi, sur les féeries; celle de Peau d'ane, en quatre actes et vingt tableaux, de MM. Vanderburck, Laurencin et Clairville (14 août), est le plus grand succès de l'année: elle compte, en 1863, cent quarante représentations et menace de fournir encore plusieurs mois d'une brillante carrière.

Le théâtre de l'Ambigu-Comfque reste plus fidèle à la littérature du drame, et il compte moins de reprises que d'œuvres nouvelles. Celles-ci sont au nombre de quatre : François les bas bleus, en cinq actes et sept parties, par M. Paul Meurice (31 janvier); l'Otage, drame en cinq actes et six tableaux, de M. Théod. Sauvage (4 avril); la Sorcière ou les Etats de Blois, drame historique en cinq actes et dix tableaux, de MM. A. Bourgeois et J. Barbier (1er août), enfin l'Aieule, drame en cinq actes et six tableaux de M. A. d'Ennery (17 octobre), l'un des plus solides succès qu'on ait obtenus dans les derniers temps, avec ces complications d'émotions et d'incidents si chères à l'ancien public du boulevard. Un petit vaudeville en un acte Une Société de tempérance, par MM. Commerson et H. Rochefort s'est égaré au milieu de ces grandes machines dramatiques (14 août).

Les deux reprises de ce théâtre sont la Fille du Paysan, en cinq actes de MM. Dupeuty, Deslandes et Bourget, (9 mai), et le fameux Lalude ou Trente-cinq ans de captivité (24 juin,) en trois actes et cinq tableaux, avec prologue, par Guilbert de Pixérécourt et Anicet Bourgeois, un des chefs-d'œuvre du genre, et l'une des sources intarissables de larmes populaires.

L'ancien Cirque, aujourd'hui Théâtre du Châtelet, a débuté par une pièce militaire conforme à ses traditions, Marengo, drame national en cinq actes et douze tableaux, de M. A. d'Ennery (28 février). La nouvelle scène, si favorable aux progrès de la science du machiniste, nous a montré ensuite, par des procédés anglais brevetés, des spectres sans pareils à propos du Secret de Miss Aurore, drame en cinq actes et huit tableaux de MM. Lambert Thiboust et Bernard Derosne (3 juillet). Une seule reprise, celle de Don César de Bazan, de MM. Dumanoir et d'Ennery, avec le vieux Frédérick Lemaître pour interprète (6 juin), avait rempli l'intervalle des deux nouveautés précédentes. Et le Théâtre du Châtelet, comme la PorteSaint-Martin, comme la Gaîté, se hâte de recourir à la féerie. Il monte avec toute la puissance d'engins et de trucs dont il dispose, Aladin ou la Lampe merveil leuse en vingt tableaux de MM. d'Ennery et Crémieux, (3 octobre), et il finit par un grand succès de panorama, une année inaugurée par de médiocres succès littéraires.

C'est bien le cas de s'écrier: féerie, que nous veux-tu? qu'il y a-t-il de commun entre l'art et toi? Amusement d'enfants, devenant par ces exhibitions peu décentes, un plaisir d'ordre inférieur pour les hommes; éblouissement de lumières pour les yeux, sans étincelles pour l'esprit; triomphe de l'industrie et de la mécanique dans des conceptions plates et niaises: voilà ce que tend à devenir la féerie, en suivant sa pente naturelle. Elle n'a pas le pouvoir de contribuer à la décadence de la littérature; mais elle en est un des signes. Peut-être le temps n'est-il pas loin où la féerie nous ramènera elle-même aux créations

dramatiques sérieuses par réaction et par lassitude. L'esprit français ne peut appartenir longtemps tout entier à la

1. Voy. ci-dessus : Roman, § 8.

fadeur de ses inventions, au spectacie scabreux de ses danses, à la monotonie de ses pompes.

Pendant les quelques mois de répit que les démolitions du boulevard du Temple ont laissés au théâtre de ce nom, on y a vu, après le succès interminable du Léonard de l'année précédente, deux drames nouveaux le Mauvais sujet, drame en cinq actes et sept tableaux de M. Eug. Noyon (25 juillet), et Gérald, drame en cinq actes de M. Ed. Baumais (12 septembre); sans compter une assez importante reprise, la Famille Moronval, drame en cinq actes de M. Charles Lafont (12 juin).

Enfin, le théâtre Beaumarchais qui a, chaque année, sa part d'initiative dans le drame, a vu l'un de ses principaux artistes, M. Taillade, se produire à la fois comme auteur et acteur dans Il est fou! Nous n'y trouvons, avec un vaudeville, un à-propos et une parodie, qu'un autre drame : le Capitaine Baltazar, en cinq actes, de MM. J. Rouquette et Paul de Faulquemont (22 août).

Hors de Paris, nous ne voyons se produire qu'un seul drame nouveau; ce n'est pas sur un de nos théâtres de province, c'est à l'étranger, sur le théâtre des Galeries Saint-Hubert à Bruxelles. C'est là qu'un asile a été ouvert au drame des Misérables, en douze tableaux, tiré du roman paternel, par M. Charles Hugo et M. Paul Maurice, et frappé d'interdit sur les scènes françaises (3 janvier). Après l'analyse si complète que nous avons donnée du roman, l'année dernière1, il nous suffira d'énumérer ici les personnages du drame pour entrevoir ce que celui-ci devait avoir particulièrement emprunté à celui-là. Nous retrouvons le forçat Jean. Valjean, l'agent de police Javert, le saint évêque Myriel, l'ardent Marius, le petit Gavroche,

1. Voyez tome V de l'Année littéraire, p. 38-99.

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