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cultés contre les idées qui doivent être les plus chères à un aucien théologien. Lorsque les objections sont empreintes de trop d'incrédulité pour ne pas exciter une velléité de protestation, il se borne à dire : « Je ne discute pas, je raconte. Quant aux diverses phases par lesquelles a passé la forme littéraire du talent de M. Sainte-Beuve, voici un échantillon de l'habileté avec laquelle M. Scherer les caractérise.

Aujourd'hui M. Sainte-Beuve a un style; dans ses poésies, dans son roman, dans ses anciens Portraits, dans les premiers volumes de Port-Royal, il a plutôt une manière. Le style et la manière sont également individuels; mais l'individualité du style consiste dans les qualités, celle de la manière dans les défauts. Une manière se compose de procédés répétés et devenus visibles, d'affectations de recherches. Si le style est l'homme, la manière c'est le tic. Tout style, sans doute, porte en soi une manière, il y tend, il y tombe; mais cette manière consiste précisément dans les côtés faibles du style, dans ses parties les moins franches et les moins fortes.

Quel dommage que l'auteur des Études critiques sur la littérature contemporaine ait abordé si tard la critique littéraire! Quelle place il aurait prise parmi les meilleurs juges des hommes et des ouvrages de ce temps, s'il ne s'était pas attardé pendant une vingtaine d'années dans les études abstraites de controverse religieuse et de théologie! Qui sait pourtant? sa supériorité d'aujourd'hui, dans des études que le plus grand nombre aborde sans une préparation suffisante, ne lui vient-elle pas au contraire de sa forte éducation? Quand un théologien, un philosophe, un savant descend de ses hautes régions si sereines dans le tourbillon de notre activité littéraire, pour peu qu'il ait de goût naturel, il nous étonne par la justesse et l'autorité de ses jugements. Faut-il regretter qu'il ait tourné un peu tard ses puissantes, facultés d'appréciation vers ces petits objets? ou ne faudrait-il pas plutôt lui souhaiter de

s'élever au-dessus des médiocres productions du jour pour chercher, dans les théories générales qui dominent et éclairent la littérature ou l'art tout entier, un sujet d'études plus fécondes et plus dignes de lui? C'est une question que l'on pourrait s'adresser à propos de plusieurs de nos critiques contemporains.

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Volumes de mélanges et critique contemporaine (suite).
M. G. Merlet.

M. Merlet est déjà connu de nos lecteurs: son volume le Réalisme et la Fantaisie dans la littérature a été pour nous une occasion de leur montrer comment ce jeune et spirituel professeur avait abordé dans les recueils périodiques la critique littéraire'. Il résume une seconde fois ses travaux de reviewer dans un joli volume qu'il intitule: Portraits d'hier et d'aujourd'hui. M. Merlet y étale tout ce que son esprit a de fin et de gracieux, sans hasarder cette fois de dangereuses excursions sur les terres de la philosophie religieuse et sociale. Il reste dans la société des purs littérateurs et ne traite, à leur propos, que des questions d'art et de goût. Il y porte beaucoup de délicatesse, trop de délicatesse même: il ne se défend pas de la manière et presque de la mignardise. Son esprit ingénieux mais volontiers subtil, sa forme piquante mais recherchée, son goût pour la finesse et les choses précieuses, paraissent dans tous les détails de son livre, particulièrement dans les titres et dans l'arrangement de ses sujets.

Les Portraits d'hier et d'aujourd'hui sont un volume de fragments ayant toute l'unité que peuvent donner à ces sortes d'ouvrages le caractère, le goût ou les principes de

1. Voy. t. IV de l'Année littéraire, p. 224-227.

celui qui les compose. M. Merlet s'excuse de n'y avoir pas mis de lui-même plus d'ordre : « L'unité de ce livre, dit-il, tient surtout au fil de la reliure. Cependant un hasard adroit nous a permis de ranger les esquisses dont il se compose, suivant l'ordre qu'indiquaient des affinités naturelles. Ce n'est pas le hasard qui a de ces adresses, et l'auteur n'est point de ceux qui donnent beaucoup à ce dieu des paresseux et des inspirés. Voyez les divisions de son livre, et mettez, si vous pouvez, des noms propres connus de vous sous les étiquettes chatoyantes et dans les petits casiers ingénieux qu'il imagine! Ses Portraits se partagent en attiques et humoristes. » Quels sont ces attiques? quels sont ces humoristes? nous le dirons tout à l'heure; on ne les devinerait pas sous les fines rubriques et enluminures que voici : « Un ministre sans portefeuille. Un pur esprit. Un mélancolique ingénu. - Simple histoire d'un cœur fraternel. Un classique libéral. — Un sage. — La vérité dans l'art. - Une royauté mondaine et littéraire. · Un guépier. - Un journaliste gentleman. » Donnons le mot de ces petits rebus.

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Le « ministre sans portefeuille » n'est pas un grand seigneur d'hier ni d'aujourd'hui, bien qu'il ouvre une galerie de figures contemporaines. Ce n'est ni un duc de Luynes, ni un duc de Morny, c'est Mécène, le vrai Mécène, Maecenas, celui de Virgile et d'Horace, le favori d'Auguste. Son portrait s'encadre dans un agréable chapitre d'histoire romaine. Le groupe des Attiques présente au premier rang feu M. Joubert; car on n'en est pas encore venu à dire : Joubert tout court. En ne traitant pas avec le sans-façon égalitaire de la postérité l'ami de M. de Fontanes, de M. de Chateaubriand, et des grandes dames de lettres ou du monde du même temps, on a l'air d'être de sa connaissance et de sa société. M. Joubert donc, c'est cet esprit délicat et élevé qui est appelé « uu pur esprit.

Le mélancolique ingénu est cet humble Maurice de

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Guérin, autour duquel la presse de ces dernières années a fait un peu trop de bruit. Ecrivain sans le savoir ou plutôt sans pouvoir le faire savoir au public, il a jeté sur le papier au jour le jour quelques pensées poétiques, tristes et vraies, dont les notes monotones conviennent surtout à la solitude. Je n'ai pas eu le temps de résumer ici mes propres impressions sur cette gloire posthume à laquelle la critique, depuis une année, a offert tant d'encens. M. Merlet me fournit l'occasion de réparer imparfaitement mon omission. Je trouve qu'il goûte un peu trop, sous l'inspiration de la mode, cette littérature assombrie. Je lui emprunterai une citation de Maurice de Guérin bien choisie pour le caractériser.

Je n'ai plus d'autre refuge, disait Maurice de Guérin, que la résignation et je m'y sauve en grande hâte, tout tremblant et éperdu. La résignation, c'est le terrier creusé sous les racines d'un vieux chêne ou dans le défaut de quelques roches, qui met à l'abri la proie fuyante et longtemps poursuivie. Elle enfile rapidement son ouverture étroite et ténébreuse, se tapit au fond; et là, tout accroupie et ramassée sur elle-même, le cœur lui battant à coups redoublés, elle écoute les aboiements loin. tains de la meute et les cris des chasseurs. Me voilà dans mon terrier. Mais, le danger passé, la proie regagne les champs, va revoir le soleil et la liberté; elle retourne toute joyeuse à son tapis de serpolet et d'herbes savoureuses qu'elle a laissé à demi brouté. Elle reprend sa vie errante et sauvage, tandis que moi je ne sortirai plus, je resterai à tout jamais confiné dans ma souterraine demeure.

Il ne faut pas mêler à des regrets légitimes trop d'enthousiasme pour ces héros d'une résignation excessive. Cet isolement mélancolique est le chemin de l'impuissance. La sœur de cet intéressant jeune homme, Eugénie de Guérin, poëte elle-même et, comme son frère, triste sans savoir pourquoi, est l'héroïne de la « Simple histoire d'un cœur fraternel.

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Quel est le contemporain qu'on appelle modestement:

un Sage? c'est le pacifique rédacteur en chef du Journal des Débats, M. Silvestre de Sacy. Et le « classique libéral?» c'est M. Géruzez, dont les bons travaux d'histoire littéraire sont étudiés avec une délicate complaisance. La « Vérité dans l'Art » est la devise d'un romancier ou d'un nouvelliste éminent, M. Mérimée. Toutes ces étiquettes qui ne conviennent pas mal à ceux qui les portent, auraient pu être données à bien d'autres, et elles condamnent l'auteur à autant d'efforts ingénieux pour les justifier qu'il lui en a fallu pour les inventer.

Les « Humoristes» sont au nombre de trois : c'est à Mme Emile de Girardin, naturellement, qu'est dévolue la Royauté mondaine et littéraire ». M. Alphonse Karr, par un jeu de mot d'un goût suspect, est pris dans un Guépier. M. John Lemoine, français et anglais par les meilleurs côtés des deux nationalités, représente le « Journaliste gentleman..

Tels sont les petits jeux d'esprit au milieu desquels M. Merlet fait preuve de qualités sérieuses de critique. Il a quelquefois, et sans que sa nature l'y porte, la force dans la justesse. Voici, par exemple, une belle pensée sur le commérage biographique auquel l'histoire se laisse entraîner dans les époques de décadence.

L'héritage de Tite-Live tomba aux mains d'un Valère Maxime; il en résulta que les plus beaux noms furent livrés au bavardage. L'homme public disparut sous l'homme privé, ou, ce qui parfois est une erreur, on tailla l'un à la mesure de l'autre. Tenonsnous en garde contre cette manie de surprendre tous les héros dans le déshabillé de la vie intime. Pour avoir le portrait ressemblant des personnages illustres, il ne faut pas les faire poser dans leur lit, ni dans les festins, où ils oublient la représentation, ni derrière les rideaux qui abritent leur sommeil. Cherchons-les surtout dans le cabinet, à la tribune, dans la chaise curule, à la tête des armées; en un mot, voyons-les à l'œuvre et laissons à leurs laquais le soin d'apprendre à leurs pareils ce qui n'est pas fait pour l'instruction des honnêtes

gens.

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