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de 1665, portait, dans une forme moins rapide et moins précise, mais plus dogmatique : « La complexion qui fait le talent pour les petites choses, est contraire à celle qu'il faut pour le talent des grandes. » Le manuscrit autographe de la Roche-Guyon nous offre une phrase embarrassée, pénible et moins claire : « Ceux qui s'appliquent aux petites choses, peuvent difficilement s'appliquer aux grandes parce qu'ils consomment toute leur application pour les petites, et même, en la plupart des hommes, c'est une marque qu'ils n'ont aucun talent pour les grandes. » Ce rapprochement des diverses formes d'une même pensée montre bien la suite du travail de l'écrivain. Il est intéressant d'assister à cette élaboration; c'est d'une bonne leçon et d'un bon exemple, surtout à notre époque d'improvisation littéraire. On voit l'observateur prendre d'abord ses notes et n'écrire que pour lui-même, et il écrit longuement; puis, pour se produire devant le public, il retranche les mots superflus, les accessoires inutiles et, à force d'art et de travail, il arrive au relief dans la concision. Il perfectionne la phrase, il ne change pas l'idée.

Quant aux pensées inédites, elles sont peu nombreuses : une vingtaine au plus; et elles ne sont le plus souvent elles-mêmes que des formes différentes de maximes déjà connues. En voici quelques-unes qui prouvent que l'auteur, à toutes les heures de son travail, s'était fait un système de la négation absolue de la vertu.

La vertu est un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête afin de faire impunément ce qu'on

veut.

Ce qui nous empêche souvent de bien juger des sentences qui prouvent la fausseté des vertus; c'est que nous croyons trop aisément qu'elles sont véritables en nous.

Ce qui fait tant disputer contre les maximes qui découvrent le cœur de l'homme c'est que l'on craint d'y être découvert.

On blâme aisément les défauts des autres, mais on s'en sert rarement à corriger les siens.

On se console souvent d'être malheureux en effet par un certain plaisir qu'on trouve à le paraître.

On ne saurait compter toutes les espèces de vanités.

Voilà des réflexions qui tiendront bien leur place dans le livre des Maximes, mais sans en changer la physionomie générale. Les variantes ne devront point figurer dans le texte même, dont elles ne sont que l'ébauche parfois trèsimparfaite. Le manuscrit qui les fournit, pris dans son ensemble, ne ferait pas plus d'honneur au philosophe que les éditions connues, il en ferait moins à l'écrivain. Le volume des OEuvres inédites de La Rochefoucauld n'en offre pas moins un grand intérêt de curiosité littéraire.

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Recherches particulières sur Molière et son temps. MM. Taschereau Ed. Fournier, Eud. Soulié et V. Fournel.

Il У a des courants pour la curiosité littéraire, comme pour les études sociales ou philosophiques, et les livres de critique et de recherches savantes se produisent par groupes, par familles, comme les comédies et les romans. Il y a des sujets qui sont, pour ainsi dire, dans l'air, et un même vent pousse dans le même sens des chercheurs isolés qui sont ensuite très-étonnés de se rencontrer vers le but. Molière est, pour le moment, l'objet de ce concours d'efforts et d'études. On approfondit de toutes parts sa vie, son temps et ses œuvres. On entreprend de grandes éditions de ces dernières, avec l'espoir de les rendre définitives par l'exactitude scrupuleuse du texte, par la richesse des documents, le luxe des commentaires. Autour des œuvres de Molière, on publiera toutes celles de son

temps, pour mieux faire sentir la supériorité du maître sur ses précurseurs et sur ses rivaux. L'effort de l'érudition se portera surtout sur sa vie qui était restée jusqu'ici entourée de mystères bien faits pour étonner, si l'on songe combien son époque est encore voisine de la nôtre, et dans quel éclat il a vécu. Voilà quarante ans déjà que M. Taschereau a composé son Histoire de la vie et des écrits de Molière (1825 in-8°), qui semblait suffire à la curiosité des lettrés; aujourd'hui, il s'est fait un tel mouvement et un tel bruit autour du nom et de la vie du grand comique, on a apporté tant de documents nouveaux et promis tant de révélations, que l'histoire de Molière semble à refaire entièrement, et M. Taschereau a publié une nouvelle édition de son ancien travail pour le mettre au niveau des dernières recherches, le compléter quelquefois par les nouvelles découvertes, plus souvent le défendre contre elles.

Un critique ingénieux qui unit à beaucoup de savoir beaucoup d'imagination, M. Edouard Fournier ne croit pas qu'il suffise de modifier sur quelques points de détail les traditions acceptées sur Molière, pour avoir son histoire véritable; celle-ci, selon lui, n'existe pas encore, et il travaille pour sa part depuis longtemps à en recueillir les matériaux. Voyant que, Molière est plus que jamais à la mode chez les érudits, » que partout l'on s'occupe de lui, l'on cherche et l'on trouve, » il a voulu prendre rang et date, et il a donné « un volume préliminaire, un petit livre d'avant goût, servant de prélude, et par avance aussi de pièces justificatives à un ouvrage plus complet.» Celui-ci s'intitulera Molière au théâtre et chez lui; le livre de prélude s'appelle, d'un titre moins naturel encore le Roman de Molière. Destiné à indiquer la part de l'auteur dans les découvertes récentes, il est écrit d'après des documents

1. Dentu, in-18, vi-254 p.

inédits, surtout d'après les manuscrits de Beffara conservés à la Bibliothèque impériale, et le fameux Registre de La Grange, ce précieux monument des archives de la Comédie-Française.

Pourquoi M. Edouard Fournier, écrivant quelques chapitres d'une vie illustre, d'après les sources, les a-t-il intitulés le Roman de Molière ? Veut-il nous mettre en garde lui-même contre ses récits et nous prévenir qu'ils n'appartiennent pas à l'histoire? Son livre n'est-il qu'une fiction, une composition arbitraire, une mise en œuvre ingénieuse de souvenirs et de légendes, en un mot un roman sur Molière? Nullement; le Roman de Molière prétend bien être de l'histoire; seulement c'est l'histoire de ses amours, c'est-à-dire d'une passion qui tient ordinairement plus de place dans le roman que dans la vie. Selon M. Fournier, cette passion n'en prit pas moins dans la vie de Molière que dans ses œuvres. Ce qu'il va étudier dans le comédien, c'est l'homme même, et l'homme il « le cherche dans la passion qui le posséda le plus et tout entier, l'amour.»

α

Suivant le nouvel historiographe, c'est l'amour qui l'entraîna dans la carrière du théâtre, c'est l'amour qui fut la source de toutes ses épreuves et de toute sa gloire. L'amour le jeta dans les plus étranges imprudences et même dans les fautes les plus graves. M. Fournier nous montre avec un soin particulier toutes les relations de Molière avec la famille Béjard, où il trouva, après une maîtresse qui n'était plus jeune, une femme qui l'était trop pour lui. Il nous fait vivement voir comment Molière se mit lui-même dans son œuvre, avec ses propres misères, ses travers et ses mouvements d'indignation contre lui-même et contre l'espèce humaine. Molière, avant d'être l'Alceste du Misanthrope, fut l'Arnolphe de l'École des femmes, et son Armande, tour à tour ingénue et coquette, fut pour lui son Agnès et une Célimène. Il l'épousait l'année même où il achevait

l'Ecole des femmes. Elle avait l'âge qu'il donne à la pupille, et lui-même avait l'âge du tuteur.

Ces rapprochements sont la partie intéressante du Roman de Molière. Il y a une thèse moins heureuse, celle relative au mariage de l'illustre comédien. M. Edouard Fournier soutient, avec une sorte d'acharnement, la version qui fait d'Armande Béjard la fille de Madeleine Béjard et qui donne pour femme à Molière la fille de sa maîtresse, suivant quelques-uns, sa propre fille. L'histoire et la vérité ont des droits, sans doute, qu'aucune considération ne doit faire fléchir; cependant, lorsqu'il se forme sur nos grands hommes des légendes odieuses, il faut se montrer sévère sur les témoignages qui les appuient. La supposition du mariage de Molière avec sa propre fille, mise en avant par ses ennemis, a toujours eu l'air d'une calomnie destinée à le perdre à la cour et dans l'esprit du roi. Elle a pour elle quelques affirmations suspectes, comme celle du comédien Montfleury, et contre elle toutes les vraisemblances, sans parler des documents officiels qui tenaient lieu des actes de notre état civil. M. Fournier est prêt à s'inscrire en faux contre tous les extraits de baptême et de mariage, contre les testaments, les contrats, les titres de successions et de partages qui reconnaissent à Armande Béjard la qualité de sœur de Madeleine. Celle-ci aurait bien eu une sœur beaucoup plus jeune qu'elle, mais cette sœur serait morte de très-bonne heure, et Madeleine lui aurait substitué, dans la famille, sa propre fille, donnant ainsi un état légitime et un nom à l'enfant de ses amours errantes. On voit dans quelle série d'imprudences et de crimes, Molière se serait trouvé engagé ; quelles armes il aurait données à ses ennemis contre lui, et combien il eût été difficile que des falsifications aussi téméraires pussent échapper à tous ces yeux ouverts par la jalousie ou la haine.

A part cette thèse malencontreuse, on trouvera dans le

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