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qui ont imité Molière et qui, par leurs emprunts mêmes, rendent hommage à la supériorité de son génie; il y en a, au contraire, que Molière a imités, mais comme un homme supérieur imite, c'est-à-dire en les surpassant. On dit que l'on pardonne le vol en littérature, à la condition, pour le voleur, de tuer le volé. Molière s'est donné cette circonstance atténuante. Tous ceux à qui il a pris quelque chose sont morts et bien morts; il n'y a que les érudits comme M. Fournel pour se rappeler qu'ils ont vécu, et pour retrouver dans les bagages de leur immortel vainqueur les traces de leurs dépouilles. C'est ce qui arrive pour la Dame d'intrigue ou l'Avare dupé, de Chapuzeau (1662), pièce unique, produite successivement sous chacun de ces deux titres; ce qui a été un grand sujet de trouble et d'embarras pour les érudits; on y retrouve certains traits qui, empruntés par Molière, font aujourd'hui bonne figure dans l'Avare. En revanche, nous rencontrons dans le Poëte basque, de Poisson, une curieuse imitation de la scène du sonnet du Misanthrope.

Le programme de M. V. Fournel est vaste et indéterminé. Combien faudra-t-il de volumes pour le remplir? On nous en promet cinq. C'est beaucoup et c'est peu si l'on voulait ne prendre autour de Molière que les éléments sérieux de l'histoire de la comédie, un seul volume suffirait; si l'on veut réimprimer entièrement les ouvrages qui ont eu plus de succès que de valeur et dans lesquels on peut relever soit une scène imitée de Molière, soit un vers emprunté par lui, cinquante volumes ne suffiront plus. On sera bien court si l'on ne veut prendre que ce qui est bon; on sera bien long et on le sera très-arbitrairement si on prend le médiocre. Et comment ne pas prendre le médiocre et même le pire, dans cette masse d'œuvres oubliées, qui, dans tous les temps, fournit son aliment indispensable à la consommation du public? Et pourquoi ne nous donnerait-on pas aussi les contemporains de Corneille, les con

temporains de Racine, les contemporains de Voltaire, puis les contemporains de Beaumarchais, et plus tard, qui sait? les contemporains de Scribe? Que de morts attendent les honneurs de l'exhumation! S'il est utile de rendre aux bibliophiles leurs œuvres qui deviennent rares, j'aimerais mieux qu'on les reproduisit pour elles-mêmes, sans les rattacher artificiellement à de grands noms et qu'on refit tout simplement, s'il en est besoin, une nouvelle collection des écrivains dramatiques du second ordre.

L'artificiel et l'ingénieux, voilà les tendances de l'érudition moderne. Elles nous font quitter souvent, dans la composition de nos livres, les voies simples et naturelles, pour nous jeter dans les chemins détournés et les compli cations. C'est ce qui arrive à M. Victor Fournel, en classant ces comédies ou fragments de comédies, dont le choix était nécessairement arbitraire. L'ordre le plus simple et le plus lumineux était l'ordre chronologique; il était commandé par le but même. Pour nous faire connaître Molière par les écrivains qui ont vécu avant lui ou de son temps, il semblait inévitable de les grouper par périodes, relativement à la vie même de Molière. Il fallait nous montrer d'abord les devanciers, puis les contemporains des divers âges du maître, afin qu'on pût voir quelles leçons et queis exemples il avait reçus, soit de ses précurseurs, soit de ses rivaux; quels progrès la comédie avait faits à côté de lui, pendant qu'elle en accomplissait de si grands par ses mains. Il fallait suivre dans l'ordre même de ses œuvres l'influence qu'elles avaient exercée ou subie. Au contraire, M. Fournel détruit l'unité générale de son idée première les divisions de son livre. Il fera successivement l'histoire de chacun des théâtres de Paris, c'est-à-dire qu'il remontera cinq ou six fois aux origines pour redescendre autant de fois aux derniers jours de la vie de Molière, prenant, quittant et reprenant tour à tour les œuvres antérieures et les œuvres contemporaines de sa jeunesse ou

par

de son âge mûr. On se proposait d'éclairer la grande figure de Molière de tout ce qui peut se recueillir de lumière sur des noms de second ordre: il fallait concentrer et non pas éparpiller tous ces rayons.

Il me resterait à dire quels écrivains et quelles œuvres M. Victor Fournel sauve de l'oubli, sur ce fameux théâtre de l'hôtel de Bourgogne, où les confrères de la Passion. avaient été, en 1548, autorisés à continuer leurs représentations, par un arrêt du parlement qui leur assurait un privilége exclusif dans la ville, faubourg et banlieue de Paris. Ils ne surent pas en conserver les avantages extraordinaires; mais leur théâtre, loué à une nouvelle troupe de comédiens, resta néanmoins le plus riche et le plus célèbre de Paris, celui contre lequel la troupe de Molière eut le plus de peine à lutter. Les auteurs de l'hôtel de Bourgogne, qui figurent dans les Contemporains de Molière, sont Quinault, Boisrobert, Boursault, Lambert, Montfleury, de Villiers, Chapuzeau, Poisson et de Brécourt. Je n'insisterai pas aujourd'hui sur les ouvrages rattachés à ces noms, ni sur les rapprochements à établir entre eux et ceux de Molière. Il me suffit d'avoir marqué le but et les traits principaux de l'intéressante publication de M. Fournel, à laquelle les volumes suivants me donneront l'occasion de revenir.

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La critique cosmopolite. Services rendus par les chaires de littérature étrangère. Études sur Shakspeare. M. A. Mézières.

Shakspeare, le grand poëte national de l'Angleterre, si longtemps inconnu ou méconnu parmi nous, a fini par prendre place aux yeux de toute l'Europe littéraire, parmi ces écrivains d'un génie supérieur qui deviennent l'objet d'une admiration cosmopolite et perdent, pour ainsi dire,

leur nationalité dans la gloire. Nous nous faisons difficilement une idée des études et des publications qui s'entreprennent en Angleterre en son honneur. Les travaux qui s'exécutent chez nous sur Molière sont loin d'en apprɔcher. Les quelques volumes de recherches intéressantes que nous possédons sur notre premier comique sont recueillis avec empressement dans le cabinet des gens lettrés; les travaux sur Shakspeare et les éditions savantes ou monumentales de ses œuvres formeraient toute uce bibliothèque. Parmi nous, malgré le retentissement de son nom, Shakspeare est plus loué que vraiment connu. Ses principaux chefs-d'œuvre ont été vulgarisés sur notre théâtre par des imitations qui les altéraient plus ou moins profondément, qui les travestissaient quelquefois, et la scène française n'en a accepté qu'un petit nombre. Des traductions incomplètes, mutilées par système ou par timidité, ont été longtemps les seules à nous ́ en faire connaître davantage. Aujourd'hui des interprètes plus fidèles nous traduisent le théâtre anglais de Shakspeare tout entier, et la connaissance plus répandue de la langue permet à un plus grand nombre d'aborder le puissant dramaturge dans le texte original.

Malgré ce progrès, Shakspeare est encore, pour la plupart des Français instruits, une grande renommée plutôt qu'un objet d'étude. En sera-t-il longtemps ainsi? Il est permis de ne pas le croire en voyant les remarquables travaux consacrés à Shakspeare par M. Alfred Mezières, ancien professeur de littérature étrangère à la Faculté de Nancy, depuis chargé du cours de littérature étrangère à la Sorbonne et aujourd'hui titulaire de la chaire occupée par les Ozanam et les Arnould. Grâce à des professeurs aussi intelligents et aussi dévoués, l'ignorance proverbiale des Français en ce qui touche les arts de l'étranger, commence à se dissiper. L'enseignement de la littérature étrangère dans nos Facultés, soit à Paris, soit en pro

vince, a été la plus vivante et la plus féconde des branches que comprend le haut enseignement universitaire. C'est là qu'il y a eu le plus d'initiative, de largeur dans les idées, d'indépendance dans les questions de goût. C'est par là que la vieille institutrice des générations passées s'est rajeunie. Dans les chaires nouvelles de littérature étrangère comme dans les cours de sciences appliquées, l'Université a pu avoir conscience de répondre aux besoins du siècle et éprouver une certaine ardeur à le satisfaire. Là est la vie du présent, l'aspiration de l'avenir. Car, de deux choses l'une: ou la littérature moderne, l'art moderne sont morts, ou ils ne peuvent se vivifier que par une pénétration réciproque des génies et des traditions des différentes races, condition essentielle et générale du progrès contemporain.

Cette tâche que la nature de son enseignement lui imposait, M. A. Mézières l'a parfaitement comprise. Faisant de l'Angleterre le but de ses conquêtes pacifiques, il s'est attaqué au colosse littéraire de nos voisins, à Shakspeare. Et pour le faire connaître, il ne s'est pas borné à le prendre dans ses drames les plus célèbres, ni même dans son œuvre entière; il l'a considéré au milieu de tout le mouvement littéraire qu'il domine, il a fait revivre autour de lui et ses prédécesseurs et ses contemporains. C'est là de la critique vraiment lumineuse, et c'est ainsi qu'il faut l'appliquer au grand représentant de toutes les littératures. La lecture de la Divine comédie ne nous fait pas aussi bien comprendre le génie propre du Dante, que l'étude comparée des divers chantres de l'enfer ou du paradis chrétien, que sa gloire à éclipsés. Le travail de Ch. Labitte, enlevé si jeune aux études d'érudition littéraire, sur la Divine comédie avant Dante, a jadis plus contribué à nous faire comprendre le génie et le mérite de la grande épopée italienne, que toutes les analyses enthousiastes de l'Enfer, du Purgatoire ou du Paradis, et surtout que les traduc

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