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tions en vers français de ces trois poëmes. M. A. Mezières rend à l'œuvre de Shakspeare le même service. Avant de pénétrer par des analyses dans les œuvres elles-mêmes, pour en mettre en lumière les beautés et les défauts, il a cherché le secret des unes et des autres dans l'étude de toute la période littéraire où le nom de Shakspeare semble avoir seul survécu. De là deux ouvrages remarquables d'histoire littéraire et de critique. Prédécesseurs et contem porains de Shakspeare1 et Shakspeare, ses œuvres et ses critiques. L'un et l'autre témoignent de recherches approfondies, qui, après avoir servi de préparation à des leçons fugitives, méritaient bien de fournir les matériaux de livres durables.

Je ne puis suivre M. A. Mézières dans cette double série d'études d'où le génie de Shakspeare sort mieux compris, mieux expliqué, mais non pas amoindri. Ce n'est pas rabaisser les grands écrivains que de relever autour d'eux les hommes et les choses dont le souvenir tend à s'effacer pour laisser leurs œuvres dans l'isolement de la gloire, comme leurs statues s'élèvent sur leur piédestal, dans le vide de nos places publiques. Il est plus juste, plus instructif, de les voir dans le milieu vivant d'une époque qui les a tour à tour inspirés, égarés, soutenus, combattus. abandonnés ou glorifiés. Ils n'y perdent pas toujours: si leur époque peut réclamer une part dans les inventions immortelles de leur génie, elle partage aussi la responsabilité de leurs fautes. On n'admire pas moins les beautés, pour mieux les comprendre; mais on excuse plus volon tiers les chutes. Nous soupçonnons facilement combien ces études historiques peuvent être utiles pour l'intelligence de Shakspeare, nous qui avons tant besoin de les faire sur notre propre littérature pour l'intelligence de

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Corneille. Ce sont de ces génies dont il ne faut pas craindre de replacer les créations dans les conditions qui les expliquent, afin de voir comment leurs défauts surtout étaient ceux de leur temps. Le grand jour de la vérité sur toute leur personne leur est plus favorable que l'auréole d'une gloire abstraite sur leur front.

Deux noms, assez inconnus du public français, dominent la littérature dramatique de l'Angleterre, au moment où Shakspeare va paraître : ce sont ceux de Marlowe et de Ben Johnson. Autour d'eux se groupent des pléiades de noms encore moins connus de nous, mais qui rappellent des traditions et des mœurs littéraires dont Shakspeare dut subir l'influence. Après avoir résumé, dans une analyse qui fait frissonner, un drame horrible et sanglant de Henry Chettle, Hoffmann ou la Vengeance d'un père, M. A. Mézières ajoute:

«Bien loin de révolter le public par l'accumulation de tant d'horreurs, cette pièce a eu, au contraire, un très-grand succès, et elle a été longtemps et souvent représentée, ce qui indique évidemment que le peuple cherchait les émotions fortes et aimait à voir le sang versé à flots sur la scène. On s'explique par là certaines situations de Shakspeare, qui paraîtraient trop horribles, si on ne pensait au temps et au pays pour lequel il écrit.... C'était la queue des drames des Marlowe sans ses qualités. »

Ben Johnson et son école représentent un autre courant, mais moins puissant. Classique dépaysé, luttant contre le goût de son temps, il se faisait à la fois une grande réputation par son talent, et, par ses doctrines, une grande impopularité. Ses comédies tiennent beaucoup de place dans l'histoire du théâtre anglais, mais ses tragédies ne prouvent que l'impuissance des idées classiques dans son pays. Le spectacle des luttes que Ben Johnson a soutenues nous montre encore les conditions de temps et de lieu avec lesquelles le génie lui-même est obligé de compter.

Ce que fut celui de Shakspeare, dans ses œuvres mêmes, M. A. de Mézières le fait voir par une suite d'analyses aussi intéressantes que fidèles. Chefs-d'œuvre et ouvrages secondaires, drames, comédies, fantaisies, il passe tout en revue; il met en lumière l'action, les caractères, la moralité. Il ne se borne pas au rôle de rapporteur, il discute, il juge. Il compare les époques, les littératures, les génies des nations ou des auteurs qui les représentent; il fait ressortir les conclusions générales des remarques particulières; des faits il dégage la loi. On peut n'être pas de son avis sur quelques points, mais on aime en lui cette largeur de vue, cette liberté de jugement que l'habitude de l'histoire comparée, développe en littérature comme dans tous les ordres de recherches1.

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Restitution du texte authentique des grands écrivains. Edition avec variantes des Œuvres de Corneille.

seule

Le culte de nos grands écrivains ne se trahit pas ment par des recherches minutieuses sur les moindres faits et gestes de leur vie, sur les détails souvent insignifiants de la composition de leurs ouvrages; il inspire une manière plus large de leur rendre hommage, c'est de reproduire leurs œuvres impérissables par des éditions dignes

1. Nous trouverions des études importantes sur Shakspeare et son époque dans l'Histoire de la littérature anglaise, que M. H. Taine a fait paraître dans les derniers jours de l'année (Hachette et C, trois forts volumes in-8). Nous avons déjà montré plusieurs fois comment ce critique philosophe s'est fait une originalite dans les études d'histoire littéraire par les idées générales auxquelles il les rattaché. L'ouvrage dont il s'agit aujourd'hui est trop considérable pour n'être pas l'objet d'une étude approfondie que nous n'avons plus le loisir maintenant de lui consacrer. Nous devons donc en renvoyer le compte rendu à notre prochain volume.

d'elles. J'ai parlé déjà de la belle collection des Grands écrivains de la France, publiée sous la direction de M. Ad. Regnier. J'en ai dit le mérite typographique et la valeur littéraire à propos de la nouvelle édition de Mme de Sévigné confiée plus spécialement aux soins de M. Régnier luimême1. Cette magnifique édition qui nous donne, sur certains points, ainsi que nous l'avons vu, une Madame de Sévigné toute nouvelle, a suivi son cours et est arrivée avec le tome VII à la fin de l'année 1686 de la correspondance, sans que l'active régularité de la publication en diminue le soin et l'intérêt.

Une autre édition non moins importante, sinon par la révélation d'un texte nouveau, du moins par la réunion de tout ce qui peut se rapporter d'intéressant à d'anciens textes, a été poussée cette année avec une grande vigueur; je veux parler des OEuvres de P. Corneille, dcnt la publication est faite par M. Ch. Marty-Laveaux. Les cinq beaux volumes qu'elle compte aujourd'hui permettent de la juger tout entière, car ils comprennent, après les œuvres d'essai et de tâtonnement, tous les chefs-d'œuvre du génie de Corneille, jusqu'à Nicomède, et, dans l'intervalle, quelques œuvres déjà de décadence. Ce qui caractérise la nouvelle édition, c'est, avec l'exactitude d'un texte revu sur les meilleures sources, la richesse de renseignements de toute sorte, propres à faire bien comprendre le génie et la langue du poëte, sans que jamais l'éditeur se mette entre Corneille et nous. En effet, malgré le nombre des appendices ou documents accessoires, nous ne voyons se produire autour de l'œuvre elle-même aucune de ces dissertations arbitraires et inutiles dont tant d'éditeurs surchargent leurs livres, pour prouver leur goût et leur enthousiasme. M. Marty-Laveaux mieux compris sa tâche d'interprète : il explique Corneille

1. Voy. t. V de l'Année littéraire, p. 299-311.

par Corneille lui-même, ou par la comparaison des modèles qu'il avait acceptés.

On sait que le créateur de notre théâtre et de notre langue tragique, malgré la grandeur de son génie, était, en présence des règles prétendues classiques, d'une timidité d'enfant. Il voulait toujours se convaincre et convaincre les lecteurs qu'il s'y était conformé ou qu'il avait eu de fortes raisons de s'en écarter le moins du monde. On avait tiré d'Aristote ou plutôt de ses commentateurs tout un enseignement aussi absolu qu'arbitraire et qui ne permettait au génie moderne pas même l'ombre de la liberté laissée dans l'art au génie ancien. De la tragédie des Eschyle, des Sophocle, des Euripide, si franche dans ses allures, si étrangère, dans son essor naturel, aux théories étroites des rhéteurs, soumise à peine par l'instinct du génie aux grandes règles de goût communes à tous les arts, on avait tiré tout un enseignement didactique qui enlaçait l'auteur dans une complication de lois et de préceptes et ne lui permettait de rien créer de beau, de naturel, de puissant, qui ne fût préalablement certifié conforme aux règlements, recettes et ordonnances de la faculté. A la seule unité nécessaire et naturelle des œuvres d'art, l'unité d'intérêt, on avait substitué la fameuse théorie des trois unités avec le cortége entier de ses conséquences. Corneille en accepte naïvement toutes les entraves; son génie se débat au milieu de complications factices et puériles; il s'épuise en efforts pour vaincre ou tourner des difficultés de convention; il marche appesanti par des chaînes qu'il n'ose secouer. Des formalistes, des pédants, ont fait la loi et il la subit. De là à propos de chacune de ses pièces, un avertissement, un discours préliminaire, un examen, ou, sous un titre analogue, un plaidoyer du grand homme demandant grâce pour ses moindres hardiesses et s'excusant par sa soumission ordinaire aux prescriptions du formulaire classique, de la témérité grande de les avoir méconnues quelquefois. Dans

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