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lieu de reproduire, comme M. Marty-Laveaux, le texte corrigé, remanié et expurgé par Corneille vieilli, j'aurais voulu conserver dans la réimpression de chaque pièce la forme qu'elle avait reçue une première fois de ses mains. J'aurais attaché sans doute un grand prix à toutes les modifications ultérieures, et je les aurais placées, comme variantes, au bas du texte primitif. Ce sont ces modifications qui sont les variantes véritables, plutôt que les formes adoptées d'abord et plus tard abandonnées. De la sorte, en lisant une des œuvres de cette longue carrière dramatique, on y reconnaîtrait inimédiatement à quelle période de la vie de l'auteur ou de notre histoire littéraire elle appartient. On suivrait pas à pas, dans la série des œuvres, toutes les révolutions du goût et du langage auxquelles Corneille a pris part ou s'est résigné. Il faut bien le dire, les remaniements successifs des premières pièces de Corneille ne les ont pas rendues meilleures pour le fond; i's leur ont ôté leur cachet propre; ils en ont effacé la date, ils en ont fait des anachronismes vivants. En enlevant à des combinaisons dramatiques tombées en désuétude la marque du temps où elles étaient à la mode, on leur enlève leur raison d'être et leur excuse. Mélite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du palais, la Suivante, la Place Royale n'en seront pas vraiment plus jeunes pour avoir échangé quelques archaïsmes contre des formes plus nouvelies; elles ressembleront plutôt à ces personnes d'un grand åge qui laissent une petite partie de leur ancien costume pour se donner l'air de n'être plus de leur temps. Je n'introduirais, par exception, à la place du texte ancien, qu'une ou deux de ces variantes qui sont de grandes beautés et sont consacrées par leur popularité même, comme j'ai pu et trouver un exemple dans le magnifique : « Je suis Romaine, hélas ! » Et, dans ce cas, le lecteur serait prévenu par une note de la transformation et de sa date. Sans doute Corneille avait bien le droit de retoucher jusqu'au dernier

moment ses premiers vers, mais la chronologie littéraire a aussi le devoir de revendiquer pour ses diverses périodes es œuvres qui leur appartiennent, et de les reprendre sous leur première physionomie, afin de conserver la sienne à chaque époque. Du reste, le travail immense au prix duquel M. Marty-Laveaux a relevé toutes les variantes successives du théâtre de Corneille n'est pas perdu si nous sommes tenté d'en blâmer la disposition, ces variantes n'en sont pas moins là désormais sous la main de tout le monde, pour permettre d'étudier dans Corneille non-seulement le créateur de la tragédie classique, mais le contemporain de ses principales transformations et le miroir plus fidèle qu'on ne croit des révolutions du goût et de la langue.

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Ouvrages divers de critique et d'histoire littéraire. Mélanges. MM. Aug. Widal, E. Littré, F. Godefroy, Ath. Coquerel père et fils, Ars. Houssave, Nadault de Buffon, Saint-René Taillandier, de Broglie, A. Lebailly, G. Vattier.

Les études qui remplissent nos précédents chapitres doivent donner déjà une idée assez favorable de l'activité intelligente que notre époque déploie dans les sujets de critique et d'histoire littéraire. Nous n'avons pas cependant plus que les années précédentes la prétention d'être complet, et nous sommes le premier à regretter les inévitables lacunes de cette revue. Nous en signalerons même brièvement quelques-unes, sauf à les combler plus tard en revenant sur les ouvrages qui auront survécu.

Remontant assez haut dans l'histoire des lettres anciennes, je trouve une seconde édition corrigée et augmentée des Études littéraires et morales sur Homère, par M. Auguste Widal, professeur de littérature ancienne à la

Faculté des lettres de Douai'. Je n'aurais qu'à confirmer le bien que j'ai pu dire de la première édition de ce livre, ou plutôt à en dire davantage; M. Widal, remaniant son premier travail, retranchant ici, ajoutant là, améliorant partout, n'a rien négligé pour que son volume résumát les meilleurs jugements et les hommages les plus justes que l'admiration d'Homère a inspirés. Peut-être devrait-on lui faire un reproche, celui de ne pas assez accorder aux hardiesses de la critique moderne et de continuer à voir dans l'Iliade plutôt l'œuvre d'un génie individuel que l'expression vivante d'une époque.

Du siècle d'Homère au moyen âge des nations modernes, il y a moins de distance qu'on ne croit. L'Iliade et l'Odysse sont aux anciens temps de la Grèce, ce que nos poemes de chevalerie et nos chansons de geste sont aux époques florissantes du monde féodal. Pour s'en convaincre, il faudrait étudier le livre d'érudition littéraire et philologique que M. E. Littré a publié sous ce titre: Histoire de la langue française, études sur les origines, l'étymologie, la grammaire, les dialectes, la versification et les lettres au moyen age. Un juste reproche a été fait au titre même de ce livre le nom d'Histoire de la langue française est bien ambitieux pour un simple recueil d'articles sur une époque très-restreinte; il donne au lecteur qu'il séduit une idee tout à fait fausse sur l'ouvrage et des espérances qui deviennent des déceptions. Si excellents que puissent étre des mélanges de haute philologie, ces études sur les origines, l'étymologie, la grammaire, etc., au moyen âge, ne constituent pas ce qu'on peut appeler l'histoire de notre langue; ils en éclairent seulement une période.

Les quatorze articles qui composent ce volume avaient

1. L. Hachette et Cie, in-18, 380 pages. Voir t. III de l'Annee litéraire, p. 265-266.

2. Didier et Cie, 2 vol. in-8.

déjà paru, soit dans le Journal des Savants, soit dans la Revue des Deux-Mondes ou le Journal des Débats. Nous signalerons comme spécialement littéraires ceux qui traitent de la poésie épique dans la société féodale, de la poésie homérique comparée à l'ancienne poésie française, une étude sur Dante, enfin la traduction du premier chant de l'Iliade en langue du treizième siècle. M. Littré, dans ce dernier morceau, n'a pas seulement voulu prouver à quel point il s'était approprié les allures du vieux français, mais aussi par quelles analogies étroites se rattachent, malgré la différence des idiomes, le génie de l'époque homérique et celui de l'époque féodale.

La France n'a pas eu d'Homère, ou du moins elle n'a pas eu le sien dans la poésie épique. Elle l'a trouvé au théâtre, dans le créateur de la tragédie, dans Corneille. Son œuvre sera pour nous l'objet de travaux plus ou moins analogues à ceux auxquels les anciens Grecs aimaient à se livrer sur l'épopée homérique. J'ai déjà dit, à plusieurs reprises, quels hommages la critique et l'érudition se plaisent à rendre au génie cornélien, et j'ai montré dans les pages qui précèdent le caractère monumental de la dernière édition de ses œuvres. Je dois un souvenir aux travaux de M. Fr. Godefroy: Son Lexique comparé de la langue de Corneille et de la langue du dix-septième siècle en général1a été accueilli avec faveur par le public et les corps savants: l'Académie française l'a couronné deux fois. Il donne la clef des expressions qui rendent aujourd'hui la lecture de quelques pièces de Corneille difficile ou même obscure, et il montre la double source où le poëte avait puisé quelques formes de langage accusées de néologisme : c'était le latin, d'où le français est presque entièrement sorti, c'était la vieille langue populaire pour laquelle il ne

1. Didier et Cie, 2 vol. in-8.

professait pas le dédain injuste de Malherbe et des contemporains.

Racine n'est pas oublié dans cet ensemble de travaux et de recherches sur notre littérature nationale. Des commentaires originaux sur son œuvre littéraire nous arrivent même d'une source imprévue, de la connaissance approfondie de la Bible, si familière au protestantisme. Un pasteur d'un nom célèbre, M. Athanase Coquerel, s'es: efforcé de pénétrer plus intimement qu'on ne l'avait fai: encore dans l'intelligence des deux dernières œuvres de Racine, avec le secours des livres saints. Il a publie Athalie et Esther de Racine avec un commentaire biblique'. Nous savions déjà combien le poëte disciple de Port-Royal s'était profondément pénétré de la lecture et de la méditation de la Bible. La piété janséniste se rapprochait par là des habitudes protestantes. M. Coquerel nous montre qu'Esther et Athalie n'appartiennent pas seulement à l'Écriture par le sujet, mais par tout le développement de l'inspiration poétique. Il indique les passages de la Bible qui se reconnaissent dans une foule de vers, et explique les coutumes civiles et religieuses des Juifs auxquelles il est fait tant d'allusions. Les protestants eux-mêmes sont surpris d'y trouver, comme ils disent, une telle « richesse scripturaire. Elle ne me surprend pas. Un simple historien, Tite-Live, disait qu'il devenait ancien, malgré lui, en racontant les choses anciennes. Comment s'étonnera-t-o qu'un poëte se pénètre plus intimement encore du sujet qu'il traite? que Corneille soit romain dans Horace, chrétien dans Polyeucte, et que Racine, si grec dans Iphigénie ou Phèdre, soit profondément israélite dans Esther ou Athalie?

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Il revient naturellement à la littérature protestante, de

1. J. Cherbuliez, in-8.

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