Images de page
PDF
ePub

7

Poëtes et poëmes divers. MM. Viennet, A. Muston, de Vico, A. Giron, J. Travers, A. Millien, Eug. Vignon, A. Lemoyne, R. Biémont, Tapon Fougas et Gagne.

Laissons là les classifications et prenons au hasard quelques volumes de vers dans le désordre où la bibliographie nous les présente. Cette simple revue nous confirmera dans cette pensée : que tous les genres de poésie sont tour à tour traités, à cette époque peu poétique, depuis les plus ambitieux jusqu'aux plus modestes. Nous voyons une fois encore que si le champ n'est pas plus fécond, ce n'est pas faute de mains qui le tournent et le retournent.

Nous devons au moins une mention au plus courageux, au plus fidèle adorateur de la muse antique, à M. Viennet, qui, après avoir espéré dans la tragédie classique contre toute espérance, ne désespère pas même des destinées du poëme épique. Il a donné enfin à la France, qui l'attendait vainement depuis des siècles, son Iliade ou son Enéïde, son poëme national, en un mot la Franciade. Il faut rendre honneur à la force des convictions poétiques et comprimer le sourire involontaire qui vient aux lèvres à la vue de ces efforts d'un auteur presque nonagénaire pour ressusciter un genre de poésie qui n'a jamais pu vivre parmi nous. Mais au lieu de le suivre dans cette voie impraticable, nous aimons mieux rappeler à nos lecteurs que M. Viennet est l'auteur d'un charmant volume d'Epitres et satires, et les renvoyer aux pages d'un de nos précédents volumes, où ils verront comment le poëte malin et spirituel portait gaiement ses quatre-vingts ans, quand il n'ambitionnait pas le rôle de Virgile ou d'Homère1.

1. Voy. t. III de l'Année littéraire, p. 19-26. Voy. aussi t. II, p. 187-189:

La Franciade n'est pas le seul poëme épique de l'année : on peut lui donner pour pendant la Valdésie de M. A. Muston. C'est, en douze mille vers, le tableau complet d'un peuple célèbre par ses souffrances et sa foi vaillante, les Vaudois. L'auteur, né dans les vallées vaudoises, a fait de l'étude de l'histoire des traditions, des mœurs de ce pays le but de sa vie entière. Il a eu la pensée de consacrer à ses chers compatriotes un ouvrage historique, puis il a fini par croire qu'il honorerait mieux leur mémoire dans un poëme. C'est une erreur fâcheuse pour tout le monde. Malgré la simplicité extrême avec laquelle M. A. Muston a mis en rimes ces tragiques récits, il eût mieux fait de les consigner en prose. Ses études approfondies et savantes auraient fait rechercher un livre d'histoire, elles ne suffisent pas à faire lire une épopée.

Paulo minora canamus. Voici un tout petit volume de poésies rêveuses, sous un singulier titre : Toute nue, par M. de Vico. Que l'on se rassure, il ne s'agit pas de ces nudités qu'Arsinoé fait voiler dans les tableaux. L'auteur ne déshabille que son âme. C'est une pensée sans détour, une conscience sincère qu'il entreprend de révéler tout entière au lecteur. Soldat de Garibaldi, officier du génie dans la campagne de l'indépendance italienne, il s'est délassé des rudes labeurs d'une telle guerre, en donnant à la poésie les instants de loisirs que lui laissaient la lutte et l'action. Ce sont les vers où son cœur se répandait alors tout entier, qu'il offre aujourd'hui au public comme un chapitre de psychologie intime.

[ocr errors]

Je n'ai pas encore entre les mains le recueil de vers, les Amours étranges, publié par M. Aimé Giron, en même

1. Hachette et Cie, in-12, iv-372 p.

2. Le Vanier, petit in-18.

3. Michel Lévy frères. (1864), in-18.

temps qu'un volume de nouvelles, Trois jeunes Filles'. Mais je le vois citer avec beaucoup d'éloges par un juge sympathique et compétent, M. Laurent-Pichat qui, critique et poëte, fait si généreusement aux poëtes, dans la Correspondance littéraire, les honneurs de la critique. D'après ses indications et les extraits qu'il reproduit, la poésie de M. A. Giron ne paraît pas manquer de personnalité. Elle aurait de la grâce, du sentiment, quelquefois de l'éclat, mais elle n'est pas exempte de recherche, d'idées raffinées et de style précieux. Sa prose offre, avec les mêmes qualités, les mêmes défauts.

Le champ de la poésie est vaste, et la moisson manquera moins vite aux moissonneurs que ceux-ci à la moisson, malgré toutes les mains qui ramassent, en passant, quelques poignées d'épis. Il y a pourtant des glaneurs infatigables, comme M. Julien Travers, dont nous avons plusieurs fois cité les Gerbes glanées; il nous offre cette année son cinquième petit volume, ou, comme il dit, sa cinquième gerbe2. Nos lecteurs savent déjà quelle variété de tons l'auteur sait prendre dans ces recueils où se succèdent l'ode, l'épître, le conte, l'épigramme, voire même la pensée morale en vile prose.

On parle de moisson, de gerbe; ces deux mots ont déjà été pris pour titres de deux recueils de vers par M. Ach. Millien, dont nous avons apprécié, l'an passé, les Chants agrestes. Nous voyons aujourd'hui du même auteur un nouveau volume intitulé, les Poëmes de la nuit, et comprenant une seconde et une troisième parties: Humoris

1. Michel Lévy frères (1864), in-18.

2. Caen, A. Hardel; petit in-18, 144 p. littéraire, p. 54-57 et tome IV, p. 50-51. 3. Voy. t. V de l'Année littéraire, p. 10-12. 4. Dentu, in-18. 184 pages.

Voy. t. Il de l'Année

POÉSIE.

37

tiques et Paulo majora. M. Ach. Millien qui a eu, comme je l'ai dit, le malheur d'être loué outre mesure, a des qua

lités réelles et sérieuses. Sa forme est souvent heureuse, si elle n'est pas assez soutenue; il a le sentiment des besoins et des aspirations de la société, auxquels la poésie élevée doit s'efforcer de répondre. Quelques-unes de ses scènes nocturnes sont inspirées par une noble pensée ou par un sentiment profond. Il proteste, dans une courte préface, contre la théorie de l'art pour l'art; » faut-il dire ici et en passant que cette formule, comme presque toutes les formules, n'exprime qu'un malentendu ? Il est bien évident que l'art sans l'idée est un stérile mécanisme; mais l'art humble serviteur de l'idée ne tarde pas à être entièrement sacrifié à des intérêts supérieurs, si l'on veut, mais étrangers. L'art n'existe, l'art n'est fécond que par une libre alliance entre le sentiment de la vérité ou de la justice et le sentiment de la beauté.

Dans les mêmes gammes et dans un ordre voisin d'idées, rentrent les essais poétiques de M. Eugène Vignon, dont nous signalons un peu tard le Pays bleu1. Ce petit recueil que l'auteur, suivant une mode malheureuse, a cru devoir faire recommander par une préface pompeuse signée d'une main amie, témoigne d'intentions poétiques qui pourront se dégager un jour avec plus de liberté et de force; il offre aussi ce sentiment de l'harmonie qui ne suffit pas pour faire un poëte, mais dont le poëte, après le progrès musical de notre versification moderne, ne peut plus se passer. Il y a, dans le Pays bleu, de ces sentiments factices, qui ont donné à une petite école de la jeune littérature un langage de convention. Pour s'endormir « en moulant son corps.... dans son drap..., comme dans un linceul, » pour «comprendre alors les voluptés du suaire,

1. Poulet-Malassis (1862), petit in-18, xiv-178 p.

et a savourer le calme de l'ossuaire,» il faut avoir le cœur dans la tête et chercher des poses bizarres sous prétexte d'originalité. M. Eugène Vignon a, par bonheur, quelques inspirations meilleures et plus modernes, auquelles il fera bien de se livrer avec plus de naturel et d'abandon. Telle est l'espèce de chanson que l'auteur, employé autrefois comme correcteur, dans un établissement typographique, 'consacre Au plomb d'imprimerie; en voici quelques strophes :

J'aime ta marche cadencée,
O métal, alphabet vivant,
Quand l'ouvrier de la pensée
T'aligne dans l'acier mouvant.

Mieux qu'aux sons belliqueux du cuivre

L'avenir s'éveille à ce bruit....

C'est l'aube qui chasse la nuit

C'est le progrès qui se fait livre.

Plomb merveilleux, dans nos outils
Fais résonner ton cliquetis.

D'une intelligente mitraille
J'aime à voir ces outils chargés,
Ebranlant l'épaisse muraille
Des erreurs et des préjugés.
Tu tonnes, tu voles, tu brilles :
Au cœur tu frappes les abus;
Sous tes boulets et tes obus
Combien croulèrent de bastilles!

Plomb merveilleux, dans nos outils
Fais résonner ton cliquetis.

Ces types qu'au loin tu propages,
Issus du poinçon de Schaffer,
Deviennent des lignes, des pages,
Des feuilles qu'enchâsse le fer.
Le pressoir grince; en large ondée
L'esprit nouveau prend son élan,
Et de l'un à l'autre Océan.
L'idée humaine est fécondée.

« PrécédentContinuer »