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Débuts poétiques. MM. G. Lafenestre, L. Dierx Anonymes;
M. F. Pittié.

Les meilleurs vers de l'année sont peut-être des vers de débutants. Qu'on ne me reproche pas de donner place ici aux poésies des jeunes gens, quand elles annoncent du talent et de l'avenir. D'abord, dans ce déluge de vers qui inondent même les époques prosaïques, il y en a tant de mauvais que, si l'on en rencontre en passant quelques bons, il faut les recueillir sans demander l'âge de celui qui les a produits. Le jeune homme qui rime avec distinction, pourra ne pas être un grand poëte plus tard, mais il a beaucoup de chances d'être un écrivain habile: il se sera rendu maître de la langue, en la maniant sous sa forme la plus difficile. Il aura acquis le sentiment de l'harmonie, il aura appris à plier les mots à toutes les exigences de l'idée. C'est en ce sens qu'un ancien jugeait utile pour l'orateur d'avoir fait des vers, même de médiocres : Et versus prosunt, etiam mediocres. Et si les vers ne sont pas médiocres? peut-être retiendront-ils alors le jeune écrivain dans la carrière poétique par l'engagement d'un premier succès.

C'est ce qui pourra bien arriver à l'auteur d'un petit volume de vers intitulé modestement les Espérances 1, et qui contient déjà plus que le titre ne promet. M. Georges Lafenestre a un sentiment très-vif des choses vraiment poétiques, la nature, la jeunesse, l'amour; il a l'harmonie de la phrase, la cadence et le rhythme. Il s'est formé par l'étude de nos grands poëtes modernes, et il en laisse voir l'influence dans sa manière, sans qu'on puisse l'accuser

1. Jules Tardien, in-18, 176 pages.

d'imitation servile. Il est le disciple des maîtres de son temps, et il est déjà lui-même; il a sa personnalité :

Dans ces vers troublés, si tu veux les lire,
Tu dois retrouver plus d'un franc sourire:
Les pleurs y sont vrais et tombés des yeux.

L'auteur, pour le reste, est bien jeune encore,
Ne demande pas de fruits à l'aurore :

L'homme qui grandit demain fera mieux.

Dès aujourd'hui il ne fait pas mal. Le Baiser lointain, Nous n'irons plus au bois, les Passereaux et d'autres pièces ne manquent pas de charme. La première surtout est pleine de grâce, de fraîcheur, de pittoresque et de sentiment :

J'avais bien quinze ans, elle treize,
Treize à peine de l'autre mois;
Elle était blonde. Aux jeunes bois
Déjà se hasardait la fraise.

Nous cheminions dans les taillis;
C'était partout l'aube éveillée,
Des rayons et des gazouillis
Dans nos cœurs et sous la feuillée.

Ma main tenait sa main mignonne;
Ses boucles couraient sur mes yeux;
Nous ne nous cachions pour personne,
On ne rougit pas d'être heureux.

Voilà la vrai poésie à la fois objective et subjective, comme disent les Allemands, elle est tour à tour un miroir et un écho, le miroir de la nature, l'écho de nos plus intimes pensées.

M. G. Lafenestre avait publié la plupart de ses vers dans la Revue contemporaine et la Revue française. Dans ces deux recueils, ont paru également des pièces remarquables de M. Léon Dierx qui vient de les recueillir aussi

en volume, sous le titre de Poëmes et Poésies1. Les noms des deux jeunes auteurs ont été associés par la critique dans les mêmes éloges. M. Léon Dierx a la même science ou le même instinct de la forme poétique. Il a moins de souplesse, mais la recherche, la bizarrerie de certains effets lui font attribuer plus d'énergie. Voici, comme échautillon, le développement d'une idée ingénieuse, sinon franchement originale. Il l'intitule : Morituri.

Le cœur d'un poëte est l'arène
Où, comme des gladiateurs,
Contre le temps qui les entraîne
Combattent les rêves menteurs.

Devant César, au cirque antique,
Chaque guerrier, chaque martyr,
D'un court blasphème ou d'un cantique,
Le saluaient près de mourir.

Quand le poëte, pour maudire
Ou pour chanter, saisit son luth,
C'est son rêve qui vient lui dire :
Je vais mourir, César salut.

Parmi les livres de début ou qui s'annoncent comme tels, nous avons aussi la poésie anonyme, et sous un titre qui en est moins un qu'une date: c'est un recueil de sonnets qui a pour étiquette les noms des trois plus beaux mois de l'année Avril, Mai, Juin. C'est de la poésie de printemps, c'est-à-dire de jeunesse. Le volume est petit et mignon, comme un Elzévir moderne. Il compte cent six fois quatorze vers. D'après la petite préface signée Louis Capelle, il a deux auteurs, dont il est difficile de distinguer la part, et cela est assez inutile, puisque ni l'un ni l'autre n'ont eu le courage de dire leur nom. Ces jeunes poetes paraissent se rapporter eux-mêmes à l'école de MM. Le

1. E. Sausset, in-18, 246 pages.

2. Faure, in-32, 128 pages.

conte de Lisle, Baudelaire et de Banville, qui ont produit dans la poésie de nos jours un certain rajeunissement; mais ils auraient tort de s'exagérer la portée de tentatives qui sentent trop l'artifice et la convention pour être fécondes. Ils paraissent aussi, pour le rhythme, avoir emprunté quelque chose aux Sonnets humoristiques de M. J. Soulary', qui est, pour la facture, un bon modèle. Les auteurs d'Avril, Mai, Juin ont déjà, pour leur compte, une assez bonne langue poétique et une certaine vérité de sentiment qui se fera goûter davantage, quand ils auront rencontré de plus sérieux sujets d'inspiration.

Je voudrais bien en citer quelque chose; mais un sonnet parfait, un sonnet sans défaut» est chose difficile à découvrir, même dans un recueil entier de sonnets. J'y trouverai surtout des fragments des fragments de sonnets! qui ne manquent ni d'esprit, ni de grâce maligne, ni d'énergie. Cette dernière qualité, toutefois, paraît artificielle et forcée, comme dans ce début du sonnet A Ch. Baudelaire :

O poëte amoureux des choses truculentes,
Des breuvages visqueux et des cadavres verts,
Et qui veux, pour trouver les viandes succulentes,
Les sentir sous la dent ondoyantes de vers.

Pour des sonnets entiers, il y en a quelques-uns, et ce ne sont pas les plus mauvais, que les sujets scabreux et les images un peu libres ne me permettent guère de transporter ici. En voici un pourtant qui n'est pas des plus forts par le style, mais dont le trait final est assez bien ménagé. Il peut se citer partout.

UN ARTISTE.

L'air était au bonheur et soufflait à la joue
Des effluves de paix, d'espérance et d'amour.

1. Voy. t. II de l'Année littéraire, p. 42-48.

Par ces soleils féconds où le printemps se joue
On est heureux d'ouvrir les yeux, de voir le jour.

La vie est une amante au sang riche, au teint rose :
On se pend à son col avec enivrement.

Le sombre essaim des maux s'envole en un moment
Loin des gouffres de l'âme où le passé repose.

Par un de ces beaux jours de joie et de lueur
J'allais heureux, avec des clartés plein le cœur;
J'aperçus chancelant, le dos contre une borne,

Un vieillard abruti de faim, front bas, l'œil morne.
Un monsieur qui passait, d'un air indifférent

Et d'un ton très-poli, me dit : « Quel beau Rembrandt! »

Mais la peinture la plus familière aux auteurs d'Avril, Mai, Juin, c'est la peinture de l'amour. Plus souvent encore, c'en est la raillerie et la satire, comme dans le sonnet suivant qui donne bien la note dominante du recueil.

Je lui montrai les blondes mousses
Et tout l'essaim des choses douces
Dont avril marche environné :

Elle prit un air étonné.

Je lui fis voir mon cœur plein d'elle,
La priant de brûler son aile
Hardiment au flambeau sacré.
- Elle ouvrit un œil effaré.

Je lui parlai des belles fièvres

Qui vous montent du cœur aux lèvres,
Au clair de lune, après minuit :

Elle eut un bâillement d'ennui.
Voulant obtenir quelque chose,
Je lui fis voir un chapeau rose.

Voilà un véritable échantillon du genre humoristique. M. Joséphin Soulary serait heureux de l'avoir produit. Mais pourquoi ai-je été supposer chez les auteurs la jeunesse dont le printemps réveille l'idée? Pour jouer ainsi

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