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Le philosophe domine pourtant dans la voyageuse. Si l'on en veut la preuve, il faut lire, dans le nouveau volume des excursions en Roumélie et Morée, tout le chapitre sur le merveilleux légendaire qui subsiste dans les masses populaires des contrées méridionales. On verra comment elle rattache les superstitions présentes à l'ancienne mythologie et cette dernière aux traditions du vieil Orient. Pour faire comprendre alors les religions du passé et les mœurs qu'elles reflétaient, elle les rapproche des idées religieuses de temps plus modernes et des mœurs de nos pères. La conclusion de ces rapprochements sera qu'il faut nous montrer un peu moins sévères dans nos appréciations sur l'état moral et religieux des anciennes nations de l'Orient, ou être plus modestes dans nos jugements sur les idées religieuses et les mœurs des nations chrétiennes.

Pour être philosophe, Mme Dora d'Istria ne voit pas froidement les choses; elle ne se désintéresse pas dans le spectacle de pays qui touchent d'aussi près que la Grèce aux destinées de sa propre nationalité. Mais elle sait se défendre également de la passion enthousiaste qui transfigure les hommes et les choses et du parti pris de dénigrement qui les dénature. Il ressort de son livre une connaissance complète de la Grèce ancienne et moderne, du pays et des habitants, des mœurs et de l'histoire. Celle-ci est menée jusqu'aux événements de 1863. La chute du roi Othon est racontée ainsi que les événements qui suivirent et qui nous donnèrent l'étrange spectacle d'un peuple qui, après avoir chassé son roi, ne peut ni lui trouver un successeur, ni s'en passer. Mais au moment où les publicistes des nations les plus mobiles jettent la pierre à la mobilité hellénique, Mme Dora d'Istria traite les faiblesses de ce petit peuple avec l'indulgence que lui a enseignée l'étude des faiblesses des plus grands.

Puisque je parle de la Grèce et de son état présent, je

!

mentionnerai ici quelques livres ou brochures auxquels les derniers événements d'Athènes donnaient un intérêt d'actualité. Tel est le volume intitulé la Grèce en 1863 1, par M. A. Grenier, ancien élève de l'Ecole d'Athènes. L'auteur à dû autrefois prendre des notes sur place et il a voulu profiter des événements pour les publier avec une apparence d'à-propos, en leur donnant pour titre le millésime de l'année. Le professeur, devenu publiciste, reprenait bien tard l'œuvre de début de son ancien camarade M. About, pour renouveler le succès de la Grèce contemporaine.

Un petit livre de circonstance moins vivement écrit, mais plus sérieux au fond et non moins éphémère, s'intitule les Grecs modernes, par M. Duvray2. L'auteur, dont le nom véritable se trouve altéré ici par un pseudonyme, M. Marino Vreto, déjà connu par des publications spéciales, dirigeait alors une revue française imprimée à Bruxelles, la Semaine universelle, vouée aux intérêts de la révolution grecque. C'est là que les Grecs modernes avaient paru une première fois sous forme d'articles. M. M. Vreto considère moins le pays que ses habitants, et prenant tour à tour les diverses classes de la population hellénique, il nous fait connaître le caractère même de ses compatriotes, du marin et du négociant, de l'homme privé et de l'homme d'Etat, de l'homme de lettres, du prêtre, du clephte même et du brigand. C'est à propos de l'homme qu'il traite des institutions, des mœurs et des intérêts au milieu desquels s'agite l'activité de ses compatriotes. L'auteur, naturellement très-familier avec ce sujet d'études, montre aussi qu'il n'était pas non plus étranger à notre langue.

Un opuscule historique qui nous vient de Grèce, au moins par ricochet, mais qui n'est point du tout un livre de cir

1. Dentu, in-18.

2. Bruxelles et Paris, A. Lacroix, Verboeekhoven et Cie, petit in-18.

constance, est Saint Christodule et la réforme des couvents au XIe siècle, par M. Edouard Le Barbier, ancien élève de l'Ecole d'Athènes. La critique a fait l'accueil le plus empressé à cette publication de début. Saint Christodule est le fondateur du couvent de Patmos, dont les bulles, appelées bulles d'or, incomplétement connues jusqu'ici, promettaient des révélations curieuses sur les mœurs et les idées de la société grecque au moyen âge. M. Le Barbier avait obtenu, dès 1853, des pères de Saint-Jean l'autorisation de les transcrire. Il les fait connaître aujourd'hui en écrivant la vie du saint réformateur qui les a obtenues de l'empereur Alexis Comnène. Il veut montrer par elles que, si la théologie a perdu les Grecs, la bureaucratie impériale leur fut plus funeste encore, et que le sacerdoce et l'empire, toujours divisés en apparence, s'accordent toujours en réalité, pour consommer la ruine des nations. » Qu'il ait ou non fourni une des preuves les plus frappantes de cette thèse générale, l'auteur de Saint Christodule a mis dans un jour particulier les luttes du mysticisme contre la nature lorsqu'il poursuit une chimérique perfection. Singulier idéal de virginité proposé à des couvents d'hommes en faveur de Jean, le disciple toujours vierge (asi αρ0évoc): « Nulle femme n'habitera dans l'ile de Patmos; nul enfant, nul jeune garçon, nul eunuque; elie sera inabordable aux visages lisses. » De nos jours, ajoute M. Ed. Le Barbier, vingt couvents du mont Athos réalisent cet idéal d'une manière plus sévère encore; les femelles des animaux en sont elles-mêmes exclues. Cet arrêt de proscription contre les femmes, cette guerre implacable contre la nature n'aurait pas eu la sanction de l'empereur sans l'ascendant d'une femme, de sa mère, qui intervint et le décida. Alexis rendit ce décret qui prouve moins le constant accord du sacerdoce et de l'empire que l'absorption fatale

1. F. Didot frères, fils et Ci, petit in-18, 72 p.

du second par le premier : « Patmos sera, à partir d'aujourd'hui et pour les siècles des siècles, entièrement séparée des pays sur lesquels notre puissance impériale a ses droits. La nature n'abdique pas les siens, comme le fit l'empereur, et les révoltes de la chair soulevèrent souvent contre saint Christodule les ouvriers qu'il avait réunis pour l'exécution de cette grande œuvre de perfection chrétienne.

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Ne quittons pas la Grèce et les provinces grecques de l'Orient sans rappeler le nom de M. Georges Perrot, encore un élève de l'Ecole d'Athènes, qui a rapporté naguères d'une mission dans l'ancienne Asie Mineure un monument plus précieux que les bulles d'or de saint Christodule, le fameux Testament d'Auguste; aujourd'hui il publie ses Souvenirs d'un voyage en Asie Mineure; ce sont les impressions du touriste après les découvertes de l'érudit.

Plusieurs publications nous conduisent en Egypte ; j'en citerai deux qui se font remarquer par le caractère personnel des impressions et des observations. La première est intitulée la Vallée du Nil, impressions et photographies, par MM. Henri Cammas et André Lefèvre. Le second de ces deux auteurs est ce jeune poëte dont nous avons fait connaître plus haut les inspirations panthéistes. Un certain souffle de poésie se fait sentir dans ce livre de touristes à la recherche d'émotions nouvelles plutôt que de découvertes savantes. On s'ennuie un jour d'automne des bords de la Seine, on fait le rêve de se transporter sous d'autres cieux, on cherche un compagnon de route et on part pour l'Egypte. Là, on prend goût à l'archéologie et à l'étude des grandes curiosités que l'histoire et la nature ont réunies sur cet ancien théâtre de la civilisation. On se familiarise avec la science des égyptologues, et on veut la

1. Michel Lévy frères.

2. Hachette et Cie, in-18, 464 p.

traduire à son tour au public en y ajoutant son contingent d'observations. Les auteurs de la Vallée du Nil ne racontent rien qu'ils n'aient fait ou vu; ils mêlent leurs souvenirs de voyages, leurs impressions, leurs jugements sur l'Egypte moderne, à leurs études sur l'état ancien d'un pays où la vie empiète enfin sur la mort, où les palmiers verdoyants, comme ils le disent, s'élèvent du sein même des ruines. Quelques photographies intercalées dans le texte font seulement entrevoir le parti qu'on pourrait tirer d'un art nouveau pour ajouter à l'intérêt des livres de voyages.

Une grande valeur d'archéologie et de savoir géogra phique a signalé depuis assez longtemps les voyages de M. P. Trémaux qui fit partie de l'expédition envoyée au Soudan par Méhémet-Ali. Il s'y était associé volontairement sans autre titre que celui de lauréat des concours d'architecture de l'Institut et d'amateur d'explorations. Bientôt il prenait sur ses compagnons de voyages une telle supériorité, que tous les documents et matériaux rapportés par l'expédition étaient considérés comme le fruit et la conquête de ses travaux personnels. A la suite d'un rapport très-favorable de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, le gouvernement français concourait à la publication faite par M. Trémaux des Voyages au Soudan oriental et dans l'Afrique septentrionale, ainsi que du Parallèle des édifices anciens et modernes du continent africain. Ces ouvrages d'une exécution splendide, mais d'un prix élevé, présentaient, dans une série de planches en partie coloriées, des vues pittoresques, des scènes de mœurs, des types de végétation, des dessins d'objets ethnologiques et scientifiques, des panoramas, des cartes, etc. C'était une révélation pour les yeux et pour l'esprit d'une foule de choses ignorées ou mal connues avant cette belle expédition. M. P. Trémaux a cru opportun d'en vulgariser un peu

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