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pensée se croient le droit d'applaudir à l'auteur, ou même de lui reprocher de n'être pas allé assez loin. Et ces livres téméraires, le bruit qu'ils font, les discussions qu'ils soulèvent, les témoignages de sympathie ou de colère qu'ils recueillent, les hardiesses ou les violences d'appréciation qu'ils provoquent, rien n'appelle sur eux les rigueurs de l'administration ou des tribunaux; ils marchent d'édition en édition et entraînent après eux, dans un commun succès, les publications qui les commentent, les combattent ou leur prêtent main-forte.

Telle a été la destinée de la fameuse Vie de Jésus de M. Ernest Renan 1, livre moins considérable comme œuvre de philosophie ou d'exégèse que comme symptôme de l'état intellectuel et moral de la société contemporaine. Il faut renoncer à appliquer à de simples publications la fameuse qualification de signe du temps, ou il faut la réserver à des ouvrages comme celui-là. Le bruit fait contre lui, l'émotion profonde, la multitude des réfutations, les anathèmes publics, les flots d'injures, les dénonciations solennelles ont plus contribué à son succès, que la science, la liberté de pensée, les hardiesses contenues, les habiletés de la composition ou les séductions du style. Désireux de représenter ici l'état des esprits et le mouvement des idées, tels que les événements littéraires les manifestent, nous devons parler autant de l'accueil fait au livre de M. Renan que du livre lui-même.

Pendant plus de six mois, la Vie de Jésus et son auteur ont été l'objet de poursuites qui étaient de nature à augmenter de jour en jour la popularité de M. Renan et la curiosité pour son œuvre; c'était comme un flot montant de dérision et de colère: tantôt de violentes insultes, tantôt d'amères plaisanteries. Les journaux bien pensants et du meilleur monde se permettaient des anec

1. Michel Lévy frères, in-8, IX-462 p. Onze éditions.

dotes plus ou moins piquantes où M. Renan n'avait pas le beau rôle; sa personne, ses traits, sa vie intime étaient en butte à des charges grotesques tout au plus dignes de la petite presse'. On le raillait en prose, en vers, en français, en latin. Nous avons même vu dans un grave journal des vers d'un chanoine qui jouait agréablement sur le nom latinisé de l'ennemi de Dieu, pour le mieux convaincre de sa petitesse :

Nomine non solum, verum re nanus haberis.

Mais tout cela n'était que la petite guerre, la comédie servant d'intermède à un spectacle plus grave. Sur quelques points, on brûlait solennellement des exemplaires de la Vie de Jésus, à la grande joie sans doute de l'éditeur; puis l'on annonçait avec une certaine pompe cette résurrection de l'auto da fe. De toutes parts éclataient des mandements d'évêques ou d'archevêques, parmi lesquels on

1. En voici un exemple, entre beaucoup. On lisait dans l'Union des premiers jours d'octobre:

Nous empruntons à la Chronique de l'Ouest le fait suivant, qui a un intérêt de circonstance :

Un homme au visage refrogné, marchant le long du boulevard, se prit à éternuer :

<< Dieu vous bénisse! monsieur, » lui dit un bambin en retirant sa casquette et laissant voir un gentil minois à l'air futé.

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Petit drôle ! » fit l'homme en menaçant l'enfant des yeux et de la canne.

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Pardon, excuse, monsieur; est-ce que ça vous importunerait que le bon Dieu vous bénisse? il faut le dire. »

L'homme refrogné allongea de nouveau la canne qu'esquiva lestement une gambade du gamin. Puis revenant sur ses pas :

«Est-ce que je me serais trompé? dit-il. Est-ce que par hasard j'aurais eu l'honneur de parler à M. Renan? Alors ça ne m'étonne plus et je vous tire ma révérence et.... la langue. »

Puis le bambin, aussi leste des jambes que de la parole, s'éloigna, laissant les spectateurs de cette scène singulièrement égayės.

Mais où cet enfant avait-il appris le nom de M. Renan, et surtout qui pouvait lui avoir soufflé ce spirituel à-propos? N'est-ce pas le cas de répéter encore le mot de Henri Heine : « Le gamin de Paris ne sait rien et il comprend tout. » - Mac-Sheehy.

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remarqua beaucoup celui de l'évêque de Marseille: M. Renan y était déclaré plus coupable que Robespierre, et son détestable ouvrage ne pouvait servir « qu'à augmenter la population des bagnes. » Et comme tout sacrilége demande des expiations, on prescrivait des pénitences, des aumônes, des prières; l'on annonçait que « en réparation de tous les outrages commis contre Notre Seigneur Jésus-Christ, tous les vendredis à trois heures de l'après-midi, on sonnerait le glas pendant trois minutes dans toutes les églises du diocèse. A ce moment les prêtres et les fidèles réciteront trois fois cette prière : « Divin cœur de Jésus si indignement outragé, je vous demande pardon, je vous adore et je vous aime. » Une indulgence de quarante jours était attachée chaque fois à cet acte de réparation.

Mais, pour rentrer dans le cadre de nos études, parlons plutôt, à propos du livre de M. Renan, des livres qu'il a suscités. Ce sont principalement des brochures, et on les compte par centaines. Ces brochures représentent toutes les oppositions et toutes les nuances des opinions aujourd'hui en présence sur le terrain des questions religieuses. On pourrait les partager, comme certaines assemblées politiques, en zones et en degrés; on aurait l'extrême droite et l'extrême gauche, les deux centres, le centre gauche et le centre droit. Aux deux extrémités, les exagérations de passion ou de doctrine de l'opposition quand même; aux deux centres, les sympathies ou les antipathies hésitantes de ceux qui suivent de loin ou devancent de quelques pas.

Les manifestes violents des partis extrêmes ne méritent d'être cités que pour le succès qu'ils ont eu et les adhésions qui leur ont été données. Je ne dirais donc rien de tous ces pamphlets qui poursuivent, dans M. Renan, à la fois Erostrate et Judas, et déploient contre lui ces colères d'épileptiques, si de hauts personnages ne les avaient chaudement recommandés et si le chiffre des éditions, vrai

ou fictif, n'indiquait un succès démesuré. C'est ainsi qu'un opuscule de M. Henri Lasserre, l'Evangile selon Renan1, est présenté au public par un prélat de la Maison du pape, M. de Ségur, comme une œuvre de charité; car «< c'est charité que de crier au loup!» et il est arrivé à dix-huit éditions. J'ai essayé de le lire, mais je me suis arrêté au bout de cinquante pages, après avoir vu revenir sous cent formes plus injurieuses les unes que les autres, une seule idée : « M. Renan a porté la soutane; M. Renan a été sé#minariste; M. Renan est un ancien abbé; il a été tonsuré; il a reçu les ordres mineurs; il est Portier, Exorciste, Lecteur, Acolyte, etc.; M. Renan a l'air d'être aux prises avec sa soutane, comme Hercule, fils de Zeus et d'Alcmène, avec la tunique de Déjanire.... M. Renan vendant des livres. contre la religion qui fut la sienne, c'est Judas faisant commerce avec les ennemis de son maître, de son bienfaiteur et de son Dieu.... Traître et apostat.... il verse sur le Divin crucifié des larmes de reptile.... On se demande quel public peut se laisser payer de cette monnaie; et quelle idée M. Lasserre a-t-il donc de ses lecteurs, s'il pense leur inspirer autre chose que l'envie de lire un homme contre lequel on étale tant de colère et si peu de rai

sons?

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On trouvera plus de raisons, mais encore beaucoup de colère, dans le livre le plus sérieux qui ait été écrit contre M. Renan par ses adversaires du côté droit; je veux parler de l'Examen critique de la Vie de Jésus de M. Renan, par l'abbé Freppel, professeur d'éloquence sacrée à la Sor

1. Victor Palmé, petit in-32, 126 p.

2. « Des larmes de reptile! » M. H. Lasserre en a-t-il jamais vu? Il est vrai qu'il a fait, dans le ton de son Évangile selon Renan, une étude d'histoire naturelle et de politique, intitulée les Serpents, (Vict. Palmé, in-18, 204 p.). Il doit connaître les mœurs de ces animaux et leurs diverses sécrétions mieux que personne.

bonne. Le défenseur de la doctrine orthodoxe n'a pas plus de ménagement qu'il ne faut contre un pareil ennemi de la foi; il parle aussi de l'ancien séminariste, d'Erostrate et de Judas; mais ce n'est qu'en passant, et au lieu de s'en tenir aux injures contre ce théologien transfuge, il s'efforce de l'écraser par la discussion. Il cherche avec sagacité les côtés faibles de son adversaire et les met vivement en lumière; il reproche tour à tour à M. Renan ses contradictions de doctrine et de méthode. Il oppose le Renan d'aujourd'hui au Renan d'hier; il rappelle malignement à l'auteur de la Vie de Jésus ce qu'il écrivait, quelques années auparavant, dans la Liberté de penser: « A peine peut-être en exprimant de tous les évangiles ce qu'ils contiennent de réel, obtiendrait-on une page d'histoire de Jésus. » Aujourd'hui M. Renan prétend tirer 460 pages d'histoire du texte évangélique!

L'abbé Freppel se moque assez agréablement des à peu près que M. Renan a introduits dans l'exégèse et dans la critique. L'auteur de la Vie de Jésus a dit : « En somme j'admets comme authentiques les quatre évangiles canoniques. Tous, selon moi, remontent au premier siècle, et ils sont à peu près des auteurs à qui on les attribue. » Malgré cela, il dira plus loin : « J'incline à croire que les discours au moins (c'est-à-dire la partie principale) ne sont pas de saint Jean. Et autre part : « Ni pour Matthieu, ni pour Marc, nous n'avons les rédactions tout à fait originales. » L'abbé Freppel, à la vue de ces incertitudes, demande « s'il est possible d'engager une discussion sérieuse avec un écrivain qui a des idées si flottantes et si peu arrêtées sur le sujet qu'il traite, et qui retire d'une main ce qu'il accorde de l'autre. » Il sent son adversaire lui glisser entre les doigts, chaque fois qu'il croit le saisir. Il accuse tour à tour ses prétentions et l'insuffisance de son

1. A. Bray, V. Palmé, in-8, 148 p.; 12o édition augmentée.

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