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des formes qui étouffent la religion sous prétexte de la protéger. Par là, nous sommes tous ses disciples et ses continuateurs; par là, il a posé une pierre éternelle, fondement de la vraie religion; et si la religion est la chose essentielle de l'humanité, par là il a mérité le rang divin qu'on lui a décerné. Une idée absolument neuve, l'idée d'un culte fondé sur la pureté du cœur et sur la fraternité humaine, faisait par lui son entrée dans le monde.....

Un culte pur, une religion sans prêtres et sans pratiques extérieures, reposant toute sur les sentiments du cœur, sur l'imitation de Dieu, sur le rapport immédiat de la conscience avec le père céleste, étaient la suite de ces principes. Jésus ne recula jamais devant cette hardie conséquence qui faisait de lui dans le sein du Judaïsme un révolutionnaire au premier chef Pourquoi des intermédiaires entre l'homme et son père?

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Dans de telles phrases réside, suivant l'abbé Michon, toute l'importance du livre de M. Renan. Les mandements qui les reproduisent se font « les disséminateurs du nouveau symbole de la libre pensée... et beaucoup d'hommes vacillants dans la formule de leur doute, s'écrieront trèsbien! Voilà notre évangile. Si les catholiques trouvent qu'un tel état de choses est effrayant, l'auteur des Leçons à M. Renan est de leur avis, et, je ne sais si c'est pour les consoler, il ajoute : « Si vous vivez encore un demi-siècle ou un quart de siècle, vous verrez des choses plus effrayantes encore. » A ses yeux, loin de sauver le christianisme, on le perd, en le mettant en hostilité avec les doctrines modernes du progrès, de la perfectibilité et de la tolérance, en injuriant l'esprit nouveau, en jetant l'anathème à toutes les théories et à toutes les œuvres de liberté, en prenant le ton des énergumènes pour maudire, au nom de la foi de nos pères, la science et la civilisation de leurs

enfants.

L'esprit qui anime les deux Leçons de l'abbé Michon, et qu'il résume avec éclat dans la préface de la seconde, est celui qui a inspiré les meilleures pages du fameux roman

le Maudit; aussi, lorsque la voix commune l'a désigné comme l'auteur de ce livre anonyme, on conçoit que l'abbé Michon ait eu besoin de démentir un bruit qui ne serait pas tombé de lui-même. Quant à ses conclusions à l'adresse de M. Renan, elles se bornent à ceci : la vie morale est aujourd'hui dans une grande défaillance au milieu du développement si énergique des progrès matériels; le monde de l'esprit se meurt; toute foi dans l'immatériel s'éteint. Les libres penseurs qui ont gardé quelque souci de nos destinées morales et les chrétiens qui professent le culte des choses de l'âme doivent faire cause commune pour conserver dans le monde la dernière étincelle du spiritualisme, élever les âmes et sauver la civilisation elle-même de la dissolution qui menace les peuples lorsque les croyances s'en vont et que la vie de l'esprit s'évanouit.

Après cette étude sur l'immense mouvement de philosophie religieuse provoqué par l'apparition de la Vie de Jesus, nous n'avons presque pas besoin de parler en notre nom et pour notre compte de M. Renan et de son œuvre. On a vu, de reste, le sens et la portée de celle-ci, par les appréciations en sens divers que nous avons reproduites. La Vie de Jésus est, au fond, et c'est là son trait distinctif, une sorte de cinquième évangile, résumant les faits des quatre autres, et les conjectures qui étendent ou restreignent les souvenirs de l'histoire ou de la légende; elle ébranle, au nom de la science, l'autorité des témoignages et les reprend pour les mettre en œuvre, sous la double inspiration de la sensibilité et de la fantaisie; c'est la conception d'un Jésus idéal et imaginaire, coulée dans une légende complaisamment acceptée; c'est, pour parler un peu la langue des opinions flottantes, une apparence d'histoire d'un personnage qu'on est tenté de soupçonner de n'en avoir peut

1. Voy. ci-dessus, p. 88 et suiv.

être pas; c'est enfin, comme on voudra, une tentative pour déifier un homme ou pour humaniser un Dieu. C'est l'enthousiasme de la foi moins la foi elle-même, c'est le sentiment religieux moins le surnaturel, le christianisme moins la révélation.

Quant à l'homme, à l'artiste, à l'écrivain, mes lecteurs le connaissent déjà tout entier. Nous avons dit, à propos d'un des précédents ouvrages de M. Renan ', les secrets de sa manière, les ressorts de son talent, l'harmonie intime entre les dispositions de son âme et les procédés de son style. Nous avons fait voir en lui le compromis perpétuel de la science et de l'art, de la sensibilité et de la raison, le suprême dédain d'une intelligence qui plane au-dessus des préjugés et les mollesses attendries d'une âme qui s'y complait. La Vie de Jésus manifeste une fois de plus ce mélange de qualités qui peut être un défaut, par des pages admirables de sentiment, d'effusion, d'enthousiasme.

Plusieurs scènes de l'histoire ou de la légende du Christ, plusieurs traits de son œuvre, ses souffrances, sa mort, l'avenir de ses doctrines, sont retracés avec un grand sentiment et dans un grand style. Je citerai seulement le mouvement lyrique à propos du dernier soupir du Christ.

Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur. Ton œuvre est achevée; ta divinité est fondée. Ne crains plus de voir crouler par une faute l'édifice de tes efforts. Désormais hors des atteintes de la fragilité, tu assisteras, du haut de la paix divine, aux conséquences infinies de tes actes. Au prix de quelques heures de souffrance, qui n'ont pas même atteint ta grande âme, tu as acheté la plus complète immortalité. Pour des milliers d'années, le monde va relever de toi! Drapeau de nos contradictions, tu seras le signe autour duquel se livrera la plus ardente bataille. Mille fois plus vivant, mille fois plus aimé depuis ta mort que durant les jours de ton passage icibas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire de l'humanité qu'arracher ton nom de ce monde serait l'ébranler jusqu'aux

1. Voy. t II de l'Année littéraire, p. 370-380.

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fondements. Entre toi et Dieu, on ne distinguera plus. Pleinement vainqueur de la mort, prends possession de ton royaume, où te suivront, par la voie royale que tu as tracée, des siècles d'adorateurs.

Il ne faut pas beaucoup de pages comme celle-là dans un livre pour lui assurer, à notre époque d'indifférence morale et de dilettantisme littéraire, un succès tout à fait indépendant des doctrines. D'ailleurs, je l'ai dit, les doctrines de M. Renan importent beaucoup moins que le réveil de la libre discussion religieuse dont son livre a été le signal; et quant à ma propre opinion sur le fond même de la Vie de Jésus, elle importe beaucoup moins encore, à côté de toutes les appréciations que je viens de résumer. Si mes lecteurs tenaient à la tirer de tout ce qui précède, ce n'est pas parmi les opinions de l'apologétique injurieuse ni de la critique intolérante qu'ils devraient la chercher.

L'œuvre de M. Renan avant M. Renan. M. G. d'Eichthal.

Le terrible livre de M. Renan n'était pas le premier livre important que l'année eût vu se produire sur les origines du christianisme et la vie de son fondateur. Quelques semaines auparavant, avait paru un ouvrage qui aurait pu émouvoir plus profondément encore l'opinion catholique, si le bruit qui se fait autour d'un livre tenait surtout aux doctrines qu'il renferme et non à la forme que ces doctrines revêtent, ou aux circonstances qui en favorisent l'essor. Cet ouvrage est simplement intitulé : les Évangiles ; il a pour auteur M. Gustave d'Eichthal. C'est le fruit

1. Hachette et Cie, in-8, t. I, II et III, en deux volumes, LXXVIII224, VIII-292, viп-334 p.

de nombreuses années d'études et de recherches, de la part d'un homme animé du plus vif amour de la vérité et qui, poussé par un double besoin de croire et de se rendre compte, a demandé successivement aux doctrines les plus diverses une foi que l'esprit d'examen a fini par ébranler ou détruire. Venu librement et de loin à la croyance catholique, M. d'Eichthal en secoue aujourd'hui les fondements mêmes comme s'il voulait renverser sur lui son dernier temple, son dernier asile; mais la vérité a sur ceux qui l'aiment des droits impérieux. Elle impose aux âmes sincères tous les sacrifices; elle vous fait braver les titres d'apostat et de renégat et, après avoir adoré ce que vous aviez brûlé, brûler de nouveau ce que vous aviez adoré, sans cependant le maudire. Voyez, en effet, le cercle intellectuel et religieux que M. d'Eichthal confesse avoir parcouru.

Et maintenant, que ces feuilles, tant de fois quittées et reprises, aillent où la Providence les appelle. Ce n'est pas sans une sérieuse émotion que je m'en sépare. Non-seulement elles ont été, pour moi, la préoccupation constante de ces dix cerniéres années; la pensée à laquelle elles se rattachent a été celle de toute ma vie. Né au commencement du siècle, au moment où se préparait l'Empire, j'ai vu, dès mon enfance, la société occupée à rétablir la filiation rompue entre le passé et le présent, ou, pour me servir d'une expression célèbre, à renouer la chaîne des temps. Israëlite de naissance, devenu catholique dans ma jeunesse, philosophe par mes études et mon éducation, de bonne heure j'ai dù chercher la conciliation entre la tradition et la science, entre la foi et la raison. Disciple, il y a quarante ans, d'Auguste Comte et de Saint-Simon, j'ai appris de celui-ci ce que lui avait révélé son experience de réformateur, que le dernier mot de l'innovation n'est autre que le premier de la tradition.

Ce dernier maître, pour lequel M. d'Eichthal a conserve

1. On trouvera la correspondance d'Aug. Comte et de M. d'Eichthal, dans le livre de M. Littré: Aug. Comte et la philosophie posi tive. Voy. ci-dessous.

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