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précieux par leur généralité, s'ils n'étaient pas des impasses, la philosophie positive substitue un autre système qui lui est propre. Pendant qu'elle construit la série des philosophies parStielles et embrasse ainsi tout le savoir objectif, elle construit en même temps la série des méthodes effectives et embrasse ainsi tout le pouvoir logique ; j'emprunte cette expression à M. Comte, qui a si heureusement nommé ces méthodes effectives les pouvoirs logiques de l'esprit humain. Quand elle a terminé sa première série, elle se trouve avoir aussi terminé la seconde. Ainsi l'objection est écartée; l'ensemble des mé. thodes représente la fonction du sujet; l'ensemble des philosophies partielles la fonction de l'objet; les deux parties se rejoignent, et le tout est bien ce que M. Comte a voulu exécuter, une philosophie.

Quelle montagne de mots! quel fatras! Et pour quel résultat? Pour obscurcir des questions que, dans sa vieille langue, Montaigne avait déjà posées avec tant de netteté et auxquelles Descartes s'était efforcé de répondre par un système d'une construction ingénieuse, trop peu solide sans doute, mais digne encore de l'esprit français par sa clarté. Comprend-t-on que M. Littré veuille ensuite justifier une pareille philosophie par les services personnels qu'il croit en avoir reçus?

De fait la philosophie positive a, dans le nouveau régime de l'intelligence, toute l'efficacité qu'ont eue la théologie et la métaphysique dans le régime ancien, et celui qui essaye ici de le prouver en théorie, le prouve depuis longtemps en pratique; car il n'écrit plus une ligne qui ne se soumette sans effort et d'elle-même au contrôle direct ou indirect de cette philosophie.

Peut-on pousser l'illusion et la complaisance plus loin? Mais, en se mettant ainsi en scène, M. Littré est trop modeste; ce qu'il a de bon, il ne le doit qu'à lui-même, à sa nature; et non à l'influence de son maître d'élection. Il faut même que son esprit soit un instrument d'une trempe singulièrement excellente, pour qu'une pareille influence ne l'ait pas entièrement faussé.

Si la philosophie positive, dont le livre de M. Littré nous annonce continuellement l'exposition, se dérobe et s'éclipse sans cesse derrière les nuages de la phraséologie, en revanche, l'homme, dans le philosophe son fondateur, se montre à plein et au grand jour. Il se montre même trop pour se faire beaucoup aimer et, par sa conduite, recommander sa doctrine. L'auteur d'Auguste Comte et la philosophie positive entre dans les moindres détails sur la vie de son héros et porte, dans des événements secondaires, la clarté qui manque aux idées. Auguste Comte fait au lecteur l'effet d'un esprit malade, d'un caractère difficile. Il a l'humeur chagrine et laisse retomber sur ses meilleurs amis le mécontentement que lui inspirent les circonstances ou sa position personnelle. Il a une ambition sans issue, des illusions sans cesse trompées et toujours renaissantes. Il éprouve de violentes contrariétés au sein de sa famille; il lutte contre la gêne domestique et ses ressources sont insuffisantes pour ses besoins; pendant quelque temps même il vit d'un subside que lui payent trois anglais, amis de la science. Il en est tout juste reconnaissant: il s'indigne plus volontiers d'avoir à lutter contre les misères de la vie, lui qui apporte au monde tant de lumière. Par l'action complexe de ses sentiments exaltés, de ses debuts difficiles et d'un travail excessif, Auguste Comte avait été atteint, de bonne heure, d'aliénation mentale. Ce ne fut qu'une crise passagère mais qui, même après le retour à la raison, dut laisser des traces dans son esprit comme dans ses affections.

M. Littré ne nous épargne aucune des circonstances de la maladie, du traitement, de la guérison; il dit la part de responsabilité qui revient à chacune des personnes qui entouraient le malade. Après avoir résumé lui-même les faits, il justifie son récit par des extraits de correspondance. Tout cela serait à sa place dans un procès en interdiction, mais n'a pas d'importance dans la biographie

d'un philosophe. Tel est, du reste, le défaut de composition du livre de M. Littré; presque tous les chapitres biographiques ressemblent à des dossiers d'affaires judiciaires. C'est que les grands faits de la vie d'Aug. Comte sont des polémiques et des procès. Il n'est pas seulement en guerre continuelle avec les adversaires de ses doctrines; on le voit sans cesse se brouiller avec ses disciples, ses amis. Son procès avec son éditeur, Bachelier, remplit plusieurs chapitres; il a de fâcheuses suites. Un autre procès, plus difficile à comprendre, est celui de sa séparation avec sa femme; on ne voit pas trop les motifs de cette mesure extrême, malgré tout l'appareil des lettres reproduites comme pièces justificatives. Aug. Comte ne cesse pas de correspondre avec sa femme après sa séparation; il lui témoigne toujours une haute estime, et l'entretient de ses travaux. Une chose curieuse est le luxe de soins méthodiques apportés par M. Littré dans la reproduction des correspondances: il met à chaque lettre un résumé analytique des matières, un sommaire, comme à un chapitre d'un traité scientifique. Le livre n'y gagne pas en intérêt; car ces lettres font toujours double emploi avec le récit dont elles sont les pièces justificatives: elles l'entravent. Elles font pis, elles ne révèlent presque jamais le fondateur de l'école positiviste sous un jour favorable; elles n'inspirent pas plus de sympathie pour sa personne, que l'exposition toujours fuyante de ses doctrines ne justifie l'enthousiasme de son disciple. En résumé, ce grand panégyrique d'Aug. Comte et de sa philosophie va contre son but. OEuvre très-faible d'un esprit très-fort, il prouve combien l'influence subie par M. Littré peut être funeste. On le plaint d'être la victime d'une illusion si profonde; on ne lit le livre jusqu'au bout que par conscience et par respect pour l'auteur.

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L'école des moralistes en France; la pensée et le style
dans leurs écrits. M. A. Marteau.

L'étude de l'homme et de la société est inépuisable autant que peu nouvelle; elle se poursuit ou se recommence, comme dit La Bruyère, « depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. » La supériorité écra sante des moralistes du passé n'a jamais découragé les imitateurs; et bien nous en a pris: car c'est ainsi qu'après les anciens, nous avons eu, pour notre part, les Montaigne, les La Rochefoucauld, les Pascal, les La Bruyère, les Vauvenargues, et tant d'autres, d'un moindre renom, mais agréables à lire encore et utiles à étudier. A cette illustre compagnie M. de Pongerville ne craint pas de rattacher comme un continuateur, M. Amédée Marteau, l'auteur de Caractères et Portraits contemporains'.

Cet écrivain, encore peu connu, appartient en effet à leur école par l'amour de la vérité et le besoin de la mettre en lumière. Mais il porte dans l'observation plus de justesse que de finesse, plus de bon sens que de verve, et il a, dans le style, plus de raison que de force. Rarement sa pensée prend une forme saisissante et se grave dans l'esprit par une image. Ses figures, quand il en emploie, en rappellent de plus connues et les détaillent. Après La Rochefoucauld qui a comparé, d'un trait si rapide, l'intérêt à la mer où se perdent les fleuves, il dira de la bêtise: « c'est un fleuve large, profond, abondant; il est alimenté, même en ce spirituel pays de France, par trop d'affluents pour tarir jamais, et les gens qui s'y abreuvent sont,

1. Hachette et Cie, xu-272 p. avec une Préface de M. de Ponger. ville.

hélas! en grand nombre. » Ordinairement, M. Marteau donne à des idées justes l'expression la plus simple, comme s'il avait peur que l'idée générale ne perdit de sa vérité absolue en sortant de l'abstraction, et que, dans des comparaisons toujours boîteuses, l'exactitude de l'observation morale ne fût compromise par des notions d'histoire erronée ou de physique suspecte.

On sait que Pascal lui-même n'aimait pas, du moins en théorie, les rapprochements et les « antithèses qui forcent les mots, et qui risquent de fausser les idées. Il disait : « Si la foudre tombait sur les lieux bas, les poëtes et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses de cette nature manqueraient de preuves. » Mais cela ne l'empêchait pas, dans la pratique, de recourir lui-même aux comparaisons et aux images, pour que la pensée laissât une empreinte plus vive et plus profonde. C'est ainsi que, dans son langage imagé, « il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d'autres, et qui, en ôtant le tronc, s'emportent comme des branches. C'est ainsi qu'il nous montre la justice et la vérité comme « deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher: s'ils y arrivent, ils en écorchent la pointe et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai. » C'est ainsi que la science humaine lui apparaît « comme une tour qui s'élève jusqu'à l'infini,» tandis que tout notre fondement craque et que la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes. C'est ainsi encore qu'il appelle l'homme «un roseau pensant; » les rivières «des chemins qui marchent; l'infiniment grand « une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part; l'univers « un petit cachot, et l'infiniment petit un raccourci d'atome. » Et Pascal a raison contre luimême, contre sa théorie. La vérité n'a toute sa force qu'en s'unissant au sentiment et le sentiment éclate, malgré qu'on en ait, en vives images. Faites les réflexions les plus justes sur la crainte de la mort ou sur les charmes

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