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le philologue, et qu'en reproduisant un modèle antique, il use d'une certaine liberté favorable au talent. Mais en revanche, le talent fait lire l'œuvre antique que la fidélité d'une interprétation scrupuleuse risque de laisser plus illisible dans notre langue que dans la langue originale.

C'est au théâtre grec que M. J. Autran est allé demander, lui aussi, le poëme qu'il voulait faire passer dans la poésie française. Ce poëme est un échantillon curieux, disons mieux, unique, d'un genre disparu, le drame satyrique, qui servait ordinairement d'accompagnement aux trilogies austères de la tragédie. On dit qu'Eschyle, le poëte des héros, des demi-dieux et des dieux mêmes, excellait dans ce genre bouffon qui mettait encore en scène les personnages de l'Olympe, mais pour en rire. Seulement, du vieil Eschyle, il ne reste que le modèle de la grande trilogie tragique. De Sophocle, qui eut aussi beaucoup de succès dans le drame satyrique, il n'a surnagé non plus aucune œuvre de ce genre. Le pathétique Euripide est le seul dont on ait conservé un drame satyrique, le Cyclope, et c'est celui que M. J. Autran a voulu reproduire1.

n

Plus d'une sorte d'intérêt s'attache au Cyclope. D'abord il est seul de son genre. Ensuite « les émotions diverses de la comédie et de la tragédie s'y entremêlent habilement, dit M. Patin. De plus c'était un chef-d'œuvre de style, au dire des anciens. Enfin les raffinés modernes ont trouvé dans ces bouffonneries un sens profond, et M. Autran croit lui-même que le poëte philosophe a voulu peindre, d'après Homère, dans la lutte d'Ulysse et de Polyphème, l'éternel combat de l'intelligence et de la matière, du droit et de la force, du spiritualisme représenté par le héros cher à Minerve, et du matérialisme, incarné dans cet ogre mythologique, dans ce géant qui n'a qu'un œil et un ventre nourri par l'homicide.» N'en cherchons pas si long. Je

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1. Michel Lévy et Cie, in-8, 106 p.

crois que, de tout temps, le peuple a aimé à voir ses dieux, comme ses héros, en déshabillé. Les sculptures grotesques de nos cathédrales, souvent obscènes comme un texte de Rabelais, peuvent nous faire comprendre que l'esprit humain, en matière religieuse, a toujours flotté entre le respect et le sarcasme. Le spectateur grossier qui avait fait ses libations les jours de fête,

Spectator, functusque sacris et potus et exlex,

était bien aise de voir ceux qu'il avait adorés ou admirés, descendre au cabaret et y perdre la raison avec lui :

Quicumque Deus quicumque adhibebitur heros,

Migret in obscuras, humili sermone, tabernas.

Quoi qu'il en soit, voilà le seul drame satyrique des anciens, le Cyclope, traduit en vers français, et qui mieux est, en bons vers. Je ne sais pas si M. Autran a vraiment mis en relief la lutte de la matière et de l'esprit, mais il a bien rendu les faciles victoires de la première. La scène de l'ivresse du Cyclope aurait réussi au siècle dernier sur notre théâtre. Le vieux Silène, qui boit pour son compte, au lieu de servir à boire, est un personnage trèsdrôle, et les effets du vin sur le Cyclope, habitué à n'assaisonner que de lait ses repas de chair humaine, sont parfaitement exprimés. J'en veux citer un fragment :

LE CYCLOPE, à Ulysse.

Prends la coupe, ô mon hôtel et sois mon échanson.

ULYSSE.

Volontiers; mieux que lui je connais la façon
D'offrir cette liqueur. Lui, verse et boit lui-même;
(A part).

Moi, pour notre salut, j'enivre Polyphème!

LE CYCLOPE.

ULYSSE.

Bois sans parler.

LE CYCLOPE.

Verse jusqu'à demain.

ULYSSE.

Tais-toi! ta grosse voix me fait trembler la main.

LE CYCLOPE

Boire et ne point parler, chose contradictoire!
Boire invite à parler, parler provoque à boire.

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Ah! la vigne, mon cher, est un bois admirable!

ULYSSE.

Je pense comme toi, pas un n'est préférable.

LE CYCLOPE.

Oh! oh! dans une mer je nage sans effort;
A loisir je m'y berce et j'en vois fuir le bord....
Mais la terre et le ciel, tout cela tourne ensemble....
J'aperçois Jupiter sous qui l'Olympe tremble.
Aurait-il, après moi, bu de ce jus divin,

Qu'il vacille en marchant!... Rien n'est sûr, tout est vain!
Les Grâces à leur tour, sur nos pentes fleuries

Descendent.... je résiste à leurs agaceries.

Avec tous vos coups d'œil, passez, nymphes des bois!
Je ne regarde pas les filles quand je bois;

Je prends pour me servir seulement Ganymède.

(Montrant Silène.)

Jeune et beau, le voilà.... viens, toi, viens à mon aide.

A qui attribuerait-on, si l'on ne connaissait d'avance l'auteur, ces plaisantes scènes du théâtre grec, que le talent poétique de M. Autran fait si bien revivre? Est-ce bien là une œuvre d'Euripide? Est-ce bien là un genre où Eschyle et Sophocle excellèrent avant lui? N'avons-nous pas d'être en pleine comédie, en plein Aristophane?

l'air

Puisque nous y sommes, restons-y. Voici, du reste, un interprète d'Aristophane capable de nous retenir. C'est M. Eugène Fallex dont nous avons cité autrefois les Scènes d'Aristophane, si bien reçues par le public et la presse1. Ce bon accueil auquel les traductions en vers ne sont pas habituées, a porté ses fruits, et l'auteur, reprenant son travail, déjà si remarquable, pour l'améliorer encore et surtout pour l'étendre, reparaît aujourd'hui avec deux volumes au lieu d'un, sous ce nouveau titre : Théâtre d'Aristophane, scènes traduites en vers français. C'est donc maintenant le théâtre même, et le théâtre entier, du grand comique que le traducteur a l'espoir de nous faire connaître; et, pour cela, il n'a pas cru nécessaire d'en traduire les diverses pièces en totalité, mais d'en extraire des scènes assez nombreuses et assez variées pour nous donner des échantillons de tous les tons et de toutes les manières du poëte.

On sait qu'Aristophane en a beaucoup. Volontiers bouffon, personnel, insolent et licencieux, il se complaît parfois dans les idées élevées et pures, dans le noble langage, sauf à détonner, au bout d'une tirade, par une plaisanterie obscène ou par un trait de satire. Il sait faire parler à la sagesse et à la folie, chacune leur langage; mais il trouve plus plaisant de donner à chacune le langage de l'autre. Jamais on n'a rien vu de plus mêlé. Comme La Bruyère l'a dit de Rabelais, on peut dire d'Aristophane qu'il « est le charme de la canaille, et peut être le mets des plus délicats. » Le grossier et le noble se rencontrent tour à tour dans ce théâtre aimé de la foule, mais le grossier domine. Dans une traduction par extraits, adressée au public délicat et honnête, la proportion sera changée; tout ce qu'il y a de noble sera recueilli avec soin, et le grossier

1. Voy. t. II de l'Année littéraire, p. 74-78. 2. Aug. Durand, 2 vol. in-18, 260-308 p.

même sera de choix. M. Fallex a scrupuleusement écarté l'ordure, et en nous offrant, néanmoins, un Aristophane encore très-fort et très-vivant, il prouve que son auteur, comme le dit aussi La Bruyère de Rabelais, « avait assez de génie et de naturel pour s'en passer. Mais il en fallait pour le peuple athénien d'alors, avide de plaisanteries obscènes et de satires bouffonnes. Le texte original, les traductions complètes, semées de mots latins, quand la pudeur du mot français recule, feront connaître Aristophane tel que la société de son temps voulut qu'il fût; les scènes traduites par M. Fallex le font voir tel que le goût moderne voudrait qu'il n'eût jamais cessé d'être.

Son Théâtre d'Aristophane donne en outre une juste idée des œuvres ou parties d'œuvres qu'il n'a pas jugé à propos de traduire. Il a recours, pour cela, à un système ingénieux d'analyses et de transitions qu'il avait déjà pratiqué dans la première édition, et que les accroissements de la seconde lui ont fourni l'occasion d'étendre. Chacune des scènes traduites est précédée d'un sommaire vif et rapide, qui indique le sujet de la scène, et marque sa place dans la pièce. Ainsi se forme, entre de simples fragments, un lien délicat, une suite rigoureuse qui est celle même de l'œuvre entière. Les Nuées, par exemple, sont représentées par sept grandes scènes, dont chacune porte un titre particulier, piquant, recherché même, mais exact, et forme une petite pièce nettement détachée. Leur suite nous fait parfaitement connaître toute cette comédie si originale et si plaisante qu'on a accusée d'avoir causé la mort de Socrate. Les autres pièces sont aussi rappelées par un nombre suffisant de scènes : les Chevaliers et les Guêpes en comptent six, les Grenouilles, les Acharniens, la Paix, les Oiseaux, les Fêtes de Cérès, l'Assemblée des femmes, en ont chacune quatre. Le Plutus est traduit tout entier.

Une seule comédie se fait remarquer par son absence, c'est Lysistrata. M. Fallex n'en place même pas le titre à

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