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ment les diverses commissions que l'Academie a nommées pour ce grand travail, avaient abouti, en 1858, à une première livraison d'un plan si vaste que, d'après des calculs vraisemblables, il ne fallait pas moins de six ou huit mille ans pour le mener à fin du même pas . Cette livraison n'a pas encore été suivie d'une seconde, et ce n'est pas de ces hauteurs de l'horizon littéraire que descend aujourd'hui l'œuvre si désirée et si nécessaire d'un vrai dictionnaire de la langue française. Nous la devrons, comme nous le pensions, aux efforts individuels d'un seul homme, d'un savant énergique et modeste dont le nom se recommandait jusqu'ici par des études rigoureuses et précises qui produisent plus d'estime que de gloire; aujourd'hui même, on l'a vu arriver à la renommée, non par l'immense travail dont il donne les prémices au public, mais par les violences dirigées contre lui par un des membres les plus éminents de l'épiscopat. On comprend que nous parlons de M. E. Littré, dont le Dictionnaire de la langue française restera une des œuvres capitales du siècle. Au moment où paraissaient les premières livraisons d'un travail annoncé et attendu depuis des années, M. Littré était présenté par quelques amis comme candidat à l'Académie française; une dénonciation solennelle de l'évêque d'Orléans, habilement lancée quelques jours auparavant celui de l'élection', signala le solitaire travailleur comme un professeur d'athéisme et d'immoralité, et sa défaite devint certaine. Elle fut bien vengée : l'éclat même de l'échec donna au nom de M. Littré une célébrité inattendue, et le principal dispensateur de la gloire littéraire de nos jours, M. Sainte-Beuve, consacra à sa vie et à ses travaux une notice qui restera

1. Voy. t. I de l'Année littéraire, p. 403-409.

2. L. Hachette et Ci, gr. in-4 à 3 colonnes, livraisons 1-7 (A-DER) 1056 p.

3. Sous le titre d'Avertissement aux pères de famille (in-8).

elle-même comme une de ses meilleures inspirations 1. L'homme obscurément utile était parvenu à la popularité sans la chercher, son œuvre l'y maintiendra.

Rien de plus simple que le plan du Dictionnairee de la langue française de M. Littré. Dans ces sortes d'ouvrages, le cadre et la disposition sont imposés d'avance, et tous les dictionnaires se ressemblent par le but ou les prétentions; l'exécution seule diffère et en fait le mérite. Celui de M. Littré contiendra donc, comme tous les autres, comme ceux de Napoléon Landais, de Bescherelle, de Poitevin, de Dupiney de Vorepierre, la nomenclature, la prononciation et la signification des mots, leurs diverses acceptions aujourd'hui et dans les auteurs des deux derniers siècles, des remarques grammaticales, les étymologies, toutes les choses enfin qui sont nécessaires dans les lexiques un peu complets; il y ajoutera, pour la partie historique, une série de citations empruntées aux siècles où la langue n'était pas encore fixée par des œuvres classiques. La ligne est toute tracée, mais il s'agit de la suivre : il s'agit, pour la nomenclature, d'être complet, en accueillant même le néologisme dans une juste mesure; pour la prononciation, de la donner conforme au meilleur usage; pour la signification des mots, d'en embrasser avec ordre et clarté les acceptions diverses et de les autoriser par des exemples; pour les remarques grammaticales, d'éclaircir les difficultés, de préciser les points indécis, de décréter les règles certaines et plus encore de se défier des règles arbitraires; pour l'étymologie, de savoir choisir entre les hypothèses contraires, et de donner, dans ce domaine des conjectures, le certain et l'incertain pour ce qu'ils sont. Quant à l'histoire, la méthode est tout simplement de

1. Notice sur M. Littré, sa vie et ses travaux insérée dans trois numéros au Constitutionnel (juillet 1863) et devant faire partie des Nouveaux lundis de l'auteur; publiée à part, avec la Préface du Dictionnaire (Hachette et Cie, in-8, 108 p.).

prendre les mots à leur première apparition dans les plus anciens monuments de la langue et de les suivre de siècle en siècle dans leurs changements d'acceptions et de formes.

Mais ce plan si simple, comment le suivre? ce cadre si exact comment le remplir? On est effrayé du labeur que suppose l'accomplissement d'une telle tâche pour un seul mot important, aux sens variables et d'un usage continuel. Voyez le mot COEUR, par exemple: M. Littré ne distingue pas moins de vingt-deux acceptions différentes, dont il donne d'abord l'énumération, avant de les reprendre une à une et de justifier chacune d'elles par des exemples plus ou moins nombreux suivant son importance. Pour tous les sens où ce mot, si complaisant et si mobile, se prend encore de nos jours, nous voyons se grouper des phrases complètes de nos meilleurs auteurs, depuis le dix-septième siècle jusqu'à nous : prosateurs, poëtes, orateurs, historiens, auteurs dramatiques, romanciers, savants, naturalistes, théologiens, tous les noms célèbres de notre littérature classique et de notre littérature contemporaine sont là; car M. Littré, au lieu de ces phrases banales et anonymes que la plupart des dictionnaires prennent arbitrairement pour exemples, n'admet que des citations authentiques, avec le nom de chaque auteur, le titre de l'ouvrage, le chapitre et souvent le chiffre de la page, du vers ou du paragraphe. Qu'on se figure quelle riche collection de phrases assurément bien françaises nous allons trouver parmi les acceptions encore en usage du seul mot cœur, dans sept colonnes de petit texte qui donneraient près de vingt pages de format ordinaire. L'histoire de c même mot, pour avoir moins de développement, ne suppose pas moins de savoir et n'a pas moins de précision. Du onzième siècle, où les lois de Guillaume et la chanson de Roland nous offrent le queur et le coër dans des loc tions d'une physionomie si étrangère, jusqu'au douzièmecù Rabelais, Montaigne, Amyot, d'Aubigné, Ambroise Paré,

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Olivier de Serres, Pasquier et cinquante autres emploient le même mot sous une forme plus moderne et dans des phrases presque tout à fait françaises, nous voyons se dérouler toute une série d'exemples curieux empruntés aux romanceros, aux chansons, aux fabliaux, aux grands et petits poëmes du moyen age, aux sermons, aux chroniques, aux pièces officielles, aux traités de sciences ou d'enseignement. Un seul mot devient alors, dans l'immense océan de la langue, comme un affluent dont on pourrait suivre le cours entier en le démêlant de tous les autres fleuves, rivières et affluents avec lesquels il s'est confondu dans le long et vaste travail de formation de notre idiome.

Telle est la tâche que M. Littré s'est imposée, non pas pour quelques mots seulement mais pour cent mille peutêtre, et jusqu'ici, on peut dire qu'il l'a remplie sans faillir. Les mille premières pages, c'est-à-dire trois mille colonnes, attestent la vigueur avec laquelle l'entreprise a été commencée et sera poursuivie. Car pour amasser toutes ces sortes d'exemples sur les mots des premières lettres, il a fallu en recueillir dans la même proportion sur les mots de tout l'alphabet; et quand on a réalisé, sur un tel plan, le tiers ou le quart d'une pareille œuvre, c'est que les matériaux de l'œuvre entière sont prêts. On pouvait dire du Dictionnaire historique de l'Académie française, en voyant la première livraison, que nous n'en verrions sans doute pas la suite et certainement pas la fin; au contraire, en étudiant la première partie du Dictionnaire de la langue française de M. Littré, on peut en attendre avec confiance l'achèvement.

Et pourtant, jamais l'on ne dira ce qu'une pareille œuvre suppose non-seulement de savoir, mais de courage, d'attention et de conscience. Le savoir éclate dans cette accumulation d'exemples si précis, dont je parlais tout à l'heure; les autres qualités sont attestées par tous les détails des moindres articles. La seule prononciation,

expliquée en une ligne ou deux, suppose une continuité d'observation minutieuse dont s'aperçoit à peine celui qui demande un conseil, en passant, à son dictionnaire sur ce point délicat. On compte par centaines les remarques comme celles-ci : « COURROUX (Kou-rou; l'r se lie: un kou-rou-z aveugle.) CORDIER (Kor-dié; l'r ne se lie jamais; au pluriel, l's se lie: les cordiers et les cordes, dites les kor-dié-z, etc., etc.) - COURT (Kour, kour't; usage variable pour la prononciation du t; les uns disent: Un kour espace de temps; les autres: Un kour't espace, etc.» Voici d'une utilité plus spéciale et plus locale: « Année (a-née, et non, comme disent quelques-uns, surtout les gens du Midi, an-née, où an est prononcé comme dans antérieur, Quelquefois la prononciation, fixe et certaine aujourd'hui, était autre dans les siècles passés; M. Littré n'omet pas ces variations et rappelle les observations des anciens grammairiens qui les attestent ou les monuments littéraires qui en gardent la trace. Ces indications rétrospectives d'une prononciation disparue, mêlent à l'utilité pratique de ces sortes d'observations, un intérêt de curiosité.

D

Je veux louer particulièrement les remarques grammaticales auxquelles certains mots et les locutions où ils entrent, peuvent donner lieu. J'ai abordé, je l'avoue, le Dictionnaire, sur ce point, avec quelque inquiétude. Les habitudes d'un esprit un peu absolu, le besoin d'ordre et de synthèse pouvaient entraîner M. Littré à ces excès de réglementation arbitraire si ordinaires à nos modernes grammairiens. Ceux-ci, le plus souvent, substituant aux caprices mobiles de l'usage les prétendues exigences de la logique, sont en train de dépouiller notre langue du peu qui lui était resté de laisser-aller et de souplesse ; ils l'ont traitée géométriquement, comme les ingénieurs traitent nos anciennes routes, rectifiant toutes les sinuosités pittoresques par la rigidité monotone de la ligne droite. Ils ont

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