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son rang; mais dans les Notes de la fin du volume qui sont intéressantes et considérables, deux lignes préviennent le lecteur du motif de l'exclusion: « Impossible, ditil, d'extraire une seule scène convenable de cette pièce entière par trop aristophanesque. Puis un vers de Boileau, légèrement modifié,

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Le grec en ses propos brave l'honnêteté.

indique de quel genre d'impossibilité il s'agit. Si l'on ne pouvait rien traduire de cette comédie si effrontément licencieuse, il était utile néanmoins d'en dire le but et la nature des ressorts mis en œuvre. Ce qu'il y a de singulier, c'est que Lysistrata, avec ses allures de priapée, était aussi une pièce politique. C'est encore un plaidoyer en faveur de la paix. Cette fois, ce sont les femmes qui se sont mis en tête de la faire conclure et, pour y parvenir, elles ont juré d'employer tous les moyens d'influence qu'elles peuvent avoir sur leurs maris. C'est le choix de ces moyens qui a fait de cette comédie politique la plus énorme des bouffonneries que l'antiquité nous ait transmises. Si une chose est propre à nous faire juger de l'état moral de la société athénienne, c'est cette étrange pièce qu'il était aussi difficile d'omettre que de citer.

Mes lecteurs ont déjà vu, par des extraits de la première édition des Scènes d'Aristophane avec quel talent M. Fallex sait rendre ce qu'il y a de plus acceptable dans cet auteur. Je ne citerai aujourd'hui qu'un passage des chœurs, une des parties les plus neuves de cette seconde reproduction du Théatre d'Aristophane. Voici, dans un chœur des Oiseaux, de la grande poésie parodiée à s'y méprendre, sauf le dernier mot, le bouquet; c'est, comme le dit le traducteur, une solennelle élégie, le plus noble des hymnes antiques, finissant brusquement par un coup de sifflet:

Humains, faibles humains, errant dans la nuit sombre,
Race sans consistance, espèce de limon,

Plus légers que la feuille et plus frèles que l'ombre,
Créatures d'un jour, sans ailes et sans nom,
Mortels infortunés qu'on appelle des hommes,
Et qui ne ressemblez qu'aux songes passagers,
Écoutez ce discours, apprenez qui nous sommes :
-Immortels, éternels, à la terre étrangers,
Libres enfants des airs, toujours beaux de jeunesse,
Sur l'immense infini fixant toujours les yeux,
Nous vous révélerons la céleste sagesse,
L'essence des oiseaux, l'origine des Dieux,
La coupe d'où les eaux, s'épanchent en rivières,
Le Chaos et l'Erèbe, abîmes inconnus;

Et quand nous vous aurons dévoilé ces mystères,
Mortels!... Envoyez-moi promener Prodicus!

M. Fallex a suffisamment prouvé qu'il sait faire le vers, en traduisant les vers des autres, et qu'il a la verve comique, en faisant écho à celle d'Aristophane. Malgré ses succès de traducteur, nous sommes tenté de croire qu'il a, pour le moment, assez traduit. L'interprétation en vers, même quand on y réussit comme lui, n'est pas assez utile au public lettré pour qu'un homme de valeur s'y consacre exclusivement. C'est un excellent exercice pour se faire la main, pour s'habituer à rendre des idées toutes trouvées, mais une fois qu'on est devenu à ce point maître de la forme poétique, il faut oser la mettre au service de ses propres pensées. Je ne suis ni le seul ni le premier à dire au traducteur d'Aristophane qu'il nous a donné le droit d'attendre désormais de lui des œuvres plus personnelles.

La traduction en vers n'est vraiment acceptable que dans la mesure où M. Fallex a su se renfermer et avec cette liberté d'interprétation qui laisse au talent de M. Autran tout son essor. Quant à la reproduction scrupuleusement exacte en vers français de toute une grande œuvre poétique étrangère, elle me semble toujours condamnée

aux plus médiocres résultats. Les exemples ne nous ont pas manqué jusqu'à ce jour. Il serait facile de les multiplier, et par je ne sais quelle fatalité les auteurs qu'on s'attache le plus à traduire sont précisément les plus intraduisibles. J'ai parlé, il y a quelques années, d'une traduction en vers français de toute l'œuvre de Dante, rendue tercets par tercets, avec la prétention à la plus rigoureuse exactitude. La presse avait prodigué les éloges à ce travail; l'Académie française l'avait couronnée. Je me suis borné à reproduire pour mes lecteurs des fragments cités comme les plus remarquables, afin qu'on pût juger en lui-même un travail pour lequel je craignais d'être sévère. Cette traduction a paru particulièrement insuffisante à M. Hippolyte Topin, qui s'est beaucoup occupé de langue et de littérature italiennes. Seulement l'échec des autres ne lui semble pas résulter de la force même des choses, et il espère être plus heureux en recommençant pour la Dirine Comédie de Dante Allighieri1, ce qu'il les accuse d'avoir mal fait.

Il a la confiance d'avoir fait mieux, et dans un Discours préliminaire très-considérable, il réunit pour provoquer la comparaison des autres versions avec la sienne, de longs fragments de traductions, non-seulement en français, mais en anglais, en allemand, en espagnol, et des imitations libres dans ces diverses langues. Pour lui, c'est au dernier des trois poëmes dantesques, au Paradis, qu'il s'attaque, à celui qui est le plus éloigné du génie français à notre époque et le plus intraduisible. Je ne m'occuperai pas de l'exactitude de la version nouvelle, malgré les facilités que M. H. Topin nous offre pour le faire, en mettant le texte italien en regard de ses tercets français. Qu'importe, encore une fois, l'exactitude, si, pour l'obtenir, vous torturez notre langue au point de ne plus offrir au lecteur

1. A. Allouard; 2 vol. in-8°, 334-320 p.

que de pénibles énigmes? Je parcours le nouveau Paradis et je cite au hasard:

Quand les fils de Latone, œil des nuits, feu du jour,
L'un voilé du bélier, l'autre de la balance,
Ont du même horizon l'accidentel contour,

Si peu que le zénith suspende leur distance,
Jusqu'au moment où l'un et l'autre décentrant
L'hémisphère changé, passe à la difference:

Aussi peu Béatrix d'éclat se colorant,
Interdite, se tait, s'arrête face à face.

Du point qui domina mon œil récalcitrant'.

Quand ce serait là, mot à mot, la langue de Dante, ce serait un bien mauvais service lui rendre que de la lui faire parler chez nous. Et c'est là pourtant le tort que la plupart des auteurs de traductions en vers feraient à leurs poëtes favoris, si ces traductions venaient à se répandre. Il faut une vraie passion sans doute pour faire avec les mots de notre langue une sorte de marqueterie qui représente tant bien que mal tous les détails d'une grande œuvre étrangère. Que veut-on? il y a des passions malheureuses.

On m'a signalé de divers côtés la traduction en vers d'une autre grande œuvre italienne, de la Jérusalem dėlivrée du Tasse, par M. Desserteaux, conseiller à la Cour impériale de Besançon. Cette publication remonte à une époque déjà trop éloignée pour que j'aie pu en parler. Le vers français est moins pénible, moins rocailleux que celui des derniers traducteurs de Dante. Cela tient à la nature plus douce du génie du Tasse: le Virgile italien prête au système d'élégance inaugurée par les traductions de De

1. Chant XXX, page 105.

2. Librairie Nouvelle (1855), in-8°, vi-448 p.

lille. Disciple un peu récalcitrant de cette école, M. Desserteaux s'efforce de mettre dans son vers plus de concision et de rigueur. Je n'en crois pas moins que, si le Tasse nous était inconnu, ce n'est pas une telle traduction qui le ferait beaucoup lire; et malgré tout le soin qu'elle révèle, cette tentative pour faire passer dans notre langue poétique une grande œuvre étrangère dans sa totalité, nous fournirait, si nous avions le temps de nous y arrêter davantage, un argument de plus contre ces sortes d'entreprises.

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