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En vérité, quand le sentiment du beau le saisit et l'élève ainsi, malgré lui, au-dessus de nos infirmités et de nos misères, M. Th. Gautier me fait l'effet d'un spiritualiste sans le vouloir; il prouve à son insu que, pour être réellement distinct de la morale, l'art ne s'adresse pas moins, comme elle, aux parties les plus nobles de notre nature et qu'il emporte, par des routes qui lui sont propres, l'esprit et le cœur aux mêmes régions élevées. Mais par quelles lourdes chutes M. Gautier nous ramène à la terre et dans quelles trivialités de langue il se hâte d'éteindre les rayons immatériels de la beauté !

Mademoiselle de Maupin qui sert de prétexte à ce travestissement d'idées justes en paradoxes et de nobles sentiments en brutalités provoquantes, est un roman d'analyse et de peinture. L'intrigue se réduit à un fil léger entre des scènes assez peu variées d'amour sensuel. La beauté de la forme, idole de M. Gautier, y reçoit les hommages les plus complaisants, mais non les plus désintéressés. Les personnages ont des sens plus exigeants que ne le comporte la profession de foi de l'auteur et ne s'arrêtent pas à ses vœux platoniques. La vue ne suffit pas à leur ivresse, et le roman ne leur refuse aucune des excitations, aucun des raffinements de la volupté. M. Th. Gautier ressuscite même, pour leur plus grande satisfaction, une partie des mystères de l'antique hermaphroditisme. La transformation de son héroïne en homme amène quelques scènes assez vives, comme celle du duel de la jeune fille avec le terrible frère de sa compagne; mais, en général, elle est une source de provocations à une sensualité contre nature et aux rêves les plus dépravés de l'imagination.

Le roman est, je ne crains pas de le dire, pire que la Préface. Celle-ci compromettait la cause de l'indépendance de l'art par un plaidoyer de mauvaise humeur et de mauvais ton; le roman lui est plus funeste encore, en faisant rejaillir sur elle un peu de l'aversion de tout esprit hon

nête pour l'œuvre dangereuse qu'on l'accusera d'avoir inspirée. Etrange effet de la réaction vous déclarez le roman étranger à la morale et vous le tournez hostilement contre elle; vous protestez contre les banalités édifiantes, et vous vous jetez dans l'immoralité raffinée; vous croyez que la dignité de l'art lui interdit de chercher à être utile, et vous le faites funeste; vous ne voulez pas du mariage du talent avec la vertu, et vous ne prononcez son divorce que pour l'accoupler au vice; vous ne tolérez pas que le livre d'imagination soit un agent de propagande, d'initiation politique, philosophique ou religieuse, et vous en faites une initiation à la débauche, un agent de dépravation. Les enfants terribles du romantisme nous avaient déjà donné le spectacle de ces aberrations, dont toutes les réactions sont coutumières: on ne voulait plus du beau idéal, parce qu'il n'est pas dans la nature; ils ont été chercher, également hors de la nature, l'idéal du laid.

C'est une justice à rendre au Capitaine Fracasse, qu'il ne compromet pas la théorie de l'art désintéressé par de semblables écarts; mais il ne lui rend pas non plus le service de la justifier par une incontestable supériorité. Ce roman, le plus long de ceux de M. Th. Gautier, n'en est pas le meilleur; il ne peut rivaliser avec la plupart de ses aînés, ni par l'unité de la pensée, ni par le talent soutenu de l'exécution. Son infériorité vient surtout de ce qu'il n'a pas été écrit à l'époque où il avait été conçu. Annoncé, il y a bientôt trente ans, comme devant être une des principales œuvres de l'auteur, il a été abandonné sur le métier aussitôt qu'il y a été mis. Quand il a été repris, l'inspiration première s'était évanouie; l'auteur n'était plus le même, et tout était changé autour de lui. Il en est résulté d'étranges disparates ici les ciselures savantes d'une forme travaillée avec amour; là le laisser-aller et les molles négligences d'une narration improvisée; tantôt de l'éclat, de la vigueur, de la couleur locale à profusion,

l'abus de l'archaïsme, un pittoresque effréné; tantôt, nulle trace de cette sorte de poésie en prose qui fut un des caractères du romantisme, mais le langage plus terne et moins sonore des romanciers d'aujourd'hui. Le Capitaine Fracasse est une de ces œuvres inégales, où le voisinage et le contraste d'une simplicité relative donnent à l'originalité un air de bizarrerie.

Le chef-d'œuvre de l'ancienne manière de M. Th. Gautier, de sa manière romantique, est, au début du livre, la description du Château de la misère. Je ne crois pas que jamais on ait pu aussi bien peindre avec les mots. L'auteur est artiste jusqu'au bout de la plume. Il ne trace pas un trait qui ne donne du relief à l'idée; il n'écrit pas un mot qui ne fasse image, pas une phrase qui ne laisse dans l'esprit ou même dans les yeux une impression aussi nette, aussi vive que pourrait le faire un dessin d'illustration, une gravure. Il faudrait çiter également et le lieu de la scène et chacun des personnages, le chien Miraut, le chat Beelzebuth, le bon et fidèle domestique Pierre, et le vieux cheval et le jeune maître, le baron de Sigognac, aussi misérable que son château. Je prends au hasard un alinéa entre cent autres écrits ou burinés avec le même soin.

« Un maigre feu léchait de ses langues jaunes la plaque de la cheminée, et de temps en temps atteignait le fond d'un coquemar de fonte pendu à la crémaillère, et sa faible réverbération allait piquer dans l'ombre une paillette rougeâtre au bord des deux ou trois casseroles attachées au mur. Le jour qui tombait par le large tuyau montant jusqu'au toit, sans faire de coude, s'assoupissait sur les cendres en teintes bleuâtres et faisait paraître le feu plus pâle, en sorte que dans cet âtre froid la flamme même semblait gelée. Sans la précaution du couvercle il eut plu dans la marmite, et l'orage eût allongé le bouillon. >

Il y a sans doute plus d'un trait d'un goût suspect dans ces peintures à outrance ici, la solitude ennuyée étire

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ses jointures;

là, la tempête appuie son genou sur le frêle obstacle des vitres. » Mais ces tons criards se perdent dans la richesse générale de la couleur et la précision ordinaire du dessin.

J'aime moins l'abus de l'archaïsme dans le Capitaine Fracasse. On le trouve particulièrement, avec cette préoccupation excessive de la peinture, dans les premiers chapitres. Cet archaïsme a souvent le tort de sonner faux; il se mêle aux néologismes inutiles et les rend plus choquants. L'auteur verse à la fois, dans sa phrase, sans raison ni profit, le dictionnaire du passé et le dictionnaire de l'avenir. Certains mots du seizième siècle reviennent avec une fréquence monotone qui dénonce le pastiche. L'imitation du style de Rabelais était facile à mieux soutenir, et, dans ce cas même, elle eût encore donné au style de M. Th. Gautier quelque chose d'artificiel qui ne vaut pas le cachet propre de son originalité.

Le Capitaine Fracasse demandait une perfection de forme d'autant plus grande que l'action avait moins coûté d'efforts d'invention. La fable en est prise, en grande partie, au Roman comique de Scarron. Ce sont des aventures de comédiens ambulants au temps de Louis XIII. Le baron de Sigognac a quitté son château délabré pour courir la France à la suite d'une troupe à laquelle il a donné asile pendant une nuit d'orage. Il devient amoureux de l'Isabelle; il prend la place du Matamore qui a péri dans la neige, et change le nom de ses ancêtres pour celui de capitaine Fracasse. On joue la comédie dans les châteaux, dans les auberges, en plein air, dans les granges et l'on arrive à Paris, après toutes sortes d'aventures de grand chemin. La jeune première rend au baron amour pour amour; mais tout s'arrête au sentiment platonique. Elle est trop fière pour être sa maîtresse, et estime trop le nom de Sigognac pour l'humilier par une mésalliance. Beaucoup de traverses, beaucoup d'incidents viennent troubler leurs

amours. Il se donne des coups de bâton, de grands coups d'épée; on risque des enlèvements, on a à se défendre contre les séducteurs et contre les brigands. Le Sigognac fait des merveilles de courage et d'escrime; il dispute à de grands seigneurs son amante ou l'arrache de leurs mains. Enfin l'on apprend qu'Isabelle est la propre sœur du plus puissant et du plus hardi de ses soupirants, le duc de Vallombreuse. Le prince, leur père, a reconnu sa fille, grâce à une bague d'améthyste, et il la marie au baron de Sigognac qui rentre, après l'hyménée, au manoir de ses pères. Le château de la misère, transformé, est devenu désormais le château du bonheur.

Le Capitaine Fracasse est, comme le veut la poétique de M. Th. Gautier, un roman d'art dégagé de toute préoccupation morale. Il ne prouve rien que le besoin de peindre et de conter. Ceux qui, comme La Fontaine, prennent un plaisir extrême au récit de Peau d'âne, ne seront pas insensibles à celui des aventures de la belle Isabelle. Les critiques, éplucheurs de syllabes, pourront s'attaquer à l'invention et à la forme: ils voudront l'une plus neuve, l'autre plus égale et plus française; mais la morale n'aura rien à démêler avec ces jeux de l'art et de l'imagination.

M. Ernest Feydeau est; pour le réalisme contemporain, ce que M. Gautier fut pour le romantisme, après 1830. Son roman de Fanny, a été, sauf le style, le pendant de Mademoiselle de Maupin. On se souvient que ce livre d'un débutant fut d'autant plus lu qu'il était plus vivement attaqué par la critique. Aussi l'auteur a-t-il juré de mourir dans l'impénitence finale. Il ne se borne pas à rester fidèle, dans ses derniers volumes, aux procédés qui avaient fait le succès de son premier, à les exagérer même, il les a élevés à la dignité de théorie, et, suivant l'exemple de M. Gautier, il a voulu écrire de sa propre main la poétique du genre dont Fanny est le modèle. L'occasion de

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