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force des choses, je n'admets le fatalisme ni en philosophie, ni dans l'histoire. Je le repousse également de l'esthétique.

M. Feydeau invoque un singulier argument, pour dégager entièrement sa responsabilité; c'est le succès de son livre. Il a fait des études d'archéologie que les savants peuvent estimer, et personne ne les a lues; il a fait des romans condamnés par les moralistes, et il a compté les éditions par vingtaines. Preuve merveilleuse que, si les livres sont mauvais, la faute en est à la société qui serait elle-même mauvaise. Je sens que de telles discussions nous éloignent beaucoup des choses littéraires; il faut pourtant répondre et conclure. D'abord, le succès ne justifie pas tout, et il a lui-même besoin d'être justifié. Il ne prouve pas plus la vérité d'une thèse que la justice d'une cause. Singulier criterium qui donne raison à tout le monde, nonseulement tour à tour, mais en même temps! Car regardez comme les systèmes les plus divers font réussir à la fois auprès du public les œuvres qu'ils inspirent.

Pour ne prendre, avec le roman, que le théâtre, le genre qui s'en rapproche le plus, ne voyons-nous pas accueillir avec la même faveur les livres et les pièces les plus opposés ? Le théâtre de M. Octave Feuillet exploite, aux applaudissements de la foule, le triomphe de la Providence et de la Grâce; celui de M. Emile Augier nous étale, aux mêmes applaudissements, le spectacle d'immoralités qui n'ont d'autre châtiment qu'elles-mêmes. Parmi les romans à succès, Sibylle insinue mollement le mysticisme, Mademoiselle de La Quintinie défend vigoureusement les droits de la raison. L'année qui a vu naître Madame Bovary et Fanny, a vu s'épanouir le Roman d'un Jeune Homme pauvre. Il y a donc, au milieu de nos sociétés mêlées et de nos époques de transition, une assez large initiative laissée à l'écrivain, et un assez grand choix de causes à soutenir, sans qu'il soit rivé à l'une d'elles par les nécessités du succès.

Suivant qu'il en sert une bonne ou mauvaise, ou qu'il n'en sert point du tout, ses livres sont bons ou mauvais, ou moralement indifférents. Ils peuvent faire du bien ou du mal, fortifier ou amollir, précipiter ou retenir le mouvement, auquel ils ont l'air de se laisser emporter. Ils peuvent surtout, toute cause religieuse, politique ou sociale à part, ils peuvent démoraliser et corrompre; ils peuvent offrir de parti pris des excitations dangereuses aux sens et à l'imagination. Ils peuvent rivaliser avec ces produits obscènes de la gravure et de la photographie auxquels la police fait justement la guerre. Et dans cette voie osera-t-on dire que le succès justifie le roman et que l'immoralité de la société qu'il flatte, dégage la responsabilité de l'auteur?

S'il peut y avoir, moralement, de bons et de mauvais livres, comme il y a, en général, des œuvres d'art morales et immorales, en quoi consiste donc cette moralité? Ma formule est bien simple: elle consiste à représenter la nature humaine et la société telles qu'elles sont, sans caresser leurs faiblesses, sans les bercer de folles illusions, sans les peindre systématiquement ou meilleures ou pires qu'elles ne sont. Pour M. Feydeau, qui ne voit qu'un côté du mal, celui où il ne penche pas, « le danger des romans, s'il existe, consiste uniquement dans le parti pris de représenter l'humanité avec de flatteuses couleurs, de la montrer enfin meilleure qu'elle ne l'est ». C'est-à-dire que, suivant lui, les mauvais romans sont précisément ceux que l'on recommande d'ordinaire comme étant les bons, ceux que l'on met volontiers entre les mains de la jeunesse, qu'on permet même de lire à nos filles.

M. Feydeau est, en partie, dans le vrai ces romans-là sont mauvais et dangereux, parce qu'ils sont faux et qu'ils donnent, de la vie et du monde, des idées dont il faut plus tard se défaire et dont on ne se défait pas toujours facilement. Oui, la vérité vaut mieux que la convention, comme

apprentissage de la vie; mais la vérité, dans l'art, a ses limites, et si la morale n'ordonne jamais d'altérer la réalité, la pudeur ne permet pas toujours de la dévoiler tout entière. Le rôle de la moralité dans le roman et au théâtre se réduit à peu de chose, il est purement négatif; ce n'est pas un principe, c'est une borne, ce n'est point un guide pour l'imagination, c'est un garde-fou. Pourvu que l'auteur ne se complaise pas dans la peinture du vice et ne spécule pas sur l'attrait dangereux de la licence, il n'a point à se préoccuper d'enseigner ni de moraliser. S'il reste dans le vrai, il enseignera la vie, il laissera aux choses honnêtes leur puissance naturelle, qui vaut mieux qu'une supériorité de convention. Le vieux Corneille disait luimême que la naïve peinture des vices et des vertus ne manque jamais à faire son effet, quand elle est bien achevée et que les traits en sont si reconnaissables qu'on ne peut les confondre l'un dans l'autre, ni prendre le vice pour la

vertu. »

M. Feydeau s'escrime ensuite avec raison contre la théorie banale qui demande, au roman comme au drape, montrer le vice puni et la vertu récompensée. Il n'ajoute pas grand'chose aux arguments fournis par Corneille contre cette théorie. Nous l'avons nous-même combattue après bien d'autres. C'est elle qui défraye les sévérités d'une critique fort au goût de la bourgeoisie; c'est elle que l'on oppose aux témérités de MM. Dumas fils et Emile Augier; c'est elle qui contient la loi et les prophètes pour Messieurs de la Censure; c'est en son nom que ces défenseurs de la morale publique repoussaient les Lionnes pauvres, ou demandaient que l'héroïne, entre le quatrième et le cinquième acte, fût victime de la petite vérole, châtiment naturel de sa perversité ». Comme si, dans son affreuse vérité, la lionne pauvre », Séraphine, n'était pas assez odieuse et assez effrayante pour décourager l'imitation! Mais il fallait à tout prix satisfaire à ce système de pu

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nition immédiate du vice, qui, suivant Aristote rappelé par Corneille,« n'a eu de vogue que par l'imbécillité du jugement des spectateurs. »

Le croirait-on? M. Feydeau se reproche d'avoir sacrifié lui-même à ce système. L'auteur de Fanny s'accusant de moralité! A ses yeux, les romanciers modernes les plus osés ne sont pas à l'abri de ce blâme. « A leur insu, le désir de corriger le vice les saisit peu à peu, et, pour obéir à cette faiblesse de leur conscience, ils se font subjectifs d'objectifs qu'ils avaient été d'abord.» Je ne comprends pas bien ici l'emploi de cette phraséologie allemande, qui, par elle-même et à sa place, n'en est pas moins très-claire. L'auteur ajoute: « Je n'ai pas échappé plus que tant d'autres à cette influence de la manie de notre siècle, et c'est là ce qui constitue à mes yeux notre plus déplorable infériorité. »

Que M. Feydeau se rassure: ce n'est pas par là qu'il pèche. Seulement, il importait de ne pas déplacer la question de moralité. Je rends la parole au grand Corneille : . Comme le portrait d'une laide femme ne laisse pas d'être beau, et qu'il n'est besoin d'avertir que l'original n'en est pas aimable, pour empêcher qu'on l'aime, il en est de même dans notre peinture parlante; quand le crime est bien peint de ses couleurs, quand les imperfections sont bien figurées, il n'est pas besoin d'en faire voir un mauvais succès à la fin pour avertir qu'il ne les faut pas imiter. » Faire la peinture vraie du mal sans le rendre aimable, mettre le vice en scène sous ses propres couleurs sans le rendre contagieux, ne point prêcher contre les méchants, ne pas avertir même qu'il ne faut pas les imiter, et cependant inspirer contre eux un juste éloignement, voilà le point où l'art et la morale se réunissent. Un roman, un drame ne sont ni un sermon édifiant, ni une thèse en faveur de la Providence, ni une apothéose de la vertu; ils peuvent pourtant aller au même but par des voies diffé

rentes, ils peuvent élever l'esprit, épurer les sentiments, fortifier les caractères, détourner, par le mépris, des bassesses dont ils nous font voir le succès, et rattacher, par la sympathie, aux nobles causes qui succombent. Et pour cela que faut-il? Moins qu'on ne pense. Il ne faut pas que le romancier soit un professeur de dogme ou de morale. Il n'est pas nécessaire, il est même dangereux que la philosophie ou la religion arrivent, dans l'artiste, à la conscience trop claire d'elles-mêmes. L'art en vaudrait moins et la morale n'y gagnerait guère. Pour que l'œuvre soit honnête, il suffit que l'auteur le soit.

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Mme de Staël avait pleinement raison: « Un livre n'est pas bon ou mauvais par ce qu'il enseigne, mais par ce qu'il inspire. S'il est vrai que tout soit saint pour les saints, on peut dire aussi que tout ce qui sort d'une âme honnête est honnête, et la peinture du vice même est sans danger, quand elle est faite par un homme qui n'est pas vicieux, qui ne l'est plus, ou qui l'est malgré lui, ce qui est la forme la plus ordinaire de la vertu humaine. Il n'y a, je crois, de littérature malsaine que celle qui veut l'être, et l'artiste n'est jamais immoral et corrupteur involontairement et à son insu. Un roman vraiment mauvais est rarement le fruit d'une erreur; c'est une complaisance d'une pensée vicieuse envers soi-même ou une spéculation sur les vices d'autrui. Et alors les conclusions hypocritement morales du dénoûment ne sauveront pas le lecteur de la corruption que tout le livre a insinuée. Les partisans de l'art indépendant doivent surtout faire la guerre aux immoralités de partis pris; car c'est dans le respect de la conscience que la liberté de l'art trouve sa meilleure sauvegarde, comme toute autre liberté.

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