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Le roman des questions religieuses. Réponse de George Sand à M. Oct. Feuillet.

J'ai montré, l'année dernière, quelle place importante les questions religieuses avaient prises tout à coup dans le roman contemporain. J'ai étudié les principales variétés de cette nouvelle forme de prosélytisme, où la littérature perd souvent plus que ne gagne la foi. M. Octave Feuillet surtout nous avait donné, dans son Histoire de Sibylle, un des types des plus complets du roman religieux approprié à l'esprit mondain de notre époque. Il avait pris la femme, telle que l'éducation du couvent la rend à nos salons, et il l'avait montrée tout entière au service de la propagande mystique. Il avait donné la victoire aux influences de religiosité sentimentale qu'elle représente, et fait courber la tête à la philosophie et à la science devant elles. Il avait amené l'homme à abdiquer, entre les mains d'une petite héritière de sainte Thérèse ou de Marie Alacoque, toute la virilité de son esprit et de son cœur. La religion catholique, si habilement féminisée de nos jours, pour mieux s'emparer de la lassitude endolorie de nos générations, avait eu, grâce au talent subtil et délicat d'un romancier, un triomphe de plus, et notre société malade s'était laissé doucement flatter dans sa manie, caresser dans sa faiblesse, bercer dans sa somnolence.

L'influence morbide qu'un roman a pu avoir, un autre roman est destiné à la combattre. Un roman nous endormait, un autre nous réveille; un roman humiliait la libre pensée, un autre lui rend le sentiment de sa dignité et la conscience de sa force. L'amour mystique nous conviait à l'état d'eunuques intellectuels, l'union de la libre raison et de l'amour nous rappelle à tous nos droits et à tous nos

devoirs d'homme. Chose curieuse : le livre d'une douceur féminine et énervante a été écrit par la main d'un homme, le livre viril et fortifiant est écrit de la main d'une femme. Il est vrai que cette femme s'appelle George Sand et qu'elle a fait jadis Spiridion, Lelia, Consuelo, et tant d'autres romans où la pensée avait toutes les audaces de la force, où les idées versées à foison attestaient l'effervescence du travail intellectuel. Aujourd'hui, en présence des progrès de la réaction contre la liberté de la pensée, elle a cru de son devoir de revenir à la littérature militante et d'opposer au roman mystique, un roman de philosophie indépendante; elle a écrit, pour la Revue des Deux-Mondes où l'Histoire de Sibylle avait également paru, Mademoiselle La Quinlinie1.

C'est un vrai roman de polémique, expressément consacré à la défense d'une thèse. L'esprit qui l'anime éclate partout; les idées de l'auteur sont exprimées avec éloquence par les personnages les plus sympathiques; celles qu'il combat, au contraire, sont mises dans la bouche des personnages que nous devons le moins aimer. De cette façon, le oui et le non, le pour et le contre, l'argument et l'objection, se produisent tour à tour devant le lecteur, et le triomphe des idées que le roman doit enseigner se confond avec le dénoûment heureux de l'action. Il est impossible de ne pas reconnaître à chaque pas quelle est la pensée intime de l'auteur et l'intérêt extrême qu'il attache à telle ou telle théorie; et malgré cela, George Sand s'est crue obligée de nous marquer son but dans une courte préface. C'était superflu; mais nous ne nous en plaindrons pas, puisque cette précaution nous vaut quelques pages de plus d'exposition franche et magistrale sur des questions que les maîtres eux-mêmes n'abordent plus avec franchise. George Sand s'attaque résolûment et à la doctrine cléricale

1. Michel Lévy frères. In-18, xII-348 pages.

et au parti qui l'exploite. Après avoir montré les contradictions qui sont aujourd'hui au fond des esprits, sous une apparence d'unité, elle ajoute :

« Mais il y a autre chose que la doctrine cléricale, il y a le parti clérical, dont les menées rentrent dans l'ordre des agitations politiques, et qui dès lors peut, à un jour donné, faire éclater un vaste complot contre le principe de la liberté sociale et individuelle. Je ne crois pas que ce parti menace beaucoup tel ou tel gouvernement. Je crois qu'il s'accommodera toujours de ceux qui lui garantiront la prépondérance de l'intrigue et l'intimidation sourde, qu'ils soient démocratiques ou de droit divin; mais il veut à coup sûr combattre le progrès de la raison, atrophier le sens de la liberté dans l'homme, et, pour en venir à ses fins, il a une arme qui paraît toute-puissante, il a une apparence de doctrine.

« Nous disons une apparence, car il n'a rien de plus; mais l'idée d'une doctrine arrêtée et formulée est quelque chose de si tentant aux époques de doute et de transition, que les esprits fatigués de lutte et paresseux devant tout examen - c'est le grand nombre se groupent autour du drapeau qui flotte au vent et se déclarent enrégimentés à la condition qu'on ne leur demandera plus de comprendre leur devoir et d'étudier leur droit.

« Cet état de quiétisme religieux et social est fort commode, mais profondément immoral et malsain, surtout quand, au lieu de se former autour d'un principe, il s'agglomère autour d'une ombre.

« C'est cette ombre qu'il faut démasquer. Il faut lui demander qui elle est et la sommer de répondre, ou la laisser passer et se détourner d'elle, si elle reste muette. Or, à l'heure qu'il est, elle parle beaucoup, elle crie très-haut, l'ombre noire qui se dit persécutée!...

« Voilà où nous en sommes, et pourtant ce parti, cette nouvelle Eglise, cette longue procession qui enlace la France dans ses plis nombreux, étouffant et bâillonnant les simples qui se trouvent sur son passage, elle marche, elle chante, elle prie, elle raille, elle invective, et elle ne sait pas ce qu'elle croit, elle ne croit peut-être à rien; elle ne connaît pas la nature et les qualités de son Dieu; elle n'oserait soutenir qu'il est méchant, mais elle oserait encore moins contredire le prêtre et renier hautement le dogme de l'enfer.

« Nous ne nous laisserons pas intimider par l'esprit du temps, par cette indifférence publique qui s'étonne si naïvement du souci des consciences religieuses et des curiosités de la logique. Nous vivons dans un labyrinthe d'ambiguïtés, de commentaires individuels, de fantaisies dévotes, de contradictions, de pratiques extérieures, d'obscurités, de déclamations ardentes et de sous-entendus perfides. Si cela continue et si l'Église, assemblée en concile, n'intervient pas bientôt pour poser des flambeaux sur cette marche de fantômes dans les ténèbres, nous serons forcés de regarder l'orthodoxie romaine comme une interprétation provisoirement soumise à la mode du siècle et à des vues tout à fait matérielles. Tout ce qu'il y a encore d'esprits sincères et d'hommes se respectant eux-mêmes protestera contre cette corruption du sens divin dans l'humanité, tandis que l'Église, qui, par des travaux dignes de sa mission, eût pu se mettre au niveau des progrès accomplis et ouvrir un temple commun à tous les hommes, ne représentera plus qu'une fraction particulière, fraction aujourd'hui menaçante, demain exterminatrice d'elle-même, car on ne brise pas la vie d'un siècle sans se briser avec lui. »

Mademoiselle La Quintinie est la mise en action d'une profession de foi de l'esprit moderne. Si la lutte contre le passé y tient forcément une grande place, le sentiment des nécessités religieuses ou philosophiques du présent et de l'avenir y trouve pleine satisfaction. Il est difficile d'imaginer un livre plus rempli d'idées et d'idées exprimées avec plus de force. Le roman en souffre peut-être, mais le livre n'a du roman que le cadre, et nous devons nous arrêter plutôt à l'analyse des idées qu'à celle des situations qui en sont le prétexte. Les questions les plus délicates pour le philosophe se dressent devant nous; la part est faite entre les affirmations et le doute, entre la certitude et l'espérance. Bien des nuages dérobent aux yeux de la raison la solution de problèmes tranchés d'une façon souveraine par les orthodoxies religieuses; mais la foi dans le progrès nous permet d'attendre que la lumière se fasse, au lieu de nous cramponner aveuglément à des fantômes

au milieu des ténèbres. On extra rait de Mademoiselle La Quintinie tout un manuel du philosophe, du libre penseur, de l'homme moderne, tout un système de conduite au milieu des alternatives d'agonie et de résurrection de l'ancienne société. Ce que l'auteur enseigne surtout à son héros, c'est la fermeté de l'esprit, du cœur et de la volonté. Et il en a besoin, s'il est vrai qu'il marche entouré de tous les dangers qu'on nous retrace avec tant d'éloquence. Car voici le mâle langage qu'un père libre penseur tient à son fils sur l'avenir qui l'attend.

« Dès aujourd'hui, il y a une prédiction que je peux te faire, c'est qu'en me suivant dans la voie où j'ai marché, tu cours le risque sérieux de rompre avec toutes les espérances comme avec toutes les sécurités de la vie. Quelle que soit la carrière ouverte à ta légitime ambition, l'homme du passé t'y guette et t'y attend pour se mesurer avec toi. Si tu es homme de science, il t'empêchera d'avoir une tribune pour professer; homme de lettres, il te fera railler, outrager, calomnier au besoin dans ta vie privée par les nombreux organes dont il dispose; artiste en contact avec le public, il te fera siffler, lapider, s'il le peut, par les bandes qu'il enrégimente ou par les passions qu'il soulève et qu'il égare; homme politique, il te fermera tous les chemins de l'action et s'efforcera de t'ouvrir tous ceux de la misère, de la prison ou de l'exil; homme de loisir ou de réflexion, il suscitera des orages autour de toi, il troublera l'air que tu respires par des paroles empoisonnées, il aigrira contre toi jusqu'au plus dévoué de tes serviteurs; époux et père, il te disputera la confiance de ta femme et le respect de tes enfants, car il est partout! De tout temps, il a ourdi une vaste conspiration au sein des civilisations les plus florissantes, il traite avec les souverains, il les menace, il les effraye. Il a pénétré dans tous les conseils, il a mis le pied dans tous les foyers domestiques; il est dans les armées, dans les magistratures, dans les corps savants, dans les académies, sur la place publique, sur le navire en pleine mer, dans la campagne, à tous les carrefours, dans le cabaret de village, dans le couvent, dans l'alcôve conjugale. I observe et consterne l'honnête curé qui croit l'esprit favorable à la lettre. Il gouverne les pontifes, il raille, méprise et violente ceux qui, une fois en leur vie, ont tenté de lui résister sur quelque point.

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