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consoler de cette disgrâce, il fit la satire sur l'homme, qui eut autant de succès que l'autre en avait eu peu.

Comme il ne voulait pas faire imprimer ses satires, tout le monde le recherchait pour les lui entendre réciter. Un autre talent que celui de faire des vers le faisait encore rechercher : il savait contrefaire ceux qu'il voyait, jusqu'à rendre parfaitement leur démarche, leurs gestes et leur ton de voix. Il m'a raconté qu'ayant entrepris de contrefaire un homme qui venait d'exécuter une danse fort difficile, il exécuta avec la même justesse la même danse, quoiqu'il n'eût jamais appris à danser. Il amusa un jour le roi, en contrefaisant devant lui tous les comédiens. Le roi voulut qu'il contrefit aussi Molière, qui était présent, et demanda ensuite à Molière s'il s'était reconnu. « Nous ne pouvons, répondit Molière, juger de notre ressemblance; mais la mienne est parfaite, s'il m'a aussi bien imité qu'il a imité les autres. »> Quoique ce talent, qui le faisait rechercher dans les parties de plaisir, lui procurât des connaissances agréables pour un jeune homme, il m'a avoué qu'enfin il en eut honte, et qu'ayant fait réflexion que c'était faire un personnage de baladin, il y renonça, et n'alla plus aux repas où on ne l'invitait que pour réciter ses ouvrages, qui le rendirent bientôt très-fameux.

Il se fit un devoir de n'y nommer personne, même dans les traits de raillerie qui avaient pour fondement des faits très-connus. Son Alidor, qui veut rendre à Dieu ce qu'il a pris au monde, était si connu alors, qu'au lieu de dire la maison de l'Institution, on disait souvent par plaisanterie la maison de la Restitution. Il ne nommait pas d'abord Chapelain: il avait mis Patelin; et ce fut la seule chose qui fàcha Chapelain. Pourquoi, disait-il, défigurer mon nom? Chapelain était fort bon homme, et, content du bien que le satirique disait de ses mœurs, lui pardonnait le mal qu'il disait de ses vers. Gilles Boileau, ami de Chapelain et de Cotin, ne fut pas si doux il traita avec beaucoup de hauteur son cadet, lui disant qu'il était bien hardi d'oser attaquer ses amis. Cette réprimande ne fit qu'animer davantage Despréaux contre ces deux poëtes. Ce Gilles Boileau, de l'Académie française, avait aussi, comme l'on sait, du talent pour les vers. Tous ses frères avaient de l'esprit. L'abbé Boileau, depuis docteur de Sorbonne, s'est fait connaître par des ouvrages remarquables par les sujets et par le style. M. Pui-Morin, qui fut contrôleur des Menus, était très-aimable dans la société; mais l'amour du plaisir le détourna de toute étude. Ce fut lui qui, étant invité à un grand repas par deux juifs fort riches, alla à midi chercher son frère Despréaux, et le pria de l'accompagner, l'assurant que ces messieurs seraient charmés de le connaître. Despréaux, qui avait quelques affaires, lui répondit qu'il n'était pas en humeur de s'aller réjouir. Pui-Morin le pressa avec tant de vivacité, que son frère, perdant patience, lui dit d'un ton de colère : « Je ne veux point aller manger chez des coquins qui ont crucifié Notre-Seigneur. Ah! mon frère, s'écria Pui-Morin en frappant du pied contre terre, pourquoi m'en faites-vous souvenir lorsque le diner est prêt, et que ces pauvres gens m'attendent? » Il s'avisa un jour, devant Chapelain, de parler mal de la Pucelle : « C'est bien à vous à en juger, lui dit Chapelain, vous qui ne savez pas lire. » Pui-Morin lui répondit : « Je ne sais que trop lire, depuis que vous faites imprimer, » et fut si content de sa réponse, qu'il voulut la mettre en vers. Mais comme il ne put en venir à bout, il eut recours à son frère et à mon père, qui tournèrent ainsi cette réponse en épigramme :

Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,

De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer?

Hélas! pour mes péchés je n'ai su que trop lire
Depuis que tu fais imprimer.

Mon père représenta que le premier hémistiche du second vers rimant avec le vers précédent et avec l'avant-dernier vers, il vaudrait mieux dire de mon peu de lecture. Molière décida qu'il fallait conserver la première façon : « Elle est, lui dit-il, la plus naturelle; et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l'expression; c'est l'art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles de l'art. »

Molière était alors de leur société, dont étaient encore La Fontaine et Chapelle; et tous

faisaient de continuelles réprimandes à Chapelle sur sa passion pour le vin. Boileau, le rencontrant un jour dans la rue, lui en voulut parler. Chapelle lui répondit : « J'ai résolu de m'en corriger; je sens la vérité de vos raisons pour achever de me persuader, entrons ici; vous me parlerez plus à votre aise. » Il le fit entrer dans un cabaret, et demanda une bouteille, qui fut suivie d'une autre. Boileau, en s'animant dans son discours contre la passion du vin, buvait avec lui, jusqu'à ce qu'enfin le prédicateur et le nouveau converti s'enivrèrent.

Je reviens à l'histoire des tragédies de mon père qui, après avoir achevé celle d'Alexandre, la voulut montrer à Corneille, pour recevoir les avis du maître du théâtre. M. de Valincour rapporte ce fait dans sa lettre à M. l'abbé d'Olivet, et m'a assuré qu'il le tenait de mon père même. Corneille, après avoir entendu la lecture de la pièce, dit à l'auteur qu'il avait un grand talent pour la poésie, mais qu'il n'en avait point pour la tragédie; et il lui conseilla de s'appliquer à un autre genre. Ce jugement, très-sincère sans doute, fait voir qu'on peut avoir de grands talents, et être un mauvais juge des talents.

Il y avait alors deux troupes de comédiens celle de Molière et celle de l'hôtel de Bourgogne. L'Alexandre fut joué d'abord par la troupe de Molière; mais l'auteur, mécontent des acteurs, leur retira sa pièce, et la donna aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne: il fut cause en même temps que la meilleure actrice de Molière le quitta pour passer sur le théâtre de Bourgogne; ce qui mortifia Molière, et causa entre eux deux un refroidissement qui dura toujours, quoiqu'ils se rendissent mutuellement justice sur leurs ouvrages. On verra bientôt de quelle manière Molière parla de la comédie des Plaideurs; et le lendemain de la première représentation du Misanthrope, qui fut très-malheureuse, un homme qui crut faire plaisir à mon père, courut lui annoncer cette nouvelle, en lui disant : « La pièce est tombée : rien n'est si froid: vous pouvez m'en croire; j'y étais. Vous y étiez, reprit mon père, et je n'y étais pas; cependant je n'en croirai rien, parce qu'il est impossible que Molière ait fait une mauvaise pièce. Retournez-y, et examinez-la mieux. »

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Alexandre eut beaucoup de partisans et de censeurs, puisque Boileau, qui composa cette même année 1665 sa troisième satire, y fait dire à son campagnard:

Je ne sais pas pourquoi l'on vante l'Alexandre.

La lecture de cette tragédie fit écrire à Saint-Évremond « que la vieillesse de Corneille ne l'alarmait plus, et qu'il n'avait plus à craindre de voir finir avec lui la tragédie; » et cet aveu de Saint-Évremond dut consoler le poëte de la critique que le même écrivain, dont les jugements avaient alors un grand crédit, fit de cette même tragédie. Il est vrai qu'elle avait plusieurs défauts, et que le jeune auteur s'y livrait encore à sa prodigieuse facilité de rimer. Boileau sut la modérer par ses conseils, et s'est toujours vanté de lui avoir appris à rimer difficilement.

Ce fut enfin l'année suivante que les satires de Boileau parurent imprimées. On lit dans le Boleana par quelle raison on fut près de révoquer le privilége, que le libraire avait obtenu par adresse, et l'indifférence de Boileau sur cet événement. Jamais poëte n'eut tant de répugnance à donner ses ouvrages au public. Il s'y vit forcé, lorsqu'on lui en montra une édition faite furtivement, et remplie de fautes. A cette vue, il consentit à remettre son manuscrit, et ne voulut recevoir aucun profit du libraire. Il donna en 1674, avec la même générosité, ses Epitres, son Art poétique, le Lutrin et le Traité du Sublime. Quoique fort économe de son revenu, il était plein de noblesse dans les sentiments: il m'a assuré que jamais libraire ne lui avait payé un seul de ses ouvrages; ce qui l'avait rendu hardi à railler dans son Art poétique, chant IV, les auteurs qui mettent leur Apollon aux gages d'un libraire, et qu'il n'avait fait les deux vers qui précèdent,

Je sais qu'un noble esprit peut sans honte et sans crime
Tirer de son travail un tribut légitime,

que pour consoler mon père, qui avait retiré quelque profit de l'impression de ses tragédies.

Le profit qu'il en tira fut très-modique; et il donna dans la suite Esther et Athalie au libraire, de la manière dont Boileau avait donné tous ses ouvrages.

Andromaque, qui parut en 1667, fit connaître que le jeune poëte à qui Boileau avait appris à rimer difficilement avait en peu de temps fait de grands progrès. Mais je suis obligé d'interrompre l'histoire de ses tragédies pour raconter celle de deux ouvrages d'une nature bien différente.

Le public ne les attendait ni d'un jeune homme occupé de tragédies, ni d'un élève de PortRoyal. La vivacité du poëte, qui se crut offensé dans son talent, ce qu'il avait de plus cher, lui fit oublier ce qu'il devait à ses premiers maitres, et l'engagea à entrer, sans réflexion, dans une querelle qui ne le regardait pas.

Desmarets de Saint-Sorlin, que le mauvais succès de son Clovis avait rebuté, las d'être poëte, voulut être prophète, et prétendit avoir la clef de l'Apocalypse. Il annonça une armée de cent quarante-quatre mille victimes, qui rétablirait, sous la conduite du roi, la vraie religion. Par tous les termes mystiques qu'inventait son imagination échauffée, il en avait déjà échauffé plusieurs autres. Il eut l'honneur d'être foudroyé par M. Nicole, qui écrivit contre lui les lettres qu'il intitula Visionnaires, parce qu'il les écrivait contre un grand visionnaire, auteur de la comédie des Visionnaires. Il fit remarquer, dans la première de ces lettres, que ce prétendu illuminé ne s'était d'abord fait connaître dans le monde que par des romans et des comédies : « qualités, ajoute-t-il, qui ne sont pas fort honorables au jugement des honnêtes gens, et qui sont horribles, considérées suivant les principes de la religion chrétienne. Un faiseur de romans et un poëte de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes. Il se doit regarder comme coupable d'une infinité d'homicides spirituels, ou qu'il a causés en effet, ou qu'il a pu causer. »

Mon père, à qui sa conscience reprochait des occupations qu'on regardait à Port-Royal comme très-criminelles, se persuada que ces paroles n'avaient été écrites que contre lui, et qu'il était celui qu'on appelait « un empoisonneur public. » Il se croyait d'autant mieux fondé dans cette persuasion, qu'à cause de sa liaison avec les comédiens il avait été comme exclu de Port-Royal par une lettre de la mère Racine, sa tante, qui est si bien écrite qu'on ne sera pas fâché de la lire.

GLOIRE A JÉSUS-christ et AU TRÈS-SAINT SACREMENT.

Ayant appris que vous aviez dessein de faire ici un voyage, j'avais demandé permission à notre mère de vous voir, parce que quelques personnes nous avaient assuré que vous étiez dans la pensée de songer sérieusement à vous; et j'aurais été bien aise de l'apprendre par vous-même, afin de vous témoigner la joie que j'aurais, s'il plaisait à Dieu de vous toucher : mais j'ai appris depuis peu de jours une nouvelle qui m'a touchée sensiblement. Je vous écris dans l'amertume de mon cœur, et en versant des larmes que je voudrais pouvoir répandre en assez grande abondance devant Dieu pour obtenir de lui votre salut, qui est la chose du monde que je souhaite avec le plus d'ardeur. J'ai donc appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu'on leur interdit l'entrée de l'église, et la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu'ils ne se reconnaissent. Jugez donc, mon cher neveu, dans quel état je puis être, puisque vous n'ignorez pas la tendresse que j'ai toujours eue pour vous, et que je n'ai jamais rien désiré sinon que vous fussiez tout à Dieu dans quelque emploi honnête. Je vous conjure donc, mon cher neveu, d'avoir pitié de votre âme, et de rentrer dans votre cœur pour y considérer sérieusement dans quel abime vous vous êtes jeté. Je souhaite que ce qu'on m'a dit ne soit pas vrai: mais si vous êtes assez malheureux pour n'avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir voir : car vous savez bien que je ne pourrais pas vous parler, vous sachant dans un état si déplorable, et si contraire au christianisme. Cependant je ne cesserai point de prier Dieu qu'il vous fasse miséricorde, et à moi en vous la faisant, puisque votre salut m'est si cher. »

Voilà une de ces lettres que son neveu, dans sa ferveur pour les théâtres, appelait des excommunications. Il crut donc que M. Nicole, en parlant contre les poëtes, avait eu dessein

de l'humilier il prit la plume contre lui et contre tout Port-Royal, et il fit une lettre pleine de traits piquants, qui, pour les agréments du style, fut goûtée de tout le monde. « Je ne sais, dit l'auteur de la continuation de l'Histoire de l'Académie française, si nous avons rien de mieux écrit ni de plus ingénieux en notre langue. » Les ennemis de Port-Royal encouragèrent le jeune écrivain à continuer, et même, à ce qu'on prétend, lui firent espérer un bénéfice. Tandis que M. Nicole et les autres solitaires de Port-Royal gardaient le silence, il parut deux réponses, dont la première, fort solide, et qui fut d'abord attribuée à M. de Sacy, était de M. du Bois; la seconde, fort inférieure, était de M. Barbier d'Aucour. Mon père connut bien au style qu'elles ne venaient pas de Port-Royal, et il les méprisa. Mais peu après, ces deux mêmes réponses parurent dans une édition des Visionnaires, faite en Hollande, en deux volumes; et il était écrit dans l'Avertissement, à la tête de cette édition, qu'on avait inséré « dans ce recueil les deux réponses faites à un jeune homme qui, s'étant chargé de l'intérêt commun de tout le théâtre, avait conté des histoires faites à plaisir, parce que ces deux réponses feraient plaisir, ayant pour leur bonté partagé les juges, dont les uns estimaient plus la première, tandis que les autres se déclaraient hautement pour la seconde. »

Mon père, moins piqué de ces deux réponses que du soin que messieurs de Port-Royal prenaient de les faire imprimer dans leurs ouvrages avec un pareil Avertissement, fit contre eux la seconde lettre, et mit à la tête une préface qui n'a jamais été imprimée, et qu'il assaisonna des mêmes railleries qui règnent dans les deux lettres. Après avoir dit qu'il n'y a point de plaisir à rire avec des gens délicats qui se plaignent qu'on les déchire dès qu'on les nomme, et qui, aussi sensibles que les gens du monde, ne souffrent volontiers que les mortifications qu'ils s'imposent eux-mêmes, il s'adressait ainsi à M. Nicole directement :

« Je demande à ce vénérable théologien en quoi j'ai erré, si c'est dans le droit ou dans le fait. J'ai avancé que la comédie était innocente: le Port-Royal dit qu'elle est criminelle; mais je ne crois pas qu'on puisse taxer ma proposition d'hérésie, c'est bien assez de la taxer de témérité. Pour le fait, ils n'ont nié que celui des capucins, encore ne l'ont-ils pas nié tout entier. Toute la grâce que je lui demande, est qu'il ne m'oblige pas non plus à croire un fait qu'il avance, lorsqu'il dit que le monde fut partagé entre les deux réponses qu'on fit à ma lettre, et qu'on disputa longtemps laquelle des deux était la plus belle il n'y eut pas la moindre dispute là-dessus, et d'une commune voix elles furent jugées aussi froides l'une que l'autre. Mais tout ce qu'on fait pour ces messieurs a un caractère de bonté que tout le monde ne connaît pas.

« Il est aisé de connaître, ajoutait-il, par le soin qu'ils ont pris d'immortaliser ces réponses, qu'ils y avaient plus de part qu'ils ne disaient. A la vérité, ce n'est pas leur coutume de laisser rien imprimer pour eux qu'ils n'y mettent quelque chose du leur. Ils portent aux docteurs les approbations toutes dressées. Les avis de l'imprimeur sont ordinairement des éloges qu'ils se donnent à eux-mêmes; et l'on. scellerait à la chancellerie des priviléges fort éloquents, si leurs livres s'imprimaient avec privilége. »

Content de cette préface et de sa seconde lettre, il alla montrer ces nouvelles productions à Boileau, qui, toujours amateur de la vérité, quoiqu'il n'eût encore aucune liaison avec PortRoyal, lui représenta que cet ouvrage ferait honneur à son esprit, mais n'en ferait pas à son cœur, parce qu'il attaquait des hommes fort estimés, et le plus doux de tous1, auquel il avait lui-même, comme aux autres, de grandes obligations. «Eh bien! répondit mon père, pénétré de ce reproche, le public ne verra jamais cette seconde lettre. » Il retira tous les exemplaires qu'il put trouver de la première; et elle était devenue fort rare, lorsqu'elle parut dans des journaux. Brossette, qui la fit imprimer dans son édition de Boileau, quoiqu'elle n'eût aucun rapport aux ouvrages de cet auteur, joignit en note que le Port-Royal, « alarmé d'une lettre qui le menaçait d'un écrivain aussi redoutable que Pascal, trouva le moyen d'apaiser et de

1. M. Nicole, qui avait régenté la troisième à Port-Royal, avait été sou maitre. Tout le monde sait quelle était sa douceur: il subsistait du produit de ses ouvrages, et le grand débit des trois volumes de la Perpétuité fit dire dans le public qu'il profitait du travail d'autrui, parce qu'on croyait cet ouvrage commun entre lui et M. Arnauld, qui avait seulement mis un chapitre de sa façon dans le premier volume, et ne vit pas les autres M. Nicole souffrit ces discours sans y répondre.

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regagner le jeune Racine. » Brossette était fort mal instruit. Le Port-Royal garda toujours le silence, et ne fit aucune démarche pour la réconciliation. Mon père fit lui seul, dans la suite, toutes les démarches que je dirai. On n'ignore pas le repentir qu'il a témoigné; et un jour il fit une réponse si humble à un de ses confrères, qui l'attaqua dans l'Académie, par une plaisanterie, au sujet de ce démêlé, que personne, dans la suite, n'osa le railler sur le même sujet. Lorsque Brossette fit imprimer la première lettre, il ne connaissait pas la seconde, qui n'était connue de personne, ni de nous-mêmes. Elle fut trouvée, je ne sais par quel hasard, dans les papiers de M. l'abbé Dupin; et ceux qui en furent les maîtres après sa mort la firent imprimer.

Je reprends l'histoire des pièces de théâtre, et je viens à Andromaque. Elle fut représentée en 1667, et fit, au rapport de M. Perrault, à peu près le même bruit que le Cid avait fait dans les premières représentations. On voit, par l'épître dédicatoire, que l'auteur avait eu auparavant l'honneur de la lire à Madame : il remercie Son Altesse royale des conseils qu'elle a bien voulu lui donner. Cette pièce coûta la vie à Montfleuri, célèbre acteur : il y représenta le rôle d'Oreste avec tant de force, qu'il s'épuisa entièrement; ce qui fit dire à l'auteur du Parnasse réformé, que tout poëte désormais voudra avoir l'honneur de faire crever un comédien.

La tragédie d'Andromaque eut trop d'admirateurs pour n'avoir pas d'ennemis. Saint-Évremond ne fut ni du nombre des ennemis ni du nombre des admirateurs, puisqu'il n'en fit que cet éloge: « Elle a bien l'air des belles choses: il ne s'en faut presque rien qu'il n'y ait du grand.»

Un comédien, nommé Subligny, se signala par une critique en forme de comédie1. Elle ne fut pas inutile à l'auteur critiqué, qui corrigea, dans la seconde édition d'Andromaque, quelques négligences de style, et laissa néanmoins subsister certains tours nouveaux, que Subligny mettait au nombre des fautes de style, et qui, ayant été approuvés depuis comme tours heureux, sont devenus familiers à notre langue. Les critiques les plus sérieuses contre cette pièce tombèrent sur le personnage de Pyrrhus, qui parut au grand Condé trop violent et trop emporté, et que d'autres accusèrent d'être un malhonnête homme, parce qu'il manque de parole à Hermione. L'auteur, au lieu de répondre à une critique si peu solide, entreprit de faire, dans sa tragédie suivante, le portrait d'un parfaitement honnête homme. C'est ce que Boileau donne à penser quand il dit à son ami, en lui représentant l'avantage qu'on retire des critiques :

Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance :
Et ta plume peut-être aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.

La comédie des Plaideurs précéda Britannicus, et parut en 1668. En voici l'origine :
Mon père avait enfin obtenu un bénéfice, puisque le privilège de la première édition d'An-
dromaque, qui est du 28 décembre 1667, est accordé au sieur Racine, prieur de l'Épinay titre
qui ne lui est plus donné dans un autre privilège accordé quelques mois après, parce qu'il
n'était déjà plus prieur. Boileau le fut huit ou neuf ans; mais quand il reconnut qu'il n'avait
point de dispositions pour l'état ecclésiastique, il se fit un devoir de remettre le bénéfice entre
les mains du collateur; et pour remplir un autre devoir encore plus difficile, après avoir
calculé ce que le prieuré lui avait rapporté pendant le temps qu'il l'avait possédé, il fit
distribuer cette somme aux pauvres, et principalement aux pauvres du lieu; rare exemple

donné

par un poëte accusé d'aimer l'argent.

Son ami eût imité une si belle action, s'il eût eu à restituer des biens d'église; mais sa vertu

1. Subligny n'était pas comédien, il était avocat, ou du moins il en prenait le titre. Sa comédie était intitulée la Folle Querelle ou la Critique d'Andromaque. Elle fut jouée au mois de mai 1668, et imprimée la même année. Il annonçait dans la préface avoir trouvé plus de trois cents fautes de sens dans Andronaque. La Folle Querelle a été réimprimée dans un recueil en deux volumes in-12 de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, publié par l'abbé Granet. Subligny donna des leçons de versification à la célèbre comtese de la Suze. On a de lui une traduction des fameuses Lettres Portugaises, la Fausse Clélie, roman médiocre, et plusieurs opuscules pour et

contre Racine.

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