Images de page
PDF
ePub

ne fut jamais à une pareille épreuve. A peine eut-il obtenu son bénéfice, qu'un régulier vint le lui disputer, prétendant que ce prieuré ne pouvait être possédé que par un régulier. Il fallut plaider; et voilà ce « procès que ni ses juges ni lui n'entendirent, » comme il le dit dans la préface des Plaideurs. C'est ainsi que la Providence lui opposait toujours de nouveaux obstacles pour entrer dans l'état ecclésiastique, où il ne voulait entrer que par des vues d'intérêt. Fatigué enfin du procès, las de voir des avocats et de solliciter des juges, il abandonna le bénéfice, et se consola de cette perte par une comédie contre les juges et les avocats.

Il faisait alors de fréquents repas chez un fameux traiteur où se rassemblaient Boileau, Chapelle, Furetière et quelques autres. D'ingénieuses plaisanteries égayaient ces repas, où les fautes étaient sévèrement punies. Le poëme de la Pucelle, de Chapelain, était sur une table, et on réglait le nombre de vers que devait lire un coupable, sur la qualité de sa faute. Elle était fort grave quand il était condamné à en lire vingt vers, et l'arrêt qui condamnait à lire la page entière était l'arrêt de mort. Plusieurs traits de la comédie des Plaideurs furent le fruit de ces repas chacun s'empressait d'en fournir à l'auteur. M. de Brilhac, conseiller au parlement de Paris, lui apprenait les termes de palais. Boileau lui fournit l'idée de la dispute entre Chicaneau et la comtesse: il avait été témoin de cette scène, qui s'était passée chez son frère le greffier, entre un homme très-connu alors et une comtesse, que l'actrice qui joua ce personnage contrefit jusqu'à paraître sur le théâtre avec les mêmes habillements, comme il est rapporté dans le Commentaire sur la seconde satire de Boileau'. Plusieurs autres traits de cette comédie avaient également rapport à des personnes alors très-connues; et par l'Intimé, qui, dans la cause du chapon, commence, comme Cicéron, pro Quintio : Quæ res duæ plurimum possunt... gratia et eloquentia, etc., on désignait un avocat qui s'était servi du même exorde dans la cause d'un pâtissier contre un boulanger. Soit que ces plaisanteries eussent attiré des ennemis à cette pièce, soit que le parterre ne fût pas d'abord sensible au sel attique dont elle est remplie, elle fut mal reçue; et les comédiens, dégoûtés de la seconde représentation, n'osèrent hasarder la troisième. Molière, qui était présent à cette seconde représentation, quoique alors brouillé avec l'auteur, ne se laissa séduire ni par aucun intérêt particulier, ni par le jugement du public: il dit tout haut, en sortant, que cette comédie était excellente, et que ceux qui s'en moquaient méritaient qu'on se moquât d'eux. Un mois après, les comédiens, représentant à la cour une tragédie, osèrent donner à la suite cette malheureuse pièce. Le roi en fut frappé, et ne crut pas déshonorer sa gravité ni son goût par des éclats de rire si grands, que la cour en fut étonnée.

Louis XIV jugea de la pièce comme Molière en avait jugé. Les comédiens, charmés d'un succès qu'ils n'avaient pas espéré, pour l'annoncer plus promptement à l'auteur, revinrent tous la nuit à Paris, et allèrent le réveiller. Trois carrosses, pendant la nuit, dans une rue où l'on n'était pas accoutumé d'en voir pendant le jour, réveillèrent le voisinage on se mit aux fenêtres; et comme on savait qu'un conseiller des requêtes avait fait un grand bruit contre la comédie des Plaideurs, on ne douta point de la punition du poëte qui avait osé railler les juges en plein théâtre. Le lendemain tout Paris le croyait en prison, tandis qu'il se félicitait de l'approbation que la cour avait donnée à sa pièce, dont le mérite fut enfin reconnu à Paris. L'année suivante, 1668, il reçut une gratification de douze cents livres sur un ordre particulier de M. Colbert3.

1. L'original de cette comtesse, dit un commentateur de Racine, était la comtesse de Crissé, plaideuse de profession, et qui avait dissipé en mauvais procès une fortune considérable. Le parlement, d'après les demandes de la famille, lui fit défense d'intenter à l'avenir aucun procès sans avoir pris d'abord l'avis par écrit de deux avocats qui lui furent nommés par la cour. Cette interdiction de plaider la rendit furieuse, et elle passait ses jours à tourmenter ses juges et ses avocats.

2. Racine logeait alors à l'hôtel des Ursins, dans la Cité. Depuis il changea plusieurs fois de logement, comme on le verra dans une note sur sa lettre à Boileau du 21 mai 1692. Nous nous contenterons de remarquer ici qu'il habitait la rue des Maçons-Sorbonne lorsqu'il composa Athalie, imprimée en 1691, et la rue des Marais-Saint-Germain, aujourd'hui rue Visconti, lorsqu'il mourut en 1699. Son dernier appartement a été successivement occupé par mademoiselle Lecouvreur et mademoiselle Clairon.

3. En voici la copie : « Maître Charles Le Bègue, conseiller du roi, trésorier général de ses bâtiments, nous vous

Britannicus, qui parut en 1669, eut aussi beaucoup de contradictions à essuyer, et l'auteur avoue dans sa préface qu'il craignit quelque temps que cette tragédie n'eût une destinée malheureuse. Je ne connais cependant aucune critique imprimée dans le temps contre Britannicus. Ces sortes de critiques, à la vérité, tombent peu à peu dans l'oubli; mais il se trouve toujours dans la suite quelque faiseur de recueils qui veut les en retirer. Tout est bon pour ceux qui, moins curieux de la reconnaissance du public que de la rétribution du libraire, n'ont d'autre ambition que celle de faire imprimer un livre nouveau; et dans le recueil des pièces fugitives faites sur les tragédies de nos deux poëtes fameux, qu'en 1740 Gissey imprima en deux volumes, je ne trouve rien sur Britannicus.

On sait l'impression que firent sur Louis XIV quelques vers de cette pièce. Lorsque Narcisse rapporte à Néron les discours qu'on tient contre lui, il lui fait entendre qu'on raille son ardeur à briller par des talents qui ne doivent point être les talents d'un empereur :

Il excelle à conduire un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains;
A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un théâtre...

Ces vers frappèrent le jeune monarque qui avait quelquefois dansé dans les ballets, et, quoiqu'il dansât avec beaucoup de noblesse, il ne voulut plus paraître dans aucun ballet, reconnaissant qu'un roi ne doit point se donner en spectacle. On trouvera ce que je dis ici confirmé par une des lettres de Boileau.

Ceux qui ajoutent foi en tout au Bolæana croient que Boileau, qui trouvait les vers de Bajazet trop négligés, trouvait aussi le dénoûment de Britannicus puéril, et reprochait à l'auteur d'avoir fait Britannicus trop petit devant Néron. Il y a grande apparence que M. de Monchenay, mal servi par sa mémoire lorsqu'il composa ce recueil, s'est trompé en cet endroit. Je n'ai jamais entendu dire que Boileau eût fait de pareilles critiques; je sais seulement qu'il engagea mon père à supprimer une scène entière de cette pièce avant que de la donner aux comédiens; et par cette raison cette scène n'est encore connue de personne. Ces deux amis avaient un égal empressement à se communiquer leurs ouvrages avant que de les montrer au public, égale sévérité de critique l'un pour l'autre, et égale docilité. Voici cette scène, que Boileau avait conservée, et qu'il nous a remise: elle était la première du troisième acte :

BURRHUS, NARCISSE.

BURRHUS.

Quoi! Narcisse, au palais obsédant l'empereur,
Laisse Britannicus en proie à sa fureur!
Narcisse, qui devrait d'une amitié sincère
Sacrifier au fils tout ce qu'il tient du père;
Qui devrait,
en plaignant avec lui son malheur,
Loin des yeux de César détourner sa douleur!
Voulez-vous qu'accablé d'horreur, d'inquiétude,
Pressé du désespoir qui suit la solitude,
Il avance sa perte en voulant l'éloigner,
Et force l'empereur à ne plus l'épargner?
Lorsque de Claudius l'impuissante vieillesse
Laissa de tout l'empire Agrippine maîtresse,
Qu'instruit du successeur que lui gardaient les dieux,
Il vit déjà son nom inscrit dans tous les yeux;

Ce prince, à ses bienfaits mesurant votre zèle,
Crut laisser à son fils un gouverneur fidèle,

[blocks in formation]

mandons que des deniers de votre charge de la présente année, même de ceux destinés par Sa Majesté pour les pensions et gratifications des gens de lettres, tant français qu'étrangers, qui excellent en toutes sortes de sciences, vous payiez comptant au sieur Racine la somme de douze cents livres, que nous lui avons ordonnée pour la pension et gratification que Sa Majesté lui a accordée, en considération de son application aux belles-lettres, et des pièces de theatre qu'il donne au public. Rapportant la présente, et quittance sur ce suffisante, ladite somme de douze cents livres sera passée et allouée en la dépense de vos comptes, par messieurs des comptes à Paris; lesquels nous prions Ainsi le faire sans difficulté. Fait à Paris, le dernier jour de décembre 1668. COLBERT. LA MOTTE Coquart.»

Votre maître n'est point au nombre des proscrits.
Néron même en son cœur, touché de votre zèle,
Vous en tiendrait peut-être un compte plus fidèle
Que de tous ces respects vainement assidus,
Oubliés dans la foule aussitôt que rendus.

NARCISSE.

Ce langage, seigneur, est facile à comprendre;
Avec quelque bonté César daigne m'entendre:
Mes soins trop bien reçus pourraient vous irriter...
A l'avenir, seigneur, je saurai l'éviter.

BURRHUS.

Narcisse, vous réglez mes desseins sur les vôtres :
Ce que vous avez fait, vous l'imputez aux autres.
Ainsi, lorsque inutile au reste des humains
Claude laissait gémir l'empire entre vos mains,
Le reproche éternel de votre conscience
Condamnait devant lui Rome entière au silence.
Vous lui laissiez à peine écouter vos flatteurs;
Le reste vous semblait autant d'accusateurs
Qui, prêts à s'élever contre votre conduite,
Allaient de nos malheurs développer la suite;
Et lui portant les cris du peuple et du sénat,
Lui demander justice au nom de tout l'État.
Toutefois pour César je crains votre présence:
Je crains, puisqu'il vous faut parler sans complaisance,
Tous ceux qui, comme vous, flattant tous ses désirs,
Sont toujours dans son cœur du parti des plaisirs.

Jadis à nos conseils l'empereur plus docile
Affectait pour son frère une bonté facile,
Et, de son rang pour lui modérant la splendeur,
De sa chute à ses yeux cachait la profondeur.
Quel soupçon aujourd'hui, quel désir de vengeance
Rompt du sang des Césars l'heureuse intelligence?
Junie est enlevée, Agrippine frémit;

Jaloux et sans espoir, Britannicus gémit;
Du cœur de l'empereur son épouse bannie
D'un divorce à toute heure attend l'ignominie;
Elle pleure; et voilà ce que leur a coûté
L'entretien d'un flatteur qui veut être écouté.

NARCISSE.

Seigneur, c'est un peu loin pousser la violence;
Vous pouvez tout; j'écoute, et garde le silence.
Mes actions un jour pourront vous repartir:
Jusque-là...

BURRHUS.

Puissiez-vous bientôt me démentir!
Plût aux dieux qu'en effet ce reproche vous touche:
Je vous aiderai même à me fermer la bouche.
Sénèque, dont les soins devraient me soulager,
Occupé loin de Rome ignore ce danger.
Réparons, vous et moi, cette absence funeste :
Du sang de nos Césars réunissons le reste.
Rapprochons-les, Narcisse, au plus tôt, dès ce jour,
Tandis qu'ils ne sont point séparés sans retour.

On ne trouve rfen dans cette scène qui ne réponde au reste de la versification; mais son ami craignit qu'elle ne produisit un mauvais effet sur les spectateurs : « Vous les indisposerez, lui dit-il, en leur montrant ces deux hommes ensemble. Pleins d'admiration pour l'un et d'horreur pour l'autre, ils souffriront pendant leur entretien. Convient-il au gouverneur de l'empereur, à cet homme si respectable par son rang et sa probité, de s'abaisser à parler à un misérable affranchi, le plus scélérat de tous les hommes? Il le doit trop mépriser pour avoir avec lui quelque éclaircissement. Et d'ailleurs quel fruit espère-t-il de ses remontrances? est-il assez simple pour croire qu'elles feront naître quelques remords dans le cœur de Narcisse? Lorsqu'il lui fait connaître l'intérêt qu'il prend à Britannicus, il découvre son secret à un traître; et au lieu de servir Britannicus, il en précipite la perte. » Ces réflexions parurent justes, et la scène fut supprimée.

Cette pièce fit connaître que l'auteur n'était pas seulement rempli des poëtes grecs, et qu'il savait également imiter les fameux écrivains de l'antiquité. Que de vers heureux, et combien d'expressions énergiques prises dans Tacite! Tout ce que Burrhus dit à Néron quand il se jette à ses pieds, et qu'il tâche de l'attendrir en faveur de Britannicus, est un extrait de ce que Sénèque a écrit de plus beau dans son Traité sur la clémence, adressé à ce même Néron. Ce passage du panégyrique de Trajan par Pline, Insulas quas modo senatorum, jam delatorum turba compleverat, etc., a fourni ces deux beaux vers:

Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
Ne sont plus habités que par leurs délateurs.

M. de Fontenelle, dans la Vie de Corneille, son oncle, nous dit que Bérénice fut un duel. En effet, ce vers de Virgile:

Infelix puer atque impar congressus Achilli,

fut appliqué alors par quelques personnes au jeune combattant, à qui cependant la victoire demeura. Elle ne fut pas même disputée; la partie n'était pas égale. Corneille n'était plus le Corneille du Cid et des Horaces; il était devenu l'auteur d'Agésilas. Une princesse ', fameuse par son esprit et par son amour pour la poésie, avait engagé les deux rivaux à traiter ce même

1. Henriette-Anne d'Angleterre.

sujet. Ils lui donnèrent en cette occasion une grande preuve de leur obéissance, et les deux Bérénices parurent en même temps, en 1670.

L'abbé de Villars voulut faire briller son esprit aux dépens de l'une et de l'autre pièce; ses plaisanteries furent trouvées très-fades, et ses critiques parurent outrées à Subligny lui-même, qui, prenant alors la défense du même poëte dont il avait critiqué l'Andromaque, fit voir que l'écrivain ingénieux du Peuple élémentaire n'entendait pas les matières poétiques. Tout sert aux auteurs sages. L'abbé de Villars avait vivement relevé cette exclamation: Dieux! échappée à Bérénice. L'auteur, en reconnaissant sa faute, en corrigea deux autres de la même nature, dont son critique ne s'était pas aperçu. Bérénice disait à la fin du premier acte:

Rome entière, en ce même moment,

Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices,

De son règne naissant consacre les prémices.

Je prétends quelque part des souhaits si doux :

Phénice, allons nous joindre aux vœux qu'on fait pour nous.

Et dans l'acte suivant Bérénice disait à Titus :

Pourquoi des immortels attester la puissance?

Dans la seconde édition, l'auteur changea ces expressions, qu'il avait mises dans la bouche de Bérénice sans faire attention qu'elle était Juive.

Sa tragédie, quoique honorée du suffrage du grand Condé par l'heureuse application qu'il

avait faite de ces deux vers:

Depuis trois ans entiers chaque jour je la vois,

Et crois toujours la voir pour la première fois,

fut très-peu respectée sur le Théâtre-Italien. Il assista à cette parodie bouffonne, et y parut rire comme les autres; mais il avouait à ses amis qu'il n'avait ri qu'extérieurement. La rime indécente qu'Arlequin mettait à la suite de la reine Bérénice le chagrinait au point de lui faire oublier le concours du public à sa pièce, les larmes des spectateurs, et les éloges de la cour. C'était dans de pareils moments qu'il se dégoûtait du métier de poëte, et qu'il faisait résolution d'y renoncer i reconnaissait la faiblesse de l'homme, et la vanité de notre amour-propre, que si peu de chose humilie. Il fut encore frappé d'un mot de Chapelle, qui fit plus d'impression sur lui que toutes les critiques de l'abbé de Villars, qu'il avait su mépriser. Ses meilleurs amis vantaient l'art avec lequel il avait traité un sujet si simple, en ajoutant que le sujet n'avait pas été bien choisi. Il ne l'avait pas choisi: la princesse que j'ai nommée lui avait fait promettre qu'il le traiterait; et, comme courtisan, il s'était engagé. « Si je m'y étais trouvé, disait Boileau, je l'aurais bien empêché de donner sa parole. » Chapelle, sans louer ni critiquer, gardait le silence. Mon père enfin le pressa vivement de se déclarer : « Avouez-moi en ami, lui dit-il, votre sentiment. Que pensez-vous de Bérénice? - Ce que j'en pense? répondit Chapelle: Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu'on la marie. » Ce mot, qui fut bientôt répandu, a été depuis attribué mal à propos à d'autres.

La parodie bouffonne faite sur le Théâtre-Italien, les railleries de Saint-Évremond, et le mot de Chapelle, ne consolaient pas Corneille, qui voyait la Bérénice, rivale de la sienne, raillée et suivie, tandis que la sienne était entièrement abandonnée.

Il avait depuis longtemps de véritables inquiétudes, et n'en avait point fait mystère à son ami Saint-Evremond, lorsque, le remerciant des éloges qu'il avait reçus de lui dans sa Disserlation sur l'Alexandre, il lui avait écrit:

«Vous m'honorez de votre estime dans un temps où il semble qu'il y ait un parti fait pour ne m'en laisser aucune. C'est un merveilleux avantage pour moi, qui ne peux douter que la postérité ne s'en rapporte à vous. Aussi je vous avoue que je pense avoir quelque droit de traiter de ridicules ces vains trophées qu'on établit sur les anciens héros refondus à notre mode. >>

Cette critique injuste a ébloui quelques personnes, surtout depuis qu'un écrivain célèbre

l'a renouvelée'. « Pourquoi, dit-il, ces héros ne nous font-ils pas rire? C'est que nous ne sommes pas savants; nous ignorons les mœurs des Grecs et des Romains. Il faudrait, pour en rire, des gens éclairés. La chose est assez risible; mais il manque des rieurs. » Quand le parterre serait rempli de gens instruits des mœurs grecques et romaines, les rieurs manqueraient encore, puisque ceux qui ont formé leur goût dans les lettres grecques et romaines connaissent encore mieux que les autres le mérite de ces tragédies, qui paraissaient risibles à M. de Fontenelle. Le souvenir d'une ancienne épigramme peut-il rester si longtemps sur le cœur? Corneille était excusable, quand il cherchait quelques prétextes pour se consoler. Il avait des chagrins, et ces chagrins lui avaient fait prendre en mauvaise part une plaisanterie de la comédie des Plaideurs, où ce vers du Cid,

Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,

est appliqué à un vieux sergent. « Ne tient-il donc, disait-il, qu'à un jeune homme de venir ainsi tourner en ridicule les vers des gens?» L'offense n'était pas grave, mais il n'était pas de bonne humeur.

Segrais rapporte qu'étant auprès de lui à la représentation de Bajazet, qui fut joué en 1672, Corneille lui fit observer que tous les personnages de cette pièce avaient, sous des habits turcs, des sentiments français. « Je ne le dis qu'à vous, ajouta-t-il : d'autres croiraient que la jalousie me fait parler. » Eh! pourquoi s'imaginer que les Turcs ne savent pas exprimer comme nous les sentiments de la nature? Si Corneille eût voulu jeter les yeux sur tant de lauriers et sur tant d'années dont il était chargé, il n'aurait point compromis une gloire qui ne pouvait plus croître. Tantôt il se flattait que ses rivaux attendaient sa mort avec impatience, ce qui lui faisait dire :

[blocks in formation]

Tantôt s'imaginant que les pièces qu'on préférait aux siennes ne devaient leur succès qu'aux brigues, il disait :

Pour me faire admirer je ne fais point de ligues ;

J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigues;
Et mon ambition, pour faire plus de bruit,

Ne les va point quêter de réduit en réduit...

Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée...

Son malheur venait de sa tendresse inconcevable pour les enfants de sa vieillesse, qu'il croyait que tout le monde devait admirer comme il les admirait. Cependant il était obligé d'avoir recours à la troupe des comédiens du Marais, parce que celle de l'hôtel de Bourgogne, occupée des pièces de son rival, refusait les siennes. Les pièces du grand Corneille refusées par les comédiens! O vieillesse ennemie! A quelle humiliation est exposé un poëte qui veut l'être trop longtemps!

Si Corneille avait ses chagrins, son rival avait aussi les siens. Il entendait dire souvent que les beautés de ses tragédies étaient des beautés de mode, qui ne dureraient pas. Madame de Sévigné, comme beaucoup d'autres, se faisait une vertu de rester fidèle à ce qu'elle appelait ses vieilles admirations. Voici quelques endroits de ses lettres qui feront connaître les différents discours qu'on tenait alors; et ces endroits, quoique pleins de jugements précipités, plairont à cause de ce style qu'on admire dans une dame, et qui fait lire tant de lettres qui n'apprennent presque rien. C'est ainsi qu'elle parle de Bajazet avant que de l'avoir vu :

<< Racine a fait une tragédie qui s'appelle Bajazet, et qui lève la paille. Vraiment elle ne va pas en empirando comme les autres. M. de Tallard dit qu'elle est autant au-dessus des pièces de Corneille, que

1. M Fontenelle, dans son Histoire du Théâtre.

« PrécédentContinuer »