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celles de Corneille sont au-dessus de celles de Boyer: voilà ce qui s'appelle louer. Il ne faut point tenir les vérités captives, nous en jugerons par nos yeux et par nos oreilles.

Du bruit de Bajazet mon âme importunée

fait que je veux aller à la comédie; enfin nous en jugerons... »

Après avoir vu la pièce, elle l'envoie à sa chère fille, en lui disant :

« Voilà Bajazet; si je pouvais vous envoyer la Champmêlé, vous trouveriez la pièce bonne, mais sans elle, elle perd la moitié de son prix. Je suis folle de Corneille!... Vous avez jugé très-juste et très-bien de Bajazet, et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voudrais vous envoyer la Champmêlé pour vous réchauffer la pièce : le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées : ils ne font point tant de façons pour se marier: le dénoûment n'est point bien préparé on n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses agréables; mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardonsnous bien de lui comparer Racine; sentons-en toujours la différence : les pièces de ce dernier ont des endroits froids et faibles, et jamais il n'ira plus loin qu'Andromaque. Bajazet est au-dessous au sentiment de bien des gens, et au mien, si j'ose me citer. Racine fait des comédies pour la Champmêlé; ce n'est pas pour les siècles à venir : si jamais il n'est plus jeune, et qu'il cesse d'être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille! pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent. Ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi; et en un mot, c'est le bon goût : tenez-vous-y. »

Ces prophéties se sont trouvées fausses. L'auteur de Britannicus fit voir qu'il pouvait aller encore plus loin, et qu'il travaillait pour l'avenir. Je dirai bientôt pourquoi on lui reprochait de travailler pour la Champmêlé, et je détruirai cette accusation. Personne ne croira que Boileau ait jamais pensé comme madame de Sévigné le fait ici penser, puisqu'on est au contraire porté à croire qu'il louait trop son ami. Le P. Tournemine, dans une lettre imprimée, avance qu'il ne décria l'Agésilas et l'Attila que « pour immoler les dernières pièces de Corneille à Racine son idole. » Ce n'était certainement pas lui immoler de grandes victimes; et Boileau ne pensa jamais à élever son idole (pour répéter le terme du P. Tournemine) au-dessus de Corneille: il savait rendre justice à l'un et à l'autre; il les admirait tous deux, sans décider sur la préférence.

Le parti de Corneille s'affaiblit beaucoup plus l'année suivante, quand Mithridate paraissant avec toute sa haine pour Rome, sa dissimulation et sa jalousie cruelle, fit voir que le poëte savait donner aux anciens héros toute leur ressemblance.

Je ne trouve point que cette tragédie ait essuyé d'autres contradictions que d'être confondue, comme les autres, dans la misérable satire intitulée: Apollon vendeur de mithridate; ouvrage qui, rempli des jeux de mots les plus insipides, ne fit aucun honneur à Barbier d'Aucour.

En cette même année, mon père fut reçu à l'Académie française, et sa réception ne fut pas remarquable comme l'avait été celle de Corneille, par un remerciment ampoulé. Corneille, dans une pareille occasion, se nomma « un indigne mignon de la fortune, » et, ne pouvant exprimer sa joie, l'appela « un épanouissement du cœur, une liquéfaction intérieure qui relâche toutes les puissances de l'âme; » de sorte que Corneille, qui savait si bien faire parler les autres, se perdit en parlant pour lui-même. Le remerciment de mon père fut fort simple et fort court, et il le prononça d'une voix si basse, que M. Colbert, qui était venu pour l'entendre, n'en entendit rien, et que ses voisins même en entendirent à peine quelques mots. Il n'a jamais paru dans les Recueils de l'Académie, et ne s'est point trouvé dans ses papiers après sa mort. L'auteur apparemment n'en fut pas content, quoique, suivant quelques personnes éclairées, il fût né autant orateur que poëte. Ces personnes en jugent par les deux discours académiques dont je parlerai bientôt, et par une harangue au roi, dont elles disent qu'il fut l'auteur: elle fut prononcée par une autre bouche que la sienne, en 1685, et se trouve dans les Mémoires du Clergé.

Un de ses confrères dans l'Académie se déclara son rival, en traitant comme lui le sujet d'Iphigénie. Les deux tragédies parurent en 1675: celle de Le Clerc n'est plus connue que par l'épigramme faite sur sa chute, et la gloire de l'autre fut célébrée par Boileau :

Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,

N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée, etc.

C'était en 1677 que Boileau parlait ainsi : et comme il avait acquis une grande autorité sur le Parnasse depuis qu'en 1674 il avait donné son Art poétique et ses quatre Épîtres, il était bien capable de rassurer son ami attaqué par tant de critiques. A la fin de l'Épître qu'il lui adresse, il souhaite, pour le bonheur de leurs ouvrages,

Qu'à Chantilly Condé les lise quelquefois;

parce qu'ils étaient tous deux fort aimés du grand Condé, qui rassemblait souvent à Chantilly les gens de lettres, et se plaisait à s'entretenir avec eux de leurs ouvrages dont il était bon juge. Lorsque dans ces conversations littéraires il soutenait une bonne cause, il parlait avec beaucoup de grâce et de douceur; mais, quand il en soutenait une mauvaise, il ne fallait pas le contredire sa vivacité devenait si grande, qu'on voyait bien qu'il était dangereux de lui disputer la victoire. Le feu de ses yeux étonna une fois si fort Boileau, dans une dispute de cette nature, qu'il céda par prudence, et dit tout bas à son voisin : « Dorénavant je serai toujours de l'avis de M. le prince, quand il aura tort. »

J'ignore en quel temps Boileau et son ami travaillèrent à un opéra, par ordre du roi, à la sollicitation de madame de Montespan. Cette particularité serait fort inconnue, si Boileau, qui aurait bien pu se dispenser de faire imprimer dans la suite son prologue, ne l'avait racontée dans l'avertissement qui le précède. Je ne crois pas qu'on ait jamais vu un seul vers de mon père en ce genre d'ouvrage, qu'il essayait à contre-coeur. Les poëtes n'ont que leur génie à suivre, et ne doivent jamais travailler par ordre. Le public ne leur sait aucun gré de leur obéissance.

Un rival aussi peu à craindre que Le Clerc se rendit bien plus redoutable que lui, quand la Phèdre parut, en 1677. Il en suspendit quelque temps le succès par la tragédie qu'il avait composée sur le même sujet, et qui fut représentée en même temps. La curiosité de chercher la cause de la première fortune de la Phèdre de Pradon est le seul motif qui la puisse faire lire aujourd'hui. La véritable raison de cette fortune fut le crédit d'une puissante cabale dont les chefs s'assemblaient à l'hôtel de Bouillon. Ils s'avisèrent d'une nouvelle ruse qui leur coûta, disait Boileau, quinze mille livres : ils retinrent les premières loges pour les six premières représentations de l'une et de l'autre pièce, et par conséquent ces loges étaient vides ou remplies quand ils voulaient.

Les six premières représentations furent si favorables à la Phèdre de Pradon, et si contraires à celle de mon père, qu'il était près de craindre pour elle une véritable chute, dont les bons ouvrages sont quelquefois menacés, quoiqu'ils ne tombent jamais. La bonne tragédie rappela enfin les spectacteurs, et l'on méprisa le sonnet qui avait ébloui d'abord :

Dans un fauteuil doré Phèdre mourante et blème, etc.

Ce sonnet avait été fait par madame Deshoulières, qui protégeait Pradon non par admiration pour lui, mais parce qu'elle était amie de tous les poëtes qu'elle ne regardait pas comme capables de lui disputer le grand talent qu'elle croyait avoir pour la poésie. On ne s'avisa pas de soupçonner madame Deshoulières du sonnet; on se persuada fort mal à propos que l'auteur était M. le duc de Nevers, parce qu'il faisait des vers, et qu'il était du parti de l'hôtel de Bouillon. On répondit à ce sonnet par une parodie sur les mêmes rimes; et on ne respecta dans cette parodie ni le duc de Nevers, ni sa sœur la duchesse de Mazarin retirée en Angleterre. Quand les auteurs de la parodie n'eussent fait que plaisanter M. le duc de Nevers sur sa passion pour rimer, ils avaient tort puisqu'ils attaquaient un homme qui n'avait cherché

querelle à personne; mais dans leurs plaisanteries ils passaient les bornes d'une querelle littéraire, en quoi ils n'étaient pas excusables. Je ne rapporte ni leur parodie, ni le sonnet : on trouve ces pièces dans les longs commentateurs de Boileau et dans plusieurs recueils. On ne douta point d'abord que cette parodie ne fût l'ouvrage du poëte offensé, et que son ami Boileau n'y eût part. Le soupçon était naturel. Le duc irrité annonça une vengeance éclatante. Ils désavouèrent la parodie dont en effet ils n'étaient point les auteurs, et M. le duc HenriJules les prit tous deux sous sa protection, en leur offrant l'hôtel de Condé pour retraite. « Si vous êtes innocents, leur dit-il, venez-y; et si vous êtes coupables, venez-y encore. » La querelle fut apaisée quand on sut que quelques jeunes seigneurs très-distingués avaient fait dans un repas la parodie du sonnet.

La Phedre resta victorieuse de tant d'ennemis; et Boileau, pour relever le courage de son ami, lui adressa sa septième Epitre, sur l'utilité qu'on retire de la jalousie des envieux. L'auteur de Phèdre était flatté du succès de sa tragédie, moins pour lui que pour l'intérêt du théâtre. Il se félicitait d'y avoir fait goûter une pièce où la vertu avait été mise dans tout son jour, où la seule pensée du crime était regardée avec autant d'horreur que le crime même; et il espérait par cette pièce réconcilier la tragédie « avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine. » L'envie de se rapprocher de ses premiers maîtres le faisait ainsi parler dans sa préface; et d'ailleurs il était persuadé que l'amour, à moins qu'il ne soit entièrement tragique, ne doit point entrer dans les tragédies.

On se trompe beaucoup quand on croit qu'il remplissait les siennes de cette passion parce qu'il en était lui-même rempli. Les poëtes se conforment au goût de leur siècle. Un jeune auteur qui cherche à plaire à la cour d'un jeune roi où l'on respire l'amour et la galanterie fait respirer le même air à ses héros et héroïnes. Cette raison, et la nécessité de suivre une route différente de Corneille en marchant dans la même carrière, lui fit traiter ses sujets dans un goût différent; et lorsque la tendresse qui règne dans ses tragédies est attribuée par M. de Valincour à un caractère plein de passion, il parle lui-même suivant ce préjugé naturel qu'un auteur se peint dans ses ouvrages; mais M. de Valincour ne pouvait ignorer que son ami, quoique né si tendre, n'avait jamais été esclave de l'amour que peut-être, à cause de la tendresse même de son cœur, il regardait comme plus dangereux encore pour lui que pour un autre. Il en était un habile peintre, parce qu'étant né poëte il était habile imitateur : il a su peindre parfaitement la fierté et l'ambition dans le personnage d'Agrippine, quoiqu'il fût bien éloigné d'être fier et ambitieux. Madame de Sévigné, dans un endroit de ses lettres que j'ai rapporté, fait entendre qu'il était très-amoureux de la Champmêlé, et que même il faisait ses tragédies conformément au goût de la déclamation de cette actrice. Dans sa vie imprimée à la tête de la dernière édition de ses OEuvres on lit qu'il en avait un fils naturel, et que l'infidélité de cette comédienne, qui lui préféra le comte de Tonnerre, fut cause qu'il renonça à cette actrice et aux pièces de théâtre.

Puisque de pareils discours, faussement répandus dans le temps, subsistent encore aujourd'hui à la tête de ses OEuvres, c'est à moi à les détruire; mais, quoique certain de leur fausseté, c'est à regret que je parle de choses dont je voudrais que la mémoire fût effacée. Ce prétendu fils naturel n'a jamais existé1, et même, selon toutes les apparences, mon père n'a jamais eu pour la Champmêlé cette passion qu'on a conjecturée de ses assiduités auprès d'elle, sur lesquelles je garderais le silence, si je n'étais obligé d'en dire la véritable raison.

Cette femme n'était point née actrice. La nature ne lui avait donné que la beauté, la voix et la mémoire du reste, elle avait si peu d'esprit, qu'il fallait lui faire entendre les vers qu'elle avait à dire, et lui en donner le ton. Tout le monde sait le talent que mon père avait pour la déclamation dont il donna le vrai goût aux comédiens capables de le prendre. Ceux qui s'imaginent que la déclamation qu'il avait introduite sur le théâtre était enflée et chantante sont, je crois, dans l'erreur. Ils en jugent par la Duclos, élève de la Champmêlé, et ne font

1. Ce conte est d'autant plus ridiculement inventé que la Champmêlé était mariée. (L. R.)

pas attention que la Champmêlé, quand elle eut perdu son maître, ne fut plus la même, et que venue sur l'âge elle poussait de grands éclats de voix, qui donnèrent un faux goût aux comédiens. Lorsque Baron, après vingt ans de retraite, eut la faiblesse de remonter sur le théâtre, il ne jouait plus avec la même vivacité qu'autrefois, au rapport de ceux qui l'avaient vu dans sa jeunesse : c'était le vieux Baron; cependant il répétait encore tous les mêmes tons que mon père lui avait appris. Comme il avait formé Baron, il avait formé la Champmêlé, mais avec beaucoup plus de peine. Il lui faisait d'abord comprendre les vers qu'elle avait à dire, lui montrait les gestes, et lui dictait les tons, que même il notait. L'écolière, fidèle à ses leçons, quoique actrice par art, sur le théâtre paraissait inspirée par la nature; et comme par cette raison elle jouait beaucoup mieux dans les pièces de son maître que dans les autres, on disait qu'elles étaient faites pour elle, et on en concluait l'amour de l'auteur pour l'actrice. Je ne prétends pas soutenir qu'il ait toujours été exempt de faiblesse, quoique je n'en aie entendu raconter aucune; mais (et ma piété pour lui ne me permet pas d'être infidèle à la vérité) j'ose soutenir qu'il n'a jamais connu par expérience ces troubles et ces transports qu'il a si bien dépeints. Ceux qui veulent croire qu'il était fort amoureux doivent croire aussi que les lettres tendres et les petites pièces galantes n'étaient pas pour lui un travail. Les vers d'amour lui auraient-ils coûté? Ces petites pièces qui passent bientôt de main en main ne s'anéantissent pas, lorsqu'elles sont faites par un auteur connu. Dans le recueil des pièces fugitives de Corneille, imprimé en 1738, plusieurs petites pièces galantes ont trouvé place, parce qu'elles sont de Corneille, c'est-à-dire du poëte qu'on a surnommé le sublime. Pourquoi n'en trouve-t-on pas de celui qu'on a surnommé le tendre, et pourquoi ses plus anciens amis n'ont-ils jamais dit qu'ils en eussent vu une seule? De tous ceux qui l'ont fréquenté dans le temps qu'il travaillait pour le théâtre, et que j'ai connus depuis, aucun ne m'a nommé une personne qui ait eu sur lui le moindre empire, et je suis certain que, depuis son mariage jusqu'à sa mort, la tendresse conjugale a régné seule dans son cœur, quoiqu'il ait été bien reçu dans une cour aimable qui le trouvait aimable lui-même et par la conversation et par la figure. Il n'était point de ces poëtes qui ont un Apollon refrogné; il avait au contraire une physionomie belle et ouverte : ce qu'il m'est permis de dire, puisque Louis XIV la cita un jour comme une des plus heureuses, en parlant des belles physionomies qu'il voyait à sa cour. A ces grâces extérieures il joignait celles de la conversation, dans laquelle jamais distrait, jamais poëte ni auteur, il songeait moins à faire paraître son esprit que l'esprit des personnes qu'il entretenait. Il ne parlait jamais de ses ouvrages, et répondait modestement à ceux qui Jui en parlaient doux, tendre, insinuant et possédant le langage du cœur, il n'est pas étonnant qu'on se persuade qu'il l'ait parlé quelquefois. Son caractère l'y portait, mais suivant la maxime qu'il fait dire à Burrhus : « On n'aime point, si l'on ne veut aimer; » il ne le voulait point par raison, avant même que la religion vint à son secours. Il vécut dans la société des femmes comme Boileau, avec une politesse toujours respectueuse, sans être leur fade adulateur ni l'un ni l'autre n'eurent besoin d'elies pour faire prôner leur mérite et leurs ouvrages.

Une chanson tendre que Boileau a faite ne lui fut point inspirée par l'amour qu'il n'a jamais connu il la fit pour montrer qu'un poëte peut chanter une Iris en l'air. Dans la dernière édition de ses OEuvres, achevée à Paris depuis deux mois, on lui attribue trois épigrammes qu'il n'a jamais faites, quoiqu'il ne soit pas nécessaire de lui en chercher : il en a assez donné lui-même. J'ai été surtout surpris d'en trouver une qui a pour titre : A unc demoiselle que l'auteur avait dessein d'épouser. Tous ceux qui l'ont connu un peu familièrement savent qu'il n'a jamais songé au mariage, et n'en ignorent pas la raison. Il avait, comme son ami, les mœurs fort douces; mais son caractère n'était pas tout à fait si liant. Il n'avait pas la même répugnance à se prêter aux conversations qui roulaient sur des matières poétiques : il aimait au contraire qu'on parlât vers, et ne haïssait point qu'on lui parlàt des siens. On trouvait aisément en lui le poëte, et dans mon père on le cherchait.

Après Phèdre, il avait encore formé quelques projets de tragédies, dont il n'est resté dans

ses papiers aucun vestige, si ce n'est le plan du premier acte d'une Iphigénie en Tauride. Quoique ce plan n'ait rien de curieux, je le joindrai à ses lettres, pour faire connaitre de quelle manière, quand il entreprenait une tragédie, il disposait chaque acte en prose. Quand il avait ainsi lié toutes les scènes entre eltes, il disait : «Ma tragédie est faite, » comptant le reste pour rien.

Il avait encore eu le dessein de traiter le sujet d'Alceste, et M. de Longepierre m'a assuré qu'il lui en avait entendu réciter quelques morceaux; c'est tout ce que j'en sais. Quelques personnes prétendent qu'il voulut aussi traiter le sujet d'Edipe: ce que je ne puis croire, puisqu'il a dit souvent qu'il avait osé jouter contre Euripide, mais qu'il ne serait jamais assez hardi pour jouter contre Sophocle. L'eût-il osé, surtout dans la pièce qui est le chef-d'œuvre de l'antiquité? Il est vrai que le sujet d'OEdipe, où l'amour ne doit jamais trouver place sans avilir la grandeur du sujet, et même sans choquer la vraisemblance, convenait au dessein. qu'il avait de ramener la tragédie des anciens, et de faire voir qu'elle pouvait être parmi nous, comme chez les Grecs, exempte d'amour. Il voulait purifier entièrement notre théâtre; mais ayant fait réflexion qu'il avait un meilleur parti à prendre, il prit le parti d'y renoncer pour toujours, quoiqu'il fût encore dans toute sa force, n'ayant qu'environ trente-huit ans, et quoique Boileau le félicitât de ce qu'il était le seul capable de consoler Paris de la vieillesse de Corneille. Beaucoup plus sensible, comme il l'a avoué lui-même, aux mauvaises critiques qu'essuyaient ses ouvrages qu'aux louanges qu'il en recevait, ces amertumes salutaires que Dieu répandait sur son travail le dégoûtèrent peu à peu du métier de poëte. Par sa retraite, Pradon resta maître du champ de bataille; ce qui fit dire à Boileau :

Et la scène française est en proie à Pradon.

Comme j'ai parlé de l'union qui régna d'abord entre Molière, Chapelle, Boileau et mon père, il semble que la jeunesse de ces poëtes aurait dû me fournir plusieurs traits amusants, pour égayer la première partie de ces Mémoires. Quelque curieux que j'aie été d'en apprendre, je n'ai rien trouvé de certain en ce genre, que ce que Grimaretz rapporte dans la Vie de Molière d'un souper fait à Auteuil, où Molière rassemblait quelquefois ses amis dans une petite maison qu'il avait louée. Ce fameux souper, quoique peu croyable, est très-véritable. Mon père heureusement n'en était pas; le sage Boileau, qui en était, y perdit la raison comme les autres. Le vin ayant jeté tous les convives dans la morale la plus sérieuse, leurs réflexions sur les misères de la vie et sur cette maxime des anciens, « que le premier bonheur est de ne point naître, et le second de mourir promptement, » leur fit prendre l'héroïque résolution d'aller sur-le-champ se jeter dans la rivière. Ils y allaient, et elle n'était pas loin. Molière leur représenta qu'une si belle action ne devait pas être ensevelie dans les ténèbres de la nuit, et qu'elle méritait d'être faite en plein jour. Ils s'arrêtèrent, et se dirent en se regardant les uns les autres : « Il a raison; » à quoi Chapelle ajouta : « Oui, messieurs, ne nous noyons que demain matin, et, en attendant, allons boire le vin qui nous reste. » Le jour Suivant changea leurs idées, et ils jugèrent à propos de supporter encore les misères de la við. Boileau a raconté plus d'une fois cette folie de sa jeunesse.

J'ai parlé, dans mes Réflexions sur la poésie, d'un autre souper fait chez Molière, pendant lequel La Fontaine fut accablé des railleries de ses meilleurs amis, du nombre desquels était mon père. Ils ne l'appelaient tous que le Bonhomme c'était le surnom qu'ils lui donnaient, à cause de sa simplicité. La Fontaine essuya leurs railleries avec tant de douceur, que Molière, qui en eut enfin pitié, dit tout bas à son voisin : « Ne nous moquons pas du Bonhomme; il vivra peut-être plus que nous tous. »>

La société entre Molière et mon père ne dura pas longtemps. J'en ai dit la raison. Boileau resta uni à Molière, qui venait le voir souvent, et faisait grand cas de ses avis. Dans la suite, Boileau lui conseilla de quitter le théâtre, du moins comme acteur: « Votre santé, lui dit-il, dépérit, parce que le métier de comédien vous épuise ; que n'y renoncez-vous? - Hélas! lui répondit Molière en soupirant, c'est le point d'honneur qui me retient.-Et quel point d'hon

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