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LES FRÈRES ENNEMIS

ANTIGONE

Mes frères, arrêtez Gardes qu'on les retienne; Joignez unissez tous vos douleurs à la mienne.

οι

LES

FRÈRES ENNEMIS

TRAGÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS LE 20 JUIN 1664.

A MONSEIGNEUR LE DUC DE SAINT-AIGNAN', PAIR DE FRANCE

MONSEIGNEUR,

Je vous présente un ouvrage qui n'a peut-être rien de considérable que l'honneur de vous avoir plu. Mais véritablement cet honneur est quelque chose de si grand pour moi, que quand ma pièce ne m'aurait produit que cet avantage, je pourrais dire que son succès aurait passé mes espérances. Et que pouvais-je espérer de plus glorieux que l'approbation d'une personne qui sait donner aux choses un si juste prix, et qui est lui-même l'admiration de tout le monde? Aussi, Monseigneur, si la Thébaïde a reçu quelques applaudissements, c'est sans doute qu'on n'a pas osé démentir le jugement que vous avez donné en sa faveur; et il semble que vous lui ayez communiqué ce don de plaire qui accompagne toutes vos actions. J'espère qu'étant dépouillée des ornements du théâtre, Vous ne laisserez pas de la regarder encore favorablement. Si cela est, quelques ennemis qu'elle puisse avoir, je n'appréhende rieu

pour elle, puisqu'elle sera assurée d'un protecteur que le nombre des ennemis n'a pas accoutumé d'ébranler. On sait, Monseigneur, que si vous avez une parfaite connaissance des belles choses, vous n'entreprenez pas les grandes avec un courage moins élevé, et que vous avez réuni en vous ces deux excellentes qualités qui ont fait séparément tant de grands hommes. Mais je dois craindre que mes louanges ne vous soient aussi importunes que les vôtres m'ont été avantageuses: aussi bien, je ne vous dirais que des choses qui sont connues de tout le monde, et que vous seul voulez ignorer. Il suffit que vous me permettiez de vous dire, avec un profond respect, que je suis,

PRÉFACE

MONSEIGNEUR,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
RACINE.

et

une tragédie de Sénèque, mais que c'est plutôt l'ouvrage d'un déclamateur, qui ne savait ce que c'était que

tragédie.

Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus | Sénèque, je suis un peu de l'opinion d'Heinsius, d'indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la je tiens, comme lui, que non-seulement ce n'est point suivent; j'étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j'avais faits alors tombèrent par hasard entre les à faire une tragédie, et me proposèrent le sujet de la mains de quelques personnes d'esprit; elles m'excitèrent Thébaïde. Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou, sous le nom d'Antigone; mais il faisait mourir les deux reste était en quelque sorte le commencement d'une autre frères dès le commencement de son troisième acte. Le tragédie, où l'on entrait dans des intérêts tout nouveaux; et il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l'une sert de matière aux Phéniciennes d'Euripide et l'autre à l'Antigone de Sophocle. Je compris que cette duplicité d'action avait pu nuire à sa endroits. Je dressai à peu près mon plan sur les Phénipièce, qui d'ailleurs était remplie de quantité de beaux

La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante; en effet, il n'y parait presque pas un acteur qui ne meure à la fin: mais aussi c'est la Thébaïde, c'està-dire le sujet le plus tragique de l'antiquité.

ciennes d'Euripide;

car pour la Thébaïde qui est dans

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L'amour, qui d'ordinaire a tant de part dans les tragédies, n'en a presque point ici; et je doute que je lui en donnasse davantage si c'était à recommencer; car il faudrait, ou que l'un des deux frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d'autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers? Ou bien il faut jeter l'amour sur un des seconds personnages, comme j'ai fait; et alors cette passion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un mot, je suis per suadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides et toutes les autres horreurs qui composent l'histoire d'OEdipe et de sa malheureuse famille.

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ACTE PREMIER

SCÈNE I

JOCASTE, OLYMPE.

JOCASTE.

Ils sont sortis, Olympe? Ah, mortelles douleurs!
Qu'un moment de repos me va coûter de pleurs!
Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes,
Et le sommeil les ferme en de telles alarmes!
Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais,
Et m'empêcher de voir le plus noir des forfaits!
Mais en sont-ils aux mains?

OLYMPE.

Du haut de la muraille Je les ai vus déjà tous rangés en bataille; J'ai vu déjà le fer briller de toutes parts; Et pour vous avertir j'ai quitté les remparts. J'ai vu, le fer en main, Etéocle lui-même;

Il marche des premiers; et d'une ardeur extrême, Il montre aux plus hardis à braver le danger.

JOCASTE.

N'en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.
(A un page.)

Que l'on coure avertir et håter la princesse;
Je l'attends. Juste ciel, soutenez ma faiblesse !
Il faut courir, Olympe, après ces inhumains;
Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains.
Nous voici donc, hélas! à ce jour détestable
Dont la scule frayeur me rendait misérable!
Ni prières ni pleurs ne m'ont de rien servi:
Et le courroux du sort voulait être assouvi.
O toi, soleil, ô toi qui rends le jour au monde,
Que ne l'as-tu laissé dans une nuit profonde!
A de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons?
Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons?
Mais ces monstres, hélas! ne t'épouvantent guères:
La race de Laïus les a rendus vulgaires;

Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,
Après ceux que le père et la mère ont commis.
Tu ne t'étonnes pas si mes fils sont perfides,
S'ils sont tous deux méchants, et s'ils sont parricides:
Tu sais qu'ils sont sortis d'un sang incestueux,
Et tu t'étonnerais s'ils étaient vertueux.

SCÈNE II

JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE.

JOCASTE.

Ma fille, avez-vous su l'excès de nos misères?

ANTIGONE.

Oui, madame: on m'a dit la fureur de mes frères.

JOCASTE.

Allons, chère Antigone, et courons de ce pas

Arrêter, s'tl se peut, leurs parricides bras,
Allons leur faire voir ce qu'ils ont de plus tendre;
Voyons si contre nous ils pourront se défendre,
Ou s'ils oseront bien, dans leur noire fureur,
Répandre notre sang pour attaquer le leur.

ANTIGONE.

Madame, c'en est fait, voici le roi lui-même.

SCÈNE III

JOCASTE, ETEOCLE, ANTIGONE, OLYMPE.

JOCASTE.

Olympe, soutiens-moi; ma douleur est extrême. ÉTÉOCLE.

Madame, qu'avez-vous? et quel trouble...

JOCASTE.

Ah, mon fils!

Quelles traces de sang vois-je sur vos habits?
Est-ce du sang d'un frère? ou n'est-ce point du vôtre?
ÉTÉOCLE.

Non, madame, ce n'est ni de l'un ni de l'autre.
Dans son camp jusqu'ici Polynice arrêté,
Pour combattre, à mes yeux ne s'est point présenté.
D'Argiens seulement une troupe hardie
M'a voulu de nos murs disputer la sortie :
J'ai fait mordre la poudre à ces audacieux;
Et leur sang est celui qui paraît à vos yeux.

JOCASTE.

Mais que prétendiez-vous, et quelle ardeur soudaine
Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine?
ÉTÉOCLE.

Madame, il était temps que j'en usasse ainsi,
Et je perdais ma gloire à demeurer ici.
Le peuple, à qui la faim se faisait déjà craindre,
De mon peu de vigueur commençait à se plaindre,
Me reprochant déjà qu'il m'avait couronné,
Et que j'occupais mal le rang qu'il m'a donné.
Il le faut satisfaire; et quoi qu'il en arrive,
Thèbes dès aujourd'hui ne sera plus captive:
Je veux, en n'y laissant aucun de mes soldats,
Qu'elle soit seulement juge de nos combats.
J'ai des forces assez pour tenir la campagne,
Et si quelque bonheur nos armes accompagne,
L'insolent Polynice et ses fiers alliés

Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds.

JOCASTE.

Vous pourriez d'un tel sang, ô ciel! souiller vos armes?
La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes?
Si par un parricide il la fallait gagner,
Ah! mon fils, à ce prix voudriez-vous régner?
Mais il ne tient qu'à vous, si l'honneur vous anime,
De nous donner la paix sans le secours d'un crime,
Et de votre courroux triomphant aujourd'hui,
Contenter votre frère, et régner avec lui.
ÉTÉOCLE.
Appelez-vous régner partager ma couronne,
Et céder lâchement ce que mon droit me donne?

JOCASTE.

Vous le savez, mon fils, la justice et le sang

Lui donnent, comme à vous, sa part à ce haut rang:
OEdipe, en achevant sa triste destinée,
Ordonna que chacun régnerait son année;
Et n'ayant qu'un Etat à mettre sous vos lois,
Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois.
A ces conditions vous daignâtes souscrire.
Le sort vous appela le premier à l'empire,
Vous montâtes au trône; il n'en fut point jaloux :
Et vous ne voulez pas qu'il y monte après vous!
ÉTÉOCLE.

Non, madame, à l'empire il ne doit plus prétendre:
Thèbes à cet arrêt n'a point voulu se rendre;
Et lorsque sur le trône il s'est voulu placer,
C'est elle, et non pas moi, qui l'en a su chasser.
Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance,
Après avoir six mois senti sa violence?
Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain,
Qui vient d'armer contre elle et le fer et la faim?
Prendrait-elle pour roi l'esclave de Mycène,
Qui pour tous les Thébains n'a plus que de la haine,
Qui s'est au roi d'Argos indignement soumis,

Et

que l'hymen attache à nos fiers ennemis? Lorsque le roi d'Argos l'a choisi pour son gendre, Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre. L'amour eut peu de part à cet hymen honteux, Et la seule fureur en alluma les feux. Thebes m'a couronné pour éviter ses chaînes, Elle s'attend par moi de voir finir ses peines : Il la faut accuser si je manque de foi;

Et je suis son

captif, je ne suis pas son roi.

JOCASTE.

Dites, dites plutôt, cœur ingrat et farouche,
Qu'auprès du diademe il n'est rien qui vous touche.
Mais je me trompe encor : ce rang ne vous plaît pas,
Et le crime tout seul a pour vous des appas.
Eh bien! puisqu'à ce point vous en êtes avide,
Je vous offre à commettre un double parricide:
Versez le sang d'un frère; et si c'est peu du sien,
Je vous invite encore à répandre le mien.
Vous n'aurez plus alors d'ennemis à soumettre,
D'obstacle à surmonter, ni de crime à commettre,
Et n'ayant plus au trône un fàcheux concurrent,
De tous les criminels vous serez le plus grand.

ÉTÉOCLE.

Eh bien, madame, eh bien, il faut vous satisfaire:
Il faut sortir du trône et couronner mon frère;
Il faut, pour seconder votre injuste projet,
De son roi que j'étais devenir son sujet;
Et pour vous élever au comble de la joie,
Il faut à sa fureur que je me livre en proie;

Il faut par mon

Que vous

trépas...

JOCASTE.

Si pour moi votre cœur garde quelque amitié,
Et si vous prenez soin de votre gloire même,
Associez un frère à cet honneur suprême:
Ce n'est qu'un vain éclat qu'il recevra de vous;
Votre règne en sera plus puissant et plus doux.
Les peuples, admirant cette vertu sublime,
Voudront toujours pour prince un roi si magnanime,
Et cet illustre effort, loin d'affaiblir vos droits,
Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois;
Ou, s'il faut que mes vœux vous trouvent inflexible,
Si la paix à ce prix vous paraît impossible,
Et si le diadème a pour vous tant d'attraits,
Au moins consolez-moi de quelque heure de paix.
Accordez cette grâce aux larmes d'une mère.
Et cependant, mon fils, j'irai voir votre frère :
La pitié dans son âme aura peut-être lieu,
Ou du moins pour jamais j'irai lui dire adieu.
Dès ce même moment permettez que je sorte:
J'irai jusqu'à sa tente, et j'irai sans escorte;
Par mes justes soupirs j'espère l'émouvoir.
ÉTÉOCLE.

Ah ciel! quelle rigueur! pénétrez mal dans le fond de mon coeur! Je ne demande pas que vous quittiez l'empire: Régnez toujours, mon fils, c'est ce que je désire. Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié,

Madame, sans sortir vous le pouvez revoir;
Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes,
Il ne tiendra qu'à lui de suspendre nos armes.
Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits,
Et le faire venir jusque dans ce palais.
J'irai plus loin encore et pour faire connaître
Qu'il a tort en effet de me nommer un traitre,
Et que je ne suis pas un tyran odieux,

Que l'on fasse parler et le peuple et les dieux.
Si le peuple y consent, je lui cède ma place;
Mais qu'il se rende enfin, si le peuple le chasse.
Je ne force personne; et j'engage ma foi
De laisser aux Thébains à se choisir un roi.

SCÈNE IV

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CREON,

OLYMPE.

CREON au roi.

Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes :
Thèbes,qui croit vous perdre, est déjà toute en larmes;
L'épouvante et l'horreur règnent de toutes parts;
Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts.
ÉTÉOCLE.

Cette vaine frayeur sera bientôt calmée.
Madame, je m'en vais retrouver mon armée;
Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits,
Faire entrer Polynice, et lui parler de paix.
Créon, la reine ici commande en mon absence;
Disposez tout le monde à son obéissance;
Laissez, pour recevoir et pour donner ses lois,
Votre fils Ménécée, et j'en ai fait le choix.
Comme il a de l'honneur autant que de courage,
Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage,
Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.
(A Créon.)
Commandez-lui, madame. Et vous, vous me suivrez.

Quoi! seigneur...

CREON.

ÉTÉOCLE.

Oui, Créon, la chose est résolue.

CREON.

Et vous quittez ainsi la puissance absolue?

ÉTÉOCLE.

Que je la quitte ou non, ne vous tourmentez pas; Faites ce que j'ordonne, et venez sur mes pas.

SCÈNE V

JOCASTE, ANTIGONE, CREON, OLYMPE.

CREON.

Qu'avez-vous fait, madame? et par quelle conduite Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite? Ce conseil va tout perdre.

JOCASTE.

Il va tout conserver; Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver.

CREON. [mes, Eh quoi, madame, eh quoi! dans l'état où nous somLorsqu'avec un renfort de plus de six mille hommes, La fortune promet toute chose aux Thébains, Le roi se laisse ôter la victoire des mains!

JOCASTE.

La victoire, Créon, n'est pas toujours si belle;
La honte et les remords vont souvent après elle.
Quand deux frères armés vont s'égorger entre eux,
Ne les pas séparer, c'est les perdre tous deux.
Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,
Que lui laisser gagner une telle victoire?

CREON.

Leur courroux est trop grand...

JOCASTE.

CREON. Tous deux veulent régner.

JOCASTE.

Tous deux feront gémir les peuples tour à tour: Pareils à ces torrents qui ne durent qu'un jour, Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage, Et d'horribles dégâts signalent leur passage.

JOCASTE.

On les verrait plutôt, par de nobles projets,
Se disputer tous deux l'amour de leurs sujets.
Mais avouez, Créon, que toute votre peine
C'est de voir que la paix rend votre attente vaine:
Qu'elle assure à mes fils le trône où vous tendez,
Et va rompre le piége où vous les attendez.
Comme, après leur trépas, le droit de la naissance
Fait tomber en vos mains la suprême puissance,
Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils
Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis
Et votre ambition, qui tend à leur fortune,
Vous donne pour tous deux une haine commune.
Vous inspirez au roi vos conseils dangereux,
Et vous en servez un pour les perdre tous deux.
CREON.

Je ne me repais point de pareilles chimères:
Mes respects pour le roi sont ardents et sincères;
Et mon ambition est de le maintenir
Au trône où vous croyez que je veux parvenir.
Le soin de sa grandeur est le seul qui m'anime;
Je hais ses ennemis, et c'est là tout mon crime:
Je ne m'en cache point. Mais, à ce que je voi,
Chacun n'est pas ici criminel comme moi.

JOCASTE.

Je suis mère, Créon; et si j'aime son frère,
La personne du roi ne m'en est pas moins chère.
De lâches courtisans peuvent bien le haïr;
Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.

ANTIGONE.

Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres :
Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres;
Créon, vous êtes père, et dans ces ennemis,

Il peut être adouci. Peut-être songez-vous que vous avez un fils.
On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.
CREON.

Ils régneront aussi. CRÉON.

On ne partage point la grandeur souveraine;
Et ce n'est pas un bien qu'on quitte et qu'on reprenne.

JOCASTE.

L'intérêt de l'État leur servira de loi.
CREON.

L'intérêt de l'État est de n'avoir qu'un roi,
Qui, d'un ordre constant gouvernant ses provinces,
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
Ce règne interrompu de deux rois différents,
En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.
Par un ordre souvent l'un à l'autre contraire,
Un frère détruirait ce qu'aurait fait un frère:
Vous les verriez toujours former quelque attentat,
Et changer tous les ans la face de l'État.
Ce terme limité que l'on veut leur prescrire,
Accroit leur violence en bornant leur empire.

Oui, je le sais, madame, et je lui fais justice;
Je le dois, en effet, distinguer du commun,
Mais c'est pour le haïr encor plus que pas un:
Et je souhaiterais, dans ma juste colère,
Que chacun le hait comme le hait son père.

ANTIGONE.

Après tout ce qu'a fait la valeur de son bras,
Tout le monde, en ce point, ne vous ressemble pas
CREON.

Je le vois bien, madame, et c'est ce qui m'afflige:
Mais je sais bien à quoi sa révolte m'oblige;
Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,
C'est ce qui me le fait justement abhorrer.
La honte suit toujours le parti des rebelles:
Leurs grandes actions sont les plus criminelles;
Ils signalent leur crime en signalant leur bras,
Et la gloire n'est point où les rois ne sont pas.

ANTIGONE.

Écoutez un peu mieux la voix de la nature.

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