Images de page
PDF
ePub

NOTE RELATIVE A LA PAGE IX.

Nous indiquons ici quelques-unes des acquisitions que la langue française a, dans ces derniers temps, faites ou tentées, soit par l'adoption de termes nouveaux, soit par l'extension donnée au sens de mots anciens.

1o. Mots formés analogiquement de mots déjà existants: Absolutisme, abusif, accidenté, activer, actualité, analyste, animation, anxieux, apaisement, artistique, aspiration, audition, barbarescent, canaliser, classicisme, complicité, compréhensif, crédibilité, découvreur, délusion, désabusement, désaffection, éditer, élogieux, étrangeté, égotisme, fixité, futurition, humanitaire, idolâtrique, imagé, indélicat, individualisme, infécond, incompris, inglorieux, inoffensif, international, intrusion, irraisonnable, législater, luxueux, méconnaissance, muable, objectif, obscurantisme, obsession, obtention, oraculeux, passagèreté, passivité, prestigieux, progresser, rasséréner, récri, romantisme, sagace, sarcastique, satanique, socialisme, spectaculeux, subjectif, tempétueux, torrentueux, transparaître, turpe, utiliser, vastitude, vertigineux, vulgarité, etc.

2o. Mots puisés à la source de la langue, c'est-à-dire dans le latin: Abrupte, allocution, despectueux, dilucider, élucubration, explorer, garrulité, impéritie, inamissible, inanité, incurie, innocuité, insanité, involution, ipsissime, laudatif, loquacité, motion, mutisme, nitescent, normal, obséquieux, obsolète, obtempérer, omineux, paupérisme, plèbe, pondération, prépotence, procrastination, prolétaire, récognition, rétrospectif, subodorer, surgir, tangible, turgescent, vagissement, vénuste, etc.

3o. Mots empruntés aux langues étrangères: Comfort, comfortable, désappointement, désinvolture, affluence, excentrique, excentricité, illustrer, loyalisme, morbidesse, rout, touriste, etc.

4o. Mots créés par la politique et par les événements: Antécédents, gouvernemental, doctrinaire, omnipotence, parlementaire, précédents, radicalisme, réformiste, verdict, etc.

5o. Termes prêtés par la science et par la politique à la langue de la conversation; résultat de la tendance qui porte à se fondre les unes dans les autres les différentes parties de la vie humaine: vaste et active catachrèse qui étend indéfiniment l'application de tous les mots : Antagonisme, compréhensif, consigner, constater, déploration, exigences, fatal, formuler, incandescent, incisif, inintelligence, initiative, latent, morbide, normal, objurgation, ordre du jour, positivisme, profligateur, réaction, recrudescence, subjectif, etc.

Du reste il ne faut blâmer que l'excès et l'affectation, et ne pas oublier que chaque institution, chaque partie de la vie, a enrichi à son tour la langue générale. Quelle quantité d'expressions usuelles ne devons-nous pas à la chevalerie, à la féodalité, à la guerre, à la chasse! Quoi de moins

saillant aujourd'hui que les mots alarme, engager, hommage? Et ce sont des allusions; et la langue est pleine d'allusions du même genre. Tout ce qui, à chaque époque, préoccupe vivement et généralement les esprits, entre forcément dans la langue à titre de métaphore, s'y refroidit, s'y endort pour ainsi dire, et finit par n'être pas remarqué. Une énorme partie de la langue consiste en métaphores, les unes isolées, éparses, les autres rassemblées en groupes dont chacun a sa date. La guerre a eu son temps, la politique a le sien l'industrie ne tardera pas à exercer son droit. Il n'y a pas de quoi se réjouir le travail endosse les engagements du talent, : une espérance de telles images sont le revers de la poésie. 6o. Mots pourvus d'une signification nouvelle: Fantaisie, sincère, etc. On pourrait ajouter à cette liste plusieurs vieux mots ressuscités, provincialismes adoptés, des locutions populaires accréditées, etc. Voyez sur les différentes sources où le langage se renouvelle, les Éléments de Linguistique de M. Nodier, Ch. XI.

[ocr errors]

escompter

des

NOTE RELATIVE A LA PAGE XI.

Les mots restent, quand les idées ont changé ; ils restent, pour désigner des choses qui ne sont plus les mêmes; et dès lors ils sont impropres à nommer les objets pour lesquels ils furent primitivement créés. Ils les entourent en quelque sorte d'une fausse lumière; tout sincères qu'ils sont, ils ne savent plus que mentir, parce que nous les avons faits menteurs. Ce fait, commun à tous les termes dont la substance n'est pas immuable, est une des principales difficultés de l'histoire. C'est ce qu'a bien senti et parfaitement exprimé M. Augustin Thierry: « La situation des hommes civilisés varie, dit-il, et se renouvelle sans cesse. Chaque siècle qui passe sur un peuple

a

α

n'y laisse jamais la même manière d'être, les mêmes intérêts, les mêmes « besoins qu'il y a trouvés. Mais, dans cette succession d'états divers, le langage ne change pas aussi promptement que les choses, et rarement les << faits nouveaux rencontrent, à point nommé, de nouveaux signes qui les expriment. Les intérêts qui viennent de naître sont forcés de s'exprimer « dans l'idiome de ceux qui ont disparu, et ils se font mal comprendre; les rapports présents se défigurent sous l'expression des rapports détruits, et «ils trompent la vue ou lui échappent ... A chaque instant l'on est sub« jugué par des formules convenues, et la vérité plie sous les mots.» (Dix ans d'études historiques.)

[ocr errors]

LITTÉRATURE DE L'ADOLESCENCE.

I.

NARRATIONS FICTIVES.

EXTRAIT DE BÉLISAIRE,

PAR MARMONTEL.

MARMONTEL Occupe le premier rang parmi les écrivains du second ordre au 18° siècle. Il s'exerça avec plus ou moins de succès dans des genres très-divers. Médiocre dans la poésie, il est distingué dans ses productions en prose. Ses Contes moraux, auxquels une autre épithète conviendrait mieux, furent accueillis avec la plus grande faveur. Son Bélisaire, « dont les premiers chapitres, dit M. de Barante, rappellent le Télémaque », ses Incas, espèce de roman-poëme sur la conquête du Pérou, durent une partie de leur succès à leur accord avec les idées favorites de l'époque; ils intéresseraient moins aujourd'hui. C'est dans la théorie de l'art d'écrire que Marmontel a conservé le plus de réputation. Ses Éléments de Littérature seront longtemps encore consultés avec fruit et lus avec plaisir. Rarement dans ses écrits Marmontel s'élève à l'éloquence; mais un style singulièrement ingénieux, un langage plein d'élégance et de pureté, distinguent tous ses ouvrages, et lui assignent un rang très-honorable parmi les écrivains français. Marmontel, né en 1728, mourut en 1799.

BÉLISAIRE s'acheminait, en mendiant, vers un vieux château en ruine, où sa famille l'attendait. Il avait défendu à son conducteur de le nommer sur la route; mais l'air de noblesse répandu sur son visage et dans toute sa personne suffisait pour intéresser. Arrivé le soir dans un village, son guide s'arrêta à la porte d'une maison qui, quoique simple, avait quelque appa

rence.

Le maître du logis rentrait, avec sa bêche à la main. Le port, les traits de ce vieillard fixèrent son attention. Il lui demanda ce qu'il était. Je suis un vieux soldat, répondit Bélisaire. Un soldat dit le villageois, et voilà votre récompense! C'est le plus grand malheur d'un souverain, dit Bélisaire, de ne pouvoir payer tout le sang qu'on verse pour lui. Cette réponse émut le cœur du villageois: il offrit l'asile au vieillard.

Je vous présente, dit-il à sa femme, un brave homme, qui soutient courageusement la plus dure épreuve de la vertu. Mon camarade, ajouta-t-il, n'ayez pas honte de l'état où vous êtes, devant une famille qui connait le malheur. Reposez-vous: nous allons souper. En attendant, dites-moi, je vous prie, dans quelles guerres vous avez servi. J'ai fait la guerre d'Italie contre les Goths, dit Bélisaire, celle d'Asie contre les Perses, celle d'Afrique contre les Vandales et les Maures.

[ocr errors]

A ces derniers mots, le villageois ne put retenir un profond soupir. Ainsi, dit-il, vous avez fait toutes les campagnes de Bélisaire ? Nous ne nous sommes point quittés. L'excellent homme! Quelle égalité d'âme! Quelle droiture! Quelle élévation! Est-il vivant? car, dans ma solitude, il y a plus de vingt-cinq ans Il est vivant. que je n'entends parler de rien. Ah! que le ciel bénisse et prolonge ses jours! S'il vous entendait, il serait bien touché des vœux que vous faites pour lui. Et comment dit-on qu'il est à la cour? tout puissant? adoré sans doute? vous savez que l'envie s'attache à la prospérité.

[ocr errors]
[ocr errors]

Ah!

--

[ocr errors]

que

Hélas!

l'em

pereur se garde bien d'écouter les ennemis de ce grand homme! C'est le génie tutélaire et vengeur de son empire. Il est bien vieux ! N'importe; il sera dans les conseils ce qu'il était dans les armées; et sa sagesse, si on l'écoute, sera peut-être encore

[ocr errors]

1) Bélisaire, mort en 565, général de l'empereur Justinien, sauva plusieurs fois l'empire. On a prétendu, mais sans preuves, que Justinien le dépouilla de ses biens et lui fit crever les yeux, et que le héros fut réduit à mendier son pain. C'est sur cette fable qu'est fondé le roman de Bélisaire.

plus utile que ne l'a été sa valeur. D'où vous est-il connu? demanda Bélisaire attendri. Mettons-nous à table, dit le villageois : ce que vous demandez, nous mènerait trop loin.

[ocr errors]

Bélisaire ne douta point que son hôte ne fût quelque officier de ses armées, qui avait eu à se louer de lui. Celui-ci, pendant le souper, lui demanda des détails sur les guerres d'Italie et d'Orient, sans lui parler de celle d'Afrique. Bélisaire, par des réponses simples, le satisfit pleinement. Buvons, lui dit son hôte vers la fin du repas, buvons à la santé de votre général; et puisse le ciel lui faire autant de bien qu'il m'a fait de mal en sa vie ! Lui! reprit Bélisaire, il vous a fait du mal! Il a fait son devoir, et je n'ai pas à m'en plaindre. Mais, mon ami, vous allez voir que j'ai dû apprendre à compatir au sort des malheureux. Puisque vous avez fait les campagnes d'Afrique, vous avez vu le roi des Vandales, l'infortuné Gelimer, mené par Bélisaire en triomphe à Constantinople, avec sa femme et ses enfants; c'est ce Gelimer qui vous donne l'asile, et avec qui vous avez soupé. Vous, Gelimer! s'écria Bélisaire; et l'empereur ne vous a pas fait un état plus digne de vous! Il l'avait promis. Il a tenu parole; il m'a offert des dignités; mais je n'en ai pas voulu. Quand on a été roi et qu'on cesse de l'être, il n'y a de dédommagement que le repos et l'obscurité. Vous, Gelimer! - Oui, c'est moimême qu'on assiégea, s'il vous en souvient, sur la montagne de Papua. J'y souffris des maux inouïs. L'hiver, la famine, le spectacle effroyable de tout un peuple réduit au désespoir, et prêt à dévorer ses enfants et ses femmes, l'infatigable vigilance du bon Pharas, qui, en m'assiégeant, ne cessait de me conjurer d'avoir pitié de moi-même et des miens; enfin, ma juste confiance en la vertu de votre général, me firent lui rendre les armes. Avec quel air simple et modeste il me reçut! Quels devoirs il me fit rendre ! Quels ménagements, quels respects il eut lui-même pour mon malheur! Il y a bientôt six lustres que je vis dans cette solitude; il ne s'est pas écoulé un jour que je n'aie fait des vœux pour lui.

[ocr errors]
[ocr errors]

Je reconnais bien là, dit Bélisaire, cette philosophie qui, sur la montagne où vous aviez tant à souffrir, vous faisait chanter

4) «Se louer de quelqu'un, phrase délicate dans son origine, et qui signifie sans doute se louer soi-même en disant de quelqu'un le bien qu'il nous a fait, ou qu'il n'a pas songé à nous faire.» La Bruyère. — 2) «Je n'en sortirai point que je n'aie détrôné le roi de Pologne.» Voltaire. «Nous ne vous laisserons point aller que vous ne nous ayez appris le choix que nous devons faire.» Fénelon.

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »