tes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement1 qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre premier objet. Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir 2 sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi, parmi ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence entre ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire, et ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser. Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leur principale et leur plus sérieuse occupation. Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes des lumières qui les persuadent, négligent d'en chercher ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très-solide, je les considère d'une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne et m'épouvante, c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle. Je prétends, au contraire, que l'amour-propre, que l'intérêt humain, que la plus simple lumière de la raison doit nous donner ces sentiments. Il ne faut voir pour cela que ce que voient les personnes les moins éclairées. Il ne faut pas avoir l'àme fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction véritable et solide; que tous nos plaisirs ne sont que vanité; que nos maux sont infinis; et qu'enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit nous mettre dans peu d'années, et peut-être en peu de jours, dans un état éternel de bonheur, de malheur, ou d'anéantissement. Entre nous et le ciel, l'enfer, ou le néant, il n'y a donc que la vie, qui est la 1) Ellipse: autrement que. - 2) On éclaircit une chose, on éclaire une personne. — 3) Amour-propre, chez les écrivains de cette époque, signifie amour de soi. Ainsi, on comprendrait mal les Maximes de La Rochefoucauld en prenant le mot amour-propre dans le sens moderne. chose du monde la plus fragile; et le ciel n'étant pas certainement pour ceux qui doutent si leur âme est immortelle, ils n'ont à attendre que l'enfer ou le néant. Il n'y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves, voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. C'est en vain qu'ils détournent leur pensée de cette éternité qui les attend, comme s'ils pouvaient l'anéantir en n'y pensant point. Elle subsiste malgré eux, elle s'avance; et la mort, qui doit l'ouvrir, les mettra infailliblement, dans peu de temps, dans l'horrible nécessité d'être éternellement ou anéantis ou malheureux. Voilà un doute d'une terrible conséquence; et c'est déjà assurément un très-grand mal que d'être dans ce doute; mais c'est au moins un devoir indispensable de chercher1 quand on y est. Ainsi, celui qui doute et qui ne cherche pas, est tout ensemble et bien, injuste et bien malheureux. Que s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n'ai point de termes pour qualifier une aussi extravagante créature. Où peut-on prendre ces sentiments? Quel sujet de joie trouve-t-on à n'attendre plus que des misères sans ressource? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables? Quelle consolation de n'attendre jamais de consolateur? Ce repos, dans cette ignorance, est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l'extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en leur représentant ce qui se passe en eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comment raisonnent les hommes, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu'ils sont, et sans en rechercher d'éclaircissement. Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme; et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, et qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, ne se connait non plus 2 que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans savoir pourquoi je suis plutôt placé en 1) V. neutre, pris dans un sens absolu, pour faire des recherches. 2) Forme vieillie, pour pas plus. ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point, plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui dure un instant sans retour. Tout ce que je connais, c'est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j'ignore le plus, c'est cette mort même que je ne saurais éviter. Comme je ne sais d'où je viens, aussi ne sais-je où je vais ; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais, ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de misère, de faiblesse, d'obscurité. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui doit m'arriver, et que je n'ai qu'à suivre mes inclinations sans réflexion et sans inquiétude, en faisant tout ce qu'il faut pour tomber dans le malheur éternel, au cas que ce que l'on en dit soit véritable. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes, mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher: et, en traitant avec mépris ceux qui se travailleraient de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l'incertitude de l'éternité de ma condition future. En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à l'établissement des principales vérités qu'elle nous enseigne. Car la foi chrétienne ne va2 principalement qu'à établir ces deux choses, la corruption de la nature et la rédemption de JÉSUS-CHRIST. Or, s'ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés. Rien n'est si important à l'homme que son état; rien ne lui est si redoutable que l'éternité. Et ainsi, qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d'une éternité de misère, cela n'est pas naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses: ils craignent jusqu'aux plus petites, ils les prévoient, ils les sentent; et ce même homme qui passe les jours et les nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, est celui-là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, et qui demeure néanmoins sans inquiétude, sans trouble, sans émotion. Cette étrange insensibilité pour les choses les plus terribles, dans un cœur si sensible aux plus légères, est une chose monstrueuse; c'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel. Un homme dans un cachot, ne sachant si son arrêt est donné, n'ayant plus qu'une heure pour l'apprendre, et cette heure suffisant, s'il sait qu'il est donné, pour le faire révoquer, il est contre la nature qu'il emploie cette heure-là, non à s'informer si cet arrêt est donné, mais à jouer et à se divertir. C'est l'état où se trouvent toutes ces personnes, avec cette différence que les maux dont ils sont menacés sont bien autres que la simple perte de la vie et un supplice passager, que ce prisonnier appréhenderait. Cependant ils courent sans souci dans le précipice, après avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s'empêcher de le voir, et ils se moquent de ceux qui les en avertissent. Ainsi, non-seulement le zèle de ceux qui cherchent Dieu prouve la véritable religion, mais aussi l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas, et qui vivent dans cette horrible négligence. Il faut qu'il y ait un étrange renversement dans la nature de l'homme pour vivre dans cet état, et encore plus pour en faire vanité. Car quand ils auraient une certitude entière qu'ils n'auraient 2 rien à craindre après la mort que de tomber dans le néant, ne seraitce pas un sujet de désespoir plutôt que de vanité? N'est-ce donc pas une folie inconcevable, n'en étant pas assurés, de faire gloire d'être dans ce doute? Et néanmoins il est certain que l'homme est si dénaturé qu'il y a dans son cœur une semence de joie en cela. Ce repos brutal entre la crainte de l'enfer et du néant semble si beau, que nonseulement ceux qui sont dans ce doute malheureux se glorifient, mais que ceux mêmes qui n'y sont pas croient qu'il est glorieux de feindre d'y être. Car l'expérience nous fait voir que la plupart de ceux qui s'en mêlent sont de ce dernier genre, que ce sont des gens qui se contrefont, et qui ne sont pas tels qu'ils veulent paraître. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir secoué le joug; et la plupart ne le font que pour imiter les autres. Mais s'ils ont encore tant soit peu de sens commun, il n'est pas difficile de leur faire entendre combien ils s'abusent en cherchant par là de l'estime. Ce n'est pas le moyen d'en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses, et qui savent que la seule voie d'y réussir, c'est de paraître honnête, fidèle, judicieux, et capable de servir utilement ses amis; parce que les hommes n'aiment naturellement que ce qui peut leur être utile. Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu'il a secoué le joug; qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions; qu'il se considère comme seul maître de sa conduite; qu'il ne pense à en rendre compte qu'à soi-même1? Pense-t-il nous avoir portés par là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie? Pense-t-il nous avoir bien réjouis de nous dire qu'il doute si notre âme est autre chose qu'un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d'un ton fier et content? Estce donc une chose à dire gaîment, et n'est-ce pas une chose à dire au contraire tristement, comme la chose du monde la plus triste? S'ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté, et si éloigné en toute manière de ce bon air qu'ils cherchent, que rien n'est plus capable de leur attirer le mépris et l'aversion des hommes, et de les faire passer pour des personnes sans esprit et sans jugement. Et en effet, si on leur fait rendre compte de leurs sentiments, et des raisons qu'ils ont de douter de la religion, ils diront des choses si faibles et si basses qu'ils persuaderont plutôt du contraire. C'était ce que leur disait un jour fort à propos une personne: Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il 2, en vérité, vous me convertirez. Et il avait raison; car qui n'au 1) A lui-même. Soi ne se rapporte qu'à un sujet indéfini ou à un nom de chose. Mais cela ne faisait pas règle au 17e siècle. <<< Revenu chez soi, il reprend ses mœurs.» La Bruyère. La règle actuelle veut lui. Mais aujourd'hui encore la netteté et l'euphonie obligeraient de dire avec Corneille : « Qu'il fasse autant pour soi comme je fais pour lui. » - 2) Pour elle; syllepse. |