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Mais que, hors cette occasion, dont je ne parle point ici, il y ait jamais eu de loi qui ait permis aux particuliers de tuer, et qui l'ait souffert, comme vous faites, pour se garantir d'un affront, et pour éviter la perte de l'honneur ou du bien, quand on n'est point en même temps en péril de la vie; c'est, mes pères, ce que je soutiens que jamais les infidèles même n'ont fait. Ils l'ont, au contraire, défendu expressément; car la loi des XII tables de Rome portait « qu'il n'est pas permis de tuer un « voleur de jour qui ne se défend point avec les armes.» Ce qui avait déjà été défendu dans l'Exode, c. 22. Et la loi Furem, ad Legem Corneliam, qui est prise d'Ulpien, «défend de tuer même <«<les voleurs de nuit qui ne nous mettent pas en péril de mort.»>

Dites-nous donc, mes pères, par quelle autorité vous permettez ce que les lois divines et humaines défendent? et par quel droit Lessius a pu dire: « L'Exode défend de tuer les voleurs de jour <«< qui ne se défendent pas avec des armes, et on punit en jus<«<tice ceux qui tueraient de cette sorte. Mais néanmoins on n'en << serait pas coupable en conscience, lorsqu'on n'est pas certain « de pouvoir recouvrer ce qu'on nous dérobe, et qu'on est en << doute, comme dit Sotus, parce qu'on n'est pas obligé de s'ex«< poser au péril de perdre quelque chose pour sauver un voleur. << Et tout cela est encore permis aux ecclésiastiques mêmes". >> Quelle étrange hardiesse! La loi de Moïse punit ceux qui tuent les voleurs, lorsqu'ils n'attaquent pas notre vie, et la loi de l'Évangile, selon vous, les absoudra! Quoi, mes pères! JésusChrist est-il venu pour détruire la loi, et non pas pour l'accomplir? <«<Les juges puniraient, dit Lessius, ceux qui tueraient en <«< cette occasion; mais on n'en serait pas coupable en conscience.»> Est-ce donc que la morale de Jésus-Christ est plus cruelle et moins ennemie du meurtre que celle des païens, dont les juges ont pris ces lois civiles qui le condamnent? Les chrétiens font-ils

<«< vaincus, et des rois d'Écosse et de Chypre, qui s'y trouvèrent.»>

-4) Les païens.

2) Préfet du prétoire (président du tribunal suprême) sous Héliogabale et Alexandre Sévère; mort en 230. La moitié des Pandectes est tirée de ses écrits. Les Pandectes ou Digestes sont un recueil des décisions des anciens jurisconsultes, qui fut fait en 533, par ordre de Justinien. 3) Le double rapport du mot on dans une même phrase est une faute assez grave. V. encore, un peu plus loin : « Quand on nous donne un soufflet, doit-on l'endurer?» et dans Molière :

«... Eût-on, d'autre part, cent belles qualités,

« On regarde les gens par leurs méchants côtés. »

4) Écrivez méme.

plus d'état des biens de la terre, ou font-ils moins d'état de la vie des hommes, que n'en ont fait les idolâtres et les infidèles? Sur quoi vous fondez-vous, mes pères ? Ce n'est sur aucune loi expresse, ni de Dieu ni des hommes, mais seulement sur ce raisonnement étrange: « Les lois, dites-vous, permettent de se dé«fendre contre les voleurs et de repousser la force par la force. «Or, la défense étant permise, le meurtre est aussi réputé per<«<mis, sans quoi la défense serait souvent impossible. 2 »

Cela est faux, mes pères, que, la défense étant permise, le meurtre soit aussi permis. C'est cette cruelle manière de se défendre qui est la source de toutes vos erreurs, et qui est appelée, par la faculté de Louvain, une défense meurtrière, defensio occisiva, dans leur censure de la doctrine de votre père Lamy sur l'homicide. Je vous soutiens donc qu'il y a tant de différence, selon les lois, entre tuer et se défendre, que, dans les mêmes occasions où la défense est permise, le meurtre est défendu quand on n'est point en péril de mort. Écoutez-le, mes pères, dans Cujas, au même lieu: «Il est permis de repousser celui qui vient pour s'emparer de notre possession; mais il n'est pas permis de le tuer.» Et encore: « Si quelqu'un vient pour nous frapper, et non pas pour nous tuer, il est bien permis de le repousser, mais il n'est pas permis de le tuer.»

Qui vous a donc donné le pouvoir de dire, comme font Molina, Réginaldus, Filiutius, Escobar, Lessius et les autres": «Il « est permis de tuer celui qui vient pour nous frapper,» et ailleurs: «Il est permis de tuer celui qui veut nous faire un affront, «< selon l'avis de tous les casuistes, ex sententia omnium,» comme dit Lessius? Par quelle autorité, vous qui n'êtes que des particuliers, donnez-vous ce pouvoir de tuer aux particuliers et aux religieux même ? Et comment osez-vous usurper ce droit de vie et de mort qui n'appartient essentiellement qu'à Dieu, et qui est la

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4) Vieilli: On dit aujourd'hui faire cas. 2) Voici le syllogisme ramené à la forme régulière: «Les lois permettent, etc. Or la défense est souvent impossible sans le meurtre. Donc, le meurtre est permis. » Où est le vice de ce syllogisme? 5) Leur pour sa; syllepse. V. p. 150 et 161. 4) Molina, fameux Jésuite espagnol (1535-1601), commentateur de S. Thomas (1227-1274), défenseur du libre arbitre, inventeur de la Science moyenne ou conditionnelle (de Dieu relativement au sort des âmes), a donné son nom au molinisme, si souvent opposé au jansénisme, doctrine de Port-Royal. Escobar, espagnol et jésuite (1589—1669), a écrit une Summula casuum conscientiæ, 1626. Il a donné, par l'entremise de Pascal, un mot à la langue française, escobarderie.

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plus glorieuse marque de la puissance souveraine? C'est sur cela qu'il fallait répondre, et vous pensez y avoir satisfait en disant simplement dans votre treizième imposture, « que la valeur pour << laquelle Molina permet de tuer un voleur qui s'enfuit sans <«< nous faire aucune violence, n'est pas aussi petite que j'ai dit, <«<et qu'il faut qu'elle soit plus grande que six ducats.» Que cela est faible, mes pères! Où voulez-vous la déterminer? à quinze ou seize ducats? Je ne vous en ferai pas moins de reproches. Au moins vous ne sauriez dire qu'elle passe la valeur d'un cheval; car Lessius décide nettement qu'il est permis de tuer un voleur qui s'enfuit avec notre cheval. Mais je vous dis de plus que, selon Molina, cette valeur est déterminée à six ducats, comme je l'ai rapporté ; et si vous n'en voulez pas demeurer d'accord, prenons un arbitre que vous ne puissiez refuser1. Je choisis donc pour cela votre père Réginaldus, qui, expliquant ce même lieu de Molina, déclare que Molina y détermine la valeur pour laquelle il n'est pas permis de tuer, à trois, ou quatre, ou cinq ducats. Et ainsi, mes pères, je n'aurai pas seulement Molina, mais encore Réginaldus.

Il ne me sera pas moins facile de réfuter votre quatorzième imposture touchant la permission de tuer un voleur qui nous veut ôter un écu, selon Molina. Cela est si constant, qu'Escobar vous le témoignera; il dit que «Molina détermine régulièrement la va<«<leur pour laquelle on peut tuer, à un écu.» Aussi vous me reprochez seulement, dans la quatorzième imposture, que j'ai2 supprimé les dernières paroles de ce passage: «que l'on doit garder en cela <«< la modération d'une juste défense. » Que ne vous plaignez-vous donc aussi de ce qu'Escobar ne les a point exprimées? Mais que vous êtes peu fins! Vous croyez que l'on n'entend pas ce que c'est, selon vous, que se défendre. Ne savons-nous pas que c'est user d'une défense meurtrière? Vous voudriez faire entendre que Molina a voulu dire par là que, quand on se trouve en péril de la vie en gardant son écu, alors on peut tuer, puisque c'est pour défendre sa vie. Si cela était vrai, mes pères, pourquoi Molina dirait-il, au même lieu, qu'il est contraire en cela à Carerus et Bald, qui permettent de tuer pour sauver sa vie? Je vous déclare donc qu'il entend simplement que si l'on peut sauver son écu sans tuer le voleur, on ne doit pas le tuer; mais que, si l'on ne

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peut le sauver qu'en tuant, encore même qu'on ne coure nul risque de la vie, comme si le voleur n'a point d'armes, il est permis d'en prendre et de le tuer pour sauver son écu; et qu'en cela on ne sort point, selon lui, de la modération d'une juste défense. Et pour vous le montrer, laissez-le s'expliquer lui-même : « On ne laisse pas de demeurer dans la modération d'une juste <«< défense, quoiqu'on prenne des armes contre ceux qui n'en ont << point, ou qu'on en prenne de plus avantageuses qu'eux. Je sais <«<qu'il y en a qui sont d'un sentiment contraire: mais je n'ap<< prouve point leur opinion, même dans le tribunal extérieur1. » Aussi, mes pères, il est constant que vos auteurs permettent de tuer pour la défense de son bien et de son honneur, sans qu'on soit en aucun péril de sa vie; et c'est par le même principe qu'ils autorisent les duels, comme je l'ai fait voir par tant de passages sur lesquels vous n'avez rien répondu. Vous n'attaquez dans vos écrits qu'un seul passage de votre père Layman, qui le permet, «<lorsque autrement on serait en péril de perdre sa fortune et son «< honneur: » et vous dites que j'ai supprimé ce qu'il ajoute que ce cas-là est fort rare. Je vous admire, mes pères; voilà de plaisantes impostures que vous me reprochez. Il est bien question de savoir si ce cas-là est rare! il s'agit de savoir si le duel y est permis. Ce sont deux questions séparées. Layman, en qualité de casuiste, doit juger si le duel y est permis, et il déclare que oui. Nous jugerons bien sans lui si ce cas-là est rare, et nous lui déclarerons qu'il est fort ordinaire ; et si vous aimez mieux en croire votre bon ami Diana, il vous dira qu'il est fort commun. qu'il soit rare ou non, et que Layman suive en cela Navarre, comme vous le faites tant valoir, n'est-ce pas une chose abominable qu'il consente 2 à cette opinion, que, pour conserver un faux honneur, il soit permis en conscience d'accepter un duel, contre tous les édits de tous les états chrétiens, et contre tous les canons de l'Église, sans que vous ayez encore ici, pour autoriser toutes ces maximes diaboliques, ni loi, ni canon, ni autorité de l'Écriture ou des Pères, ni exemple d'aucun saint, mais seulement ce raisonnement impie: «L'honneur est plus cher que la vie; or, il <«<est permis de tuer pour défendre sa vie; donc il est permis << de tuer pour défendre son honneur. » Quoi, mes pères, parce que le dérèglement des hommes leur a fait aimer ce faux hontribunal intérieur. non à une opinion.

4) Par opposition à la conscience, qui est le notre langue moderne, on consent à une action,

Mais

2) Dans

il

neur plus que la vie que Dieu leur a donnée pour le servir, leur sera permis de tuer pour le conserver! C'est cela même qui est un mal horrible, d'aimer cet honneur-là plus que la vie; et cependant cette attache1 vicieuse, qui serait capable de souiller les actions les plus saintes si on les rapportait à cette fin, sera capable de justifier les plus criminelles, parce qu'on les rapporte à cette fin!

2

Quel renversement, mes pères! et qui ne voit à quels excès il peut conduire? Car enfin il est visible qu'il portera jusqu'à tuer pour les moindres choses quand on mettra son honneur à les conserver; je dis même jusqu'à tuer pour une pomme. Vous vous plaindriez de moi, mes pères, et vous diriez que je tire de votre doctrine des conséquences malicieuses, si je n'étais appuyé sur l'autorité du grave Lessius, qui parle ainsi: «Il n'est pas permis de tuer « pour conserver une chose de petite valeur, comme pour un écu, «ou pour une pomme, aut pro pomo; si ce n'est qu'il nous fût «< honteux de la perdre; car alors on peut la reprendre, et même << tuer, s'il est nécessaire, pour la ravoir, et, si opus est, occidere; « parce que ce n'est pas tant défendre son bien que son honneur.»> Cela est net, mes pères; et pour finir votre doctrine par une maxime qui comprend toutes les autres, écoutez celle-ci de votre père Héreau, qui l'avait prise de Lessius: «Le droit de se défendre << s'étend à tout ce qui est nécessaire pour nous garder de toute injure.»>

Que d'étranges suites sont enfermées dans ce principe inhumain et combien tout le monde est-il obligé de s'y opposer, et surtout les personnes publiques! Ce n'est pas seulement l'intérêt général qui les y engage, mais encore le leur propre, puisque vos casuistes cités dans une de mes lettres étendent leur permission de tuer jusqu'à eux"; et ainsi les factieux qui craindront la

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4) Un peu vieilli; on dit attachement. On trouve encore dans Rollin : « Cette attache à l'argent est un défaut qui déshonore infiniment les gens de lettres.» 2) Grave, c.-à.-d. digne de considération, dont l'opinion a du poids. Allusion aux docteurs graves, dont les opinions, selon les Jésuites, étaient probables par ellesmêmes et pouvaient être suivies en conscience. Il est vrai qu'on négligeait de dire à quel titre un docteur était grave. On a appelé cette doctrine le probabilisme. Voyez la Ve Provinciale de Pascal. - 3) On dirait aujourd'hui à moins qu'il ne nous fút... - 4) Pour elles; syllepse. V. p. 150 et 158. La syllepse consiste à revêtir un mot d'une forme qui rappelle, non le mot précédent auquel il se rapporte, mais l'idée exprimée ou suscitée par ce premier mot. Très-souvent, en grammaire, la forme emporte le fond ici le fond emporte la forme. La syllepse est une grâce de langage, elle est souvent une nécessité; si bien que ni l'auteur ne la remarque en la faisant, ni le lecteur en la rencontrant. Singulière irrégu

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