Images de page
PDF
ePub

EURY DICE;

TRADUIT DE VIRGILE PAR LE BRUN.

(PROTÉE, INTERROGÉ PAR ARISTÉE LUI RÉPOND:)

Les dieux sont irrités : leur courroux légitime
N'égale point encor ton supplice à ton crime.
Du sein des morts, Orphée arme ces dieux vengeurs.
Souviens-toi d'Eurydice, enlevée à ses pleurs;
Tu poursuivais la nymphe; hélas! son pied timide
Foule un serpent caché sur la rive perfide;

Il l'atteint; elle expire: ô douleurs! ô regrets!
Ses compagnes en pleurs font gémir les forêts;
Du Rhodope attendri les rochers soupirèrent ;
Dans leurs antres sanglants les tigres la pleurèrent.

Mais lui, belle Eurydice, en des bords reculés,
Seul, et sa lyre en main, plaint ses feux désolés:
C'est toi quand le jour naît, toi quand le jour expire,
Toi que nomment ses pleurs, toi que chante sa lyre.
Mais que ne peut l'amour! Orphée, aux sombres bords,
Ose tenter, vivant, la retraite des morts,

Ces bois noirs d'épouvante, et ces dieux effroyables,
Aux larmes des humains toujours impitoyables.

Il chante; tout s'émeut, et du fond des enfers

Les månes accouraient au bruit de ses concerts.
Tels, quand d'un soir obscur grondent les noirs orages,
D'innombrables oiseaux volent sous les ombrages,
Telles autour d'Orphée erraient de toutes parts
Les ombres des héros, des enfants, des vieillards,
Et ces fils qu'au bûcher redemandent leurs mères,
Et ces jeunes beautés à leurs amants si chères :
Peuple léger et vain, que de ses bras hideux
Presse neuf fois le Styx qui mugit autour d'eux.
De l'Erèbe à sa voix les gouffres tressaillirent;

L'enfer même s'émut, les fières Euménides
Cessèrent d'irriter leurs couleuvres livides;
Ixion immobile écoutait ses accords;

L'hydre affreuse oublia d'épouvanter les morts;
Et Cerbère, abaissant ses têtes menaçantes,
Retint sa triple voix dans ses gueules béantes.

Enfin il revenait triomphant du trépas;
Sans voir sa tendre amante, il précédait ses pas;
Proserpine à ce prix couronnait sa tendresse.
Soudain ce faible amant, dans un instant d'ivresse,
Suivit imprudemment l'ardeur qui l'entraînait,
Bien digne de pardon, si l'enfer pardonnait.

Presque aux portes du jour, troublé, hors de lui-même,
Il s'arrête, il se tourne. . . . Il revoit ce qu'il aime!
C'en est fait, un coup d'œil a détruit son bonheur ;
Le barbare Pluton révoque sa faveur ;

Et des enfers, charmés de ressaisir leur proie,
Trois fois le gouffre avare en retentit de joie.
Eurydice s'écrie: O destin rigoureux !

Hélas! quel dieu cruel nous a perdus tous deux ?
Quelle fureur! voilà qu'au ténébreux abîme

Le barbare destin rappelle sa victime.

Adieu, déjà je sens dans un nuage épais
Nager mes yeux éteints et fermés pour jamais.
Adieu, mon cher Orphée, Eurydice expirante
En vain te cherche encor de sa main défaillante.
L'horrible mort, jetant son voile autour de moi,
M'entraîne loin du jour, hélas ! et loin de toi.

Elle dit, et soudain dans les airs s'évapore;
Orphée en vain l'appelle, en vain la suit encore,
Il n'embrasse qu'une ombre; et l'horrible nocher
De ces bords désormais lui défend d'approcher.
Alors, deux fois privé d'une épouse si chère,
Où porter sa douleur? où trainer sa misère ?

Par quels sons, par quels pleurs fléchir le dieu des morts?
Déjà cette ombre froide arrive aux sombres bords.

Près du Strymon glacé, dans les antres de Thrace
Durant sept mois entiers il pleura sa disgrâce;

Sa voix adoucissait les tigres des déserts,
Et les chênes émus s'inclinaient dans les airs.

Sur leur trône de fer les Parques s'attendrirent;
L'Euménide cessa d'irriter ses serpents,

Et Cerbère retint ses triples hurlements.

Déjà l'heureux Orphée est vainqueur du Ténare;
Il ramène Eurydice échappée au Tartare;
Eurydice le suit (car un ordre jaloux

Défend encore sa vue aux yeux de son époux).
Mais, ô d'un jeune amant trop aveugle imprudence!
Si l'enfer pardonnait, ô pardonnable offense!
Orphée impatient, troublé, vaincu d'amour,
S'arrête, la regarde, et la perd sans retour.
Plus de trève, Pluton redemande sa proie,
Trois fois le Styx avare en murmure de joie.
Mais elle : « Ah! cher amant, quel aveugle transport
Et nous trahit tous deux, et me rend à la mort!
Déjà le noir sommeil flotte sur ma paupière,
Déjà je ne vois plus tes yeux ni la lumière;
Orphée, un dieu jaloux m'entraine malgré moi,
Et je te tends ces mains qui ne sont plus à toi.
Adieu! ... L'ombre, à ce mot, fuit comme un vain nuage.
Son amant veut encor la suivre au noir rivage;

Mais comment repasser le brûlant Phlégéton?
Comment fléchir deux fois l'inflexible Pluton?

Quels pleurs ou quels accents lui rendraient son épouse!
L'ombre pâle est déjà dans la barque jalouse.

Sur les bords du Strymon, déplorant ses revers,
Orphée erra sept mois en des rochers déserts.
Aux tigres, aux forêts il conta ses disgrâces;
Les tigres, les forêts gémirent sur ces traces.
Telle pleurant, la nuit, sur un triste rameau,
Ses fils, sans plume encor, ravis dans leur berceau,
Philomèle, charmant les forêts attentives,
Traîne ses longs regrets en cadences plaintives.
Ah! depuis qu'Eurydice est ravie à ses feux,
Nul amour, nul hymen ne flattent plus ses vœux.

Telle sur un rameau, durant la nuit obscure,
Philomèle plaintive attendrit la nature,
Accuse en gémissant l'oiseleur inhumain
Qui, glissant dans son nid une furtive main,
Ravit ces tendres fruits que l'amour fit éclore,
Et qu'un léger duvet ne couvrait pas encore.

Pour lui plus de plaisir, plus d'hymen, plus d'amour.
Seul parmi les horreurs d'un sauvage séjour,
Dans ces noires forêts du soleil ignorées,

Sur les sommets déserts des monts hyperborées,
Il pleurait Eurydice, et plein de ses attraits,
Reprochait à Pluton ses perfides bienfaits.
En vain mille beautés s'efforçaient de lui plaire :
Il dédaigna leurs feux; et leur main sanguinaire,
La nuit, à la faveur des mystères sacrés,
Dispersa dans les champs ses membres déchirés.
l'Ebre roula sa tête encor toute sanglante:
Là, sa langue glacée et sa voix expirante,
Jusqu'au dernier soupir formant un faible son,
D'Eurydice en flottant murmurait le doux nom.
Eurydice, ô douleur! touchés de son supplice,
Les échos répétaient Eurydice, Eurydice.

LES CATACOMBES DE ROME';
PAR DELILLE.

Puisque l'invention est le caractère du grand poëte, il ne parait pas qu'on puisse accorder ce titre à JACQUES DELILLE (1738-1815); mais on ne saurait lui refuser celui d'ingénieux écrivain et de très-habile versificateur. Sa belle traduction des Georgiques de Virgile commença sa réputation, le tira des obscures fonctions qu'il remplissait dans un collège d'Amiens, lui mérita

1) On remarquera l'habile versificateur dans ce morceau où l'on sent aussi le vrai poëte. Delille s'était rendu maître du vers alexandrin et avait su le discipliner. Il montra que ce vers n'est pas nécessairement monotone; il y multiplia les articula tions, il en varia la coupe avec beaucoup de discernement et de mesure; la phrase ne fut plus encadrée dans le distique; la pensée ne fut plus obligée de se clore au second vers ou de s'étendre en haletant jusqu'à la fin du quatrième : la période poétique, la phrase de Racine, fut retrouvée: ces innovations heureuses, qu'avaient peut-être suggérées à Delille les luttes de sa jeunesse avec la poésie de Virgile,

sont toutes assez sensibles dans le morceau qu'on va lire.

Son désespoir l'égare; il franchit dans sa course
Ces monts affreux où luit le char glacé de l'Ourse:
Il pleurait ses amours, hélas, deux fois trahis,
Quand tout à coup, ô rage! ô forfaits inouïs!
Les bacchantes, en foule assiégeant le Riphée,
De leurs jalouses mains déchirèrent Orphée.
Lui percèrent le cœur de leurs thyrses sanglants,
Et semèrent au loin ses membres palpitants.
Dans l'Hèbre impétueux sa tête fut jetée;
Mais tandis qu'elle errait sur la vague agitée,
Ses lèvres, qu'Eurydice animait autrefois,
Et sa langue glacée, et sa mourante voix,
Sa voix disait encore: 0 ma chère Eurydice!
Et tout le fleuve en pleurs répondait Eurydice!

un poste plus éminent au collège de France, à Paris, et lui ouvrit les portes de l'Académie française. Le poëme des Jardins, écrit avec une rare perfection, accrut sa renommée. Dès lors, cette poésie didactique, voisine de la prose, vassale de la science, que le génie a quelquefois élevé à sa hauteur, mais qui semble le domaine naturel des talents du second ordre, partagea avec la traduction en vers tous les soins de Jacques Delille. Il fit passer dans la langue française l'Énéide, le Paradis perdu, l'Essai sur l'homme; il disserta en vers harmonieux sur la vie champêtre (dans son Homme des champs), sur l'Imagination, sur la Pilié, sur les Trois Règnes de la Nature, sur la Conversation. Sa poésie, un peu coquette, un peu fardée, a pourtant assez d'éclat et d'agrément pour expliquer l'enthousiasme dont Delille fut l'objet à une époque où, d'ailleurs, il n'avait presque pas de rivaux. La révolution obligea Delille à quitter la France, et à errer dans différents pays; feuille légère emportée par cet orage qui déracinait les cèdres, il se consola par son talent et par son caractère un peu frivole, d'un long exil, el, plus tard, de la perte de la vue. Ses dernières années, qu'il passa en France, furent environnées d'un grand éclat.

*

« PrécédentContinuer »