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Il doit broncher aussi contre la fosse obscure
Où l'immonde bétail en fera sa pâture?

La mère quelque temps demeura sur le seuil,
Comme absorbée en soi dans un penser de deuil.
Et quand elle rentra, d'une larme tarie

On voyait les sillons sur la joue amaigrie.

M. J. OLIVIER.

L'HOMME ET LA COULEUVRE.

UN homme vit une couleuvre :

Ah! méchante, dit-il, je m'en vais faire une œuvre
Agréable à tout l'univers !

A ces mots l'animal pervers,

(C'est le serpent que je veux dire,

Et non l'homme, on pourrait aisément s'y tromper)';
A ces mots le serpent, se laissant attraper,
Est pris, mis en un sac; et, ce qui fut le pire,
On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.

Afin de le payer toutefois de raison,

L'autre lui fit cette harangue :

Symbole des ingrats! être bon aux méchants,
C'est être sot 2; meurs donc: ta colère et tes dents
Ne me nuiront jamais. Le serpent, en sa langue,
Reprit du mieux qu'il put: S'il fallait condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,

A qui pourrait-on pardonner?

Toi-même tu te fais ton procès: je me fonde
Sur tes propres leçons; jette les yeux sur toi.

Mes jours sont en tes mains, tranche-les; ta justice

C'est ton utilité, ton plaisir, ton caprice:

Selon ces lois condamne-moi ;

Mais trouve bon qu'avec franchise,

4) On a remarqué avec raison que le vers précédent, séparé de celui-ci, n'est qu'une malice et un trait de satire, mais que les deux vers ensemble sont d'une naïveté charmante. 2) La maxime est bonne. Cette autre: être bon aux méchants c'est être méchant, ne le serait pas moins, si l'on entend par bonté, en cet endroit, une indulgence immoralę.

En mourant, au moins je te dise
Que le symbole des ingrats

Ce n'est point le serpent; c'est l'homme1. Ces paroles
Firent arrêter l'autre, il recula d'un pas.

Enfin il repartit: Tes raisons sont frivoles;

Je pourrais décider, car ce droit m'appartient;
Mais rapportons-nous-en 2. Soit fait, dit le reptile.
Une vache était là: l'on l'appelle; elle vient :
Le cas est proposé. C'était chose facile;
Fallait-il pour cela, dit-elle, m'appeler?
La couleuvre a raison; pourquoi dissimuler?
Je nourris celui-ci depuis longues années;

Il n'a sans mes bienfaits passé nulles journées ;
Tout n'est que pour lui seul; mon lait et mes enfants
Le font à la maison revenir les mains pleines;

Même j'ai rétabli sa santé, que les ans

Avaient altérée; et mes peines

:

Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin, me voilà vieille; il me laisse en un coin
Sans herbe s'il voulait encor me laisser paître !
Mais je suis attachée; et si j'eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L'ingratitude? Adieu: j'ai dit ce que je pense.
L'homme, tout étonné d'une telle sentence,
Dit au serpent: Faut-il croire ce qu'elle dit ?
C'est une radoteuse; elle a perdu l'esprit.
Croyons ce bœuf. Croyons, dit la rampante bête.
Ainsi dit, ainsi fait. Le bœuf vient à pas lents.
Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête,

Il dit que du labeur des ans

Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenait dans nos plaines
Ce que Cérès nous donne, et vend aux animaux ;

combien

1) On pourra faire remarquer ici, et ailleurs dans cette même fable, les vers sont habilement et agréablement coupés. Cette versification brisée, mais brisée avec art, est tout à fait dans l'esprit du genre. 2) Ellipse. A quelque autre. 3) Est-il possible d'ajouter plus d'expression à la pensée par la coupe de la phrase et par la place des mots? Il faudrait, pour être juste, s'arrêter à chaque pas.

Que cette suite de travaux

Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré: puis, quand il était vieux,
On croyait l'honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l'indulgence des dieux'.
Ainsi parla le bœuf. L'homme dit: Faisons taire
Cet ennuyeux déclamateur:

Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,
Au lieu d'arbitre, accusateur.

Je le récuse aussi. L'arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore. Il servait de refuge
Contre le chaud, la pluie, et la fureur des vents:
Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs;
L'ombrage n'était pas le seul bien qu'il sût faire;
Il courbait sous les fruits. Cependant pour salaire
Un rustre l'abattait, c'était là son loyer;

Quoique, pendant tout l'an, libéral il nous donne
Ou des fleurs au printemps, ou du fruit en automne,
L'ombre l'été, l'hiver les plaisirs du foyer 2.

Que ne l'émondait-on, sans prendre la cognée ?
De son tempérament il eût encor vécu 3.

L'homme, trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.

Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là !
Du sac et du serpent aussitôt il donna

Contre les murs, tant qu'il tua la bête.

On en use ainsi chez les grands;

La raison les offense; ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens,
Et serpents.

Si quelqu'un desserre les dents,

C'est un sot. J'en conviens; mais que faut-il donc faire?

Parler de loin, ou bien se taire.

LA FONTAINE.

1) Ceci l'emporte encore sur ce qui précède. Si un bœuf parlait, pourrait-il parler autrement? L'illusion est parfaite, elle est touchante. Qui de nous, entendant la clochette d'une vache dans une prairie, ou voyant un bœuf tracer à pas tardifs un pénible sillon, ne se rappellera les discours pleins de sagesse et de douleur que La Fontaine leur a fait tenir? 2) Quelle concision élégante, et que de grâce! 3) Le tempérament d'un arbre! Mais cela paraît tout simple. arbre vit, il a une âme, il souffre, il donne, il aime pourquoi n'aurait-il pas un tempérament ?

Cet

LA MORT ET LE MOURANT.

LA Mort ne surprend point le sage;
Il est toujours prêt à partir,

S'étant su lui-même avertir

Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage.
Ce temps, hélas! embrasse tous les temps:
Qu'on le partage en jours, en heures, en moments,
Il n'en est point qu'il ne comprenne

Dans le fatal tribut; tous sont de son domaine;
Et le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière,
Est celui qui vient, quelquefois,
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur;

Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse;
La mort ravit tout sans pudeur :

Un jour le monde entier accroîtra sa richesse'.
Il n'est rien de moins ignoré,

Et, puisqu'il faut que je le die,
Rien où l'on soit moins préparé.

Un mourant, qui comptait plus de cent ans de vie,
Se plaignait à la Mort que précipitamment
Elle le contraignit de partir tout à l'heure,
Sans qu'il eût fait son testament,

Sans l'avertir au moins: Est-il juste qu'on meure
Au pied levé? dit-il: attendez quelque peu;
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, ô déesse cruelle !
Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris.
Tu te plains sans raison de mon impatience :

Que l'auteur est déjà

vaut-il pas le tempé

Comme il anime de sa

4) On ne peut assez admirer; mais il est impossible de tout relever. Defendez-vous. Quel mouvement heureux et naturel! bien dans son sujet ! Et la mort sans pudeur! Cela ne rament de l'arbre? Comme ce poëte croit à ses fictions! vie tout, jusqu'à la Mort! Et tout cela est naïf. D'autres ont personnifié au moins autant que La Fontaine, ont été plus hardis; mais la naïveté leur a manqué; on le sent, et l'on n'est pas saisi.

Eh! n'as-tu pas cent ans? Trouve-moi dans Paris

Deux mortels aussi vieux, trouve-m'en dix en France.
Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose:

J'aurais trouvé ton testament tout fait,

Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait.
Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause
Du marcher et du mouvement,

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Quand les esprits, le sentiment,

Quand tout faillit en toi? Plus de goût, plus d'ouïe;
Toute chose pour toi semble être évanouie;

Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.
Je t'ai fait voir tes camarades,

Ou morts, ou mourants, ou malades:
Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement?
Allons, vieillard, et sans réplique.

Il n'importe à la République
Que tu fasses ton testament 2.

La mort avait raison: je voudrais qu'à cet âge
On sortit de la vie ainsi que d'un banquet,
Remerciant son hôte, et qu'on fit son paquet:
Car de combien peut-on retarder le voyage?
Tu murmures, vieillard! vois ces jeunes mourir ;
Vois-les marcher, vois-les courir

A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J'ai beau te le crier; mon zèle est indiscret:

Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.

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LE MÊME.

4) Achevé. Du vieux verbe parfaire. 2) Cherchez-vous l'éloquence? La voilà. Racine et Lafontaine en sont pleins. «L'éloquence, dit La Bruyère, est rarement où "on la cherche, et elle est quelquefois où on ne la cherche point. » Cicéron avait << Ceteræ fere artes se ipsæ per se tuentur singulæ ; bene dicere non habet definitam aliquam regionem, cujus terminis septa teneatur. «Omnia quæcunque in hominum disceptationem cadere possunt, bene sunt ei «dicenda, qui hoc se posse profitetur; aut eloquentiæ nomen relinquendum est.»

dit avant lui :

<< autem

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Cicéron fait consister l'éloquence à parler d'une manière convenable au but qu'on se propose (aptè dicere); et en effet, donnez au mot convenable un sens positif, et non seulement négatif, vous avez dans ce mot toute l'idée de l'éloquence.

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