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CASSANDRE.

Je touche enfin la terre où m'attendait la mort.

AGAMEMNON.

Contre tous les périls ta vie est assurée.

CASSANDRE.

Tu n'en crois pas le dieu dont je suis inspirée .
A l'oracle trop vrai par ma bouche dicté
Il attacha le doute et l'incrédulité.

Amante d'Apollon, à sa flamme immortelle
Depuis que ma froideur se montra si rebelle,
Ce dieu me retira son favorable appui.

Il m'accabla des maux que je pleure aujourd'hui.
Mes yeux ont vu périr ma famille immolée . . . .
Que suis-je ? une ombre errante aux enfers appelée.
L'heure fatale approche. . . . Adieu, fleuves sacrés !
Ondes du Simoïs, sur vos bords révérés,

Vous ne me verrez plus, comme en nos jours propices,
Parer de nœuds de fleurs l'autel des sacrifices;

Et ma voix, chez les morts où bientôt je descends,
Au bruit de l'Achéron mêlera ses accents.

AGAMEMNON.

Exempte des frayeurs qu'inspire l'esclavage,
Est-ce à toi d'écouter un désespoir sauvage?
Qui pourrait menacer ton repos ou tes jours?

CASSANDRE.

Hélas! des Phrygiens tels étaient les discours.

Vainement j'annonçai le terme de leur gloire,

La chute de leurs murs, qu'ils n'ont pas voulu croire; Cependant et leur gloire et leurs murs ne sont plus..

CLYTEMNESTRE.

Pourquoi t'entretenir de chagrins superflus?
Tes pleurs nous font injure, et ce jour.

CASSANDRE.

Oui, Cassandre,

Vois Ilion fumant et chante sur sa cendre.

Suis-les au temple, unis ta voix à leurs concerts;
Chante Troie expirée et ses enfants aux fers!

Ah! je vous vois encore . . . . insensés! c'est la veille
De cette nuit fatale où la mort les réveille . . . .
Vous entraîniez ce monstre, ouvrage de Pallas,

...

Dont les flancs habités recélaient le trépas.
Moi seule, l'œil en feu, saisie, épouvantée,
Respirant l'avenir dont j'étais agitée,

J'accours soudain, je vole, et crie: Ah! malheureux !
Quels temps vous choisissez pour ces hymnes, ces jeux ?
Vous vous couvrez de fleurs, vous couronnez vos têtes.
Quelle torche funèbre accompagne vos fêtes? . . .

Le piége est prêt. . . . voyez le sang rougir ces bords,
Ces flammes éclairant la nuit, l'onde et nos ports . . . .
Inutiles discours! ils ont fermé l'oreille,

Ils m'osaient dédaigner. ., . ton erreur est pareille.
Oui, ce jour met un terme aux horreurs de mon sort.
Je touche enfin la terre où m'attendait la mort.

AGAMEMNON.

Sa raison l'abandonne . . . . hélas! Troie embrasée
Est présente à ses yeux et trouble sa pensée.
Entrons, laissons au temps à calmer ses regrets,
Et de la pompe sainte ordonnons les apprêts.

LEMERCIER.

UNE SCÈNE DU MISANTHROPE

DE MOLIÈRE.

MOLIÈRE (1620-1673), après d'assez bonnes études, se fit comédien ambulant, et composa pour sa troupe quelques farces qui sont perdues. Mais, profond observateur des mœurs et du cœur bumain, il s'éleva bientôt à la bonne comédie, jusqu'alors à peu près inconnue en France. Ses succès le fixèrent à Paris, et lui valurent la faveur du roi, la considération et la fortune. Il a eu, dans la comédie, des imitateurs et point de rival. Personne ne l'a égalé ni dans l'art d'approfondir un caractère et de l'individualiser, ni dans la force comique, ni dans l'originalité du style. Le Misanthrope, le Tartufe, les Femmes savantes, l'Avare sont les chefs-d'œuvre de ce rare génie. Mais les beautés abondent dans ses autres ouvrages, et principalement dans l'École des maris, dans l'École des femmes, dans le Bourgeois gentilhomme, dans le Malade imaginaire. Mais, en voulant corriger les mœurs de son siècle d'un reste de roideur et de pédanterie, il est probable que Molière n'a que trop contribué à leur relâchement.

Le Misanthrope est un homme de qualité qui porte dans le monde une vertu austère et chagrine, une franchise outrée et une humeur un peu farouche. On va voir se développer ce caractère dans la scène que nous transcrivons.

*

ORONTE, ALCESTE, PHILINTE.

ORONTE à Alceste.

J'AI su là-bas que, pour quelques emplettes,
Éliante est sortie et Célimène aussi.

Mais, comme l'on m'a dit que vous étiez ici,
J'ai monté pour vous dire, et d'un cœur véritable,
Que j'ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que, depuis longtemps, cette estime m'a mis
Dans un ardent désir d'être de vos amis.

Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu'un nœud d'amitié nous unisse.
Je crois qu'un ami chaud, et de ma qualité,

N'est pas assurément pour être rejeté.

(Pendant le discours d'Oronte, Alceste est rêveur, sans faire attention que c'est à lui qu'on parle, et ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit :) C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.

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Non pas. Mais la surprise est fort grande pour moi,
Et je n'attendais pas l'honneur que je reçoi2.

ORONTE.

L'estime où je vous tiens3 ne doit point vous surprendre,
Et de tout l'univers vous la pouvez prétendre.

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L'État n'a rien qui ne soit au-dessous
Du mérite éclatant que l'on découvre en vous.

Monsieur . . .

ALCESTE.

ORONTE.

Oui, de ma part, je vous tiens préférable

A tout ce que j'y vois de plus considérable.

Monsieur . . .

4) Fait pour .

ALCESTE.

- 2) Pour reçois; licence poétique. 3) Que j'ai pour vous.

ORONTE.

Sois-je du ciel écrasé, si je mens;

Et, pour vous confirmer ici mes sentiments,

Souffrez qu'à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasse,
Et qu'en votre amitié je vous demande place.

Touchez-là, s'il vous plaît. Vous me la promettez,
Votre amitié ?

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Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me voulez faire,
Mais l'amitié demande un peu plus de mystère1,
Et c'est assurément en profaner le nom

Que de vouloir le mettre à toute occasion.

Avec lumière et choix cette union veut naître;
Avant de nous lier, il faut nous mieux connaître ;
Et nous pourrions avoir telles complexions,

Que tous deux du marché nous nous repentirions.

ORONTE.

Parbleu, c'est là-dessus parler en homme sage,

Et je vous en estime encore davantage.

Souffrons donc que le temps forme des nœuds si doux;
Mais, cependant, je m'offre entièrement à vous.
S'il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
On sait qu'auprès du roi je fais quelque figure;
Il m'écoute et, dans tout, il en use 2, ma foi,
Le plus honnêtement du monde avecque moi.
Enfin je suis à vous de toutes les manières ;

3

Et, comme votre esprit a de grandes lumières,
Je viens, pour commencer entre nous ce beau nœud,
Vous montrer un sonnet que j'ai fait depuis peu,
Et savoir s'il est bon qu'au public je l'expose.

ALCESTE.

Monsieur, je suis peu propre à décider la chose,
Veuillez m'en dispenser.

ORONTE.

Pourquoi ?

4) De réflexion.

2) Et non il en agit. 3) Vieux, pour avec.

ALCEST E.

J'ai le défaut

D'être un peu plus sincère en cela qu'il ne faut.

ORONT E.

C'est ce que je demande, et j'aurais lieu de plainte,
Si, m'exposant à vous pour me parler sans feinte,
Vous alliez me trahir et me déguiser rien.

ALCESTE.

Puisqu'il vous plait ainsi, monsieur, je le veux bien.

ORONTE.

...

Sonnet. C'est un sonnet. L'espoir . . C'est une dame
Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.

L'espoir . . . Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
Mais de petits vers doux, tendres et langoureux.

Nous verrons bien.

ALCESTE.

ORONTE.

L'espoir... Je ne sais si le style

Pourra vous en paraître assez net et facile,
Et si du choix des mots vous vous contenterez.

ALCESTE.

Nous allons voir, monsieur.

ORONT E.

Au reste, vous saurez

Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire.

ALCESTE.

Voyons, monsieur; le temps ne fait rien à l'affaire.

ORONTE lit.

L'espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps notre ennui;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui!

PHILINT E.

Je suis déjà charmé de ce petit morceau.

ALCESTE bas à Philinle.

Quoi! vous avez le front de trouver cela beau?

ORONTE.

Vous eûtes de la complaisance;

Mais vous en deviez moins avoir,

4) Je ne suis demeuré.

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