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Dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poëme dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si je l'ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable; accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu'il avait de rivaux, dont la plupart, désespérant de l'atteindre, et n'osant plus entreprendre de lui disputer' le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu'ils ne pouvaient égaler. '

La scène retentit encore des acclamations qu'excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chefs-d'œuvre réprésentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. A dire le vrai, où trouvera-t-on un poëte qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le jugement, l'ésprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets! Quelle véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sentiments! Quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations, nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais

Des

4) Cette phrase est une des plus longues qu'on puisse rencontrer; mais remarquez qu'elle satisfait, dans son ensemble, l'esprit aussi bien que l'oreille. phrases beaucoup plus courtes peuvent manquer d'unité; mais tout ce que celle-ci renferme d'idées peut tenir commodément dans une même phrase. On ne peut tout d'une haleine penser qu'un certain nombre de choses ni prononcer qu'un certain nombre de mots. L'esprit s'arrête et demande du repos lorsqu'il voit s'ouvrir, dans l'enceinte d'un même tout grammatical, un ordre nouveau d'idées, qui ne sont liées avec les précédentes que par le nœud de la syntaxe. Il sent qu'une phrase a son unité, comme un livre, comme un drame, comme un tableau; que la limite n'en est pas arbitraire; et qu'on ne peut pas la reculer aussi loin que la grammaire s'y prête. Un instinct nous avertit que passé une certaine borne l'unité cesse, et qu'il est temps de clore la première carrière et d'en ouvrir une nouvelle. Or, on sent, et, à l'examen, on reconnaît que toutes les parties dont se compose le paragraphe ci-dessus peuvent entrer sans difficulté dans une même série grammaticale les obstacles rencontrés par Corneille, les moyens qu'il leur oppose, les succès qu'il obtient, la gloire qui les couronne, et le sceau ajouté à cette gloire elle-même par le silence de l'envie. Tout cela se tient, se lie, tout cela forme un drame complet, un même tableau.

ne se ressemblant les uns aux autres! Parmi tout cela, une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait souvent parler; capable néanmoins de s'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable; enfin, ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation, qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres: personnage véritablement né pour la gloire de son pays; comparable, je ne dis pas à tout ce que l'ancienne Rome a eu d'excellents tragiques, puisqu'elle confesse elle-même qu'en ce genre elle n'a pas été fort heureuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes ne s'honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu'eux.

Oui, monsieur, que l'ignorance rabaisse tant qu'elle voudra l'éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les États; nous ne craindrons point de dire, à l'avantage des lettres et de ce corps fameux dont vous faites maintenant partie, que du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s'immortalisent par des chefs-d'œuvre, comme ceux de M. votre frère, quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse la postérité, qui se plait, qui s'instruit dans les ouvrages qu'ils lui ont laissés, ne fait point de difficulté de les égaler à tout ce qu'il y a de plus considérable' parmi les hommes, et fait marcher de pair l'excellent poëte et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd'hui d'avoir produit Auguste ne se glorifie guère moins d'avoir produit Horace et Virgile. Ainsi, lorsque dans les àges suivants on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l'admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n'en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses rois a fleuri le plus grand de ses poëtes.

Digne de considération. 2) Voilà encore deux longues phrases. Chacune en soi est irréprochable; mais peut-être le style de ce morceau est-il trop constamment périodique. Dans cette éloquence académique, plutôt cérémonieuse que solennelle, la période, avec ses longs plis, était le costume officiel de la pensée.

On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu'on dira qu'il a estimé, qu'il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie; que même, deux jours avant sa mort, et lorsqu'il ne lui restait plus qu'un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité; et qu'enfin les dernières paroles de Corneille ont été des remerciements pour LOUIS LE GRAND.

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Voilà, monsieur, comme la postérité parlera de votre illustre frère voilà une partie des excellentes qualités qui l'ont fait connaître à toute l'Europe. I en avait d'autres qui, bien que moins éclatantes aux yeux du public, ne sont peut-être pas moins dignes. de nos louanges; je veux dire 2, homme de probité et de piété, bon père de famille, bon parent, bon ami. Vous le savez, vous qui avez toujours été uni avec lui d'une amitié qu'aucun intérêt, non pas même aucune émulation pour la gloire, n'a pu altérer. Mais ce qui nous touche de plus près, c'est qu'il était encore un très-bon académicien: il aimait, il cultivait nos exercices; il y apportait surtout cet esprit de douceur, d'égalité, de déférence même, si nécessaire pour entretenir l'union dans les compagnies. L'a-t-on jamais vu vouloir se préférer à aucun de ses confrères? L'a-t-on jamais vu tirer ici aucun avantage des applaudissements qu'il recevait dans le public? Au contraire, après avoir paru en maître, et, pour ainsi dire, régné sur la scène, il venait, disciple docile, chercher à s'instruire dans nos assemblées, laissait, pour me servir de ses propres termes, laissait ses lauriers à la porte de l'Académie, toujours prêt à soumettre son opinion à l'avis d'autrui, et, de tous tant que nous sommes, le plus modeste à parler, à prononcer, je dis même sur des matières de poésie.

Vous auriez pu bien mieux que moi, monsieur, lui rendre ici les justes honneurs qu'il mérite, si vous n'eussiez peut-être appréhendé avec raison qu'en faisant l'éloge d'un frère, avec qui vous avez d'ailleurs tant de conformité, il ne semblât que vous faisiez votre propre éloge. C'est cette conformité que nous avons tous eue en vue, lorsque, tout d'une voix, nous vous avons appelé pour remplir sa place; persuadés que nous sommes que nous retrouverons en vous, non-seulement son nom, son même esprit, son même enthousiasme, mais encore sa même modestie, sa même vertu, son même zèle pour l'Académie.

4) Excellent a un peu changé d'acception. · 2) Qu'il était. Ellipse.

FRAGMENTS DE L'ÉLOGE DE D'ARGENSON,

PAR FONTENELLE.

SON ambassade finie, le père de M. d'Argenson se retira dans ses terres, peu satisfait de la cour, et avec une fortune assez médiocre, et n'eut plus d'autres vues que celles de la vie à venir. Le fils, trop jeune pour une si grande inaction, voulait entrer dans le service; mais des convenances d'affaires domestiques lui firent prendre la charge de lieutenant-général au présidial' d'Angoulême, qui lui venait de son aïeul maternel. Les magistrats que le roi envoya tenir les grands jours en quelques provinces, le connurent dans leurs voyages, et sentirent bientôt que son génie et ses talents étaient trop à l'étroit sur un si petit théâtre. Ils l'exhortèrent vivement à venir à Paris, et il y fut obligé par quelques démêlés qu'il eut avec sa compagnie. La véritable cause n'en était peut-être que cette même supériorité de génie et de talents, un peu trop mise au jour et trop exercée.

A Paris, il fut bientôt connu de M. de Pontchartrain, alors contrôleur-général, qui, pour s'assurer de ce qu'il valait, n'eut besoin ni d'employer toute la finesse de sa pénétration, ni de le faire passer par beaucoup d'essais sur des affaires de finances dont il lui confiait le soin. On l'obligea à se faire maître des requêtes", sur la foi de son mérite, et au bout de trois ans il fut lieutenant de police de la ville de Paris, en 1697.

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Les citoyens d'une ville bien policée jouissent de l'ordre qui y est établi, sans songer combien il en coûte de peines à ceux qui l'établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvements célestes sans en avoir aucune connaissance; et même plus l'ordre d'une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent il est toujours d'autant plus ignoré

1) Tribunal dont la compétence, en matière civile, ne s'élevait pas au-delà d'une certaine somme, mais qui jugeait en dernier ressort. Le président portait le titre de lieutenant-général. - 2) Une cour de justice extraordinaire allait de temps en temps dans les provinces, pour réparer les erreurs ou suppléer à l'insuffisance de la justice ordinaire.—3) Obliger, dans cette acception, a été remplacé par engager. 4) Magistrats qui rapportaient les requêtes des parties dans le conseil du roi. Les maîtres des requêtes actuels remplissent une fonction analogue, mais plus étendue, auprès du conseil d'État.

qu'il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître et l'approfondir, en serait effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d'accidents peuvent toujours tarir quelques sources; réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public, et en même temps animer le commerce; empêcher les usurpations mutuelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler; reconnaître, dans une foule infinie, tous ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse; en purger la société, ou ne les tolérer qu'autant qu'ils lui peuvent être utiles par des emplois dont d'autres ne se chargeraient pas ou ne s'acquitteraient pas si bien; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité qu'ils sont toujours prêts à franchir; les renfermer dans l'obscurité à laquelle ils doivent être condamnés, et ne les en tirer pas même par des châtiments trop éclatants; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement; pénétrer, par des conduits souterrains, dans l'intérieur des familles, et leur garder les secrets qu'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas nécessaire d'en faire usage; être présent partout, sans être vu; enfin mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l'âme toujours agissante, et presque inconnue, de ce grand corps; voilà quelles sont en général les fonctions du magistrat de la police. Il ne semble pas qu'un homme seul puisse y suffire, ni par la quantité des choses dont il faut être instruit, ni par celle des vues qu'il faut suivre, ni par l'application qu'il faut apporter, ni par la variété des conduites qu'il faut tenir et des caractères qu'il faut prendre; mais la voix publique répondra si M. d'Argenson a suffi à tout.

Sous lui la propreté, la tranquillité, l'abondance, la sûreté de la ville, furent portées au plus haut degré; aussi le feu roi se reposait-il entièrement de Paris sur ses soins. Il eût rendu compte d'un inconnu qui s'y serait glissé dans les ténèbres: cet inconnu, quelque ingénieux qu'il fût à se cacher, était toujours sous ses yeux, et si enfin quelqu'un lui échappait, du moins, ce qui fait presque un effet égal, personne n'eût osé se croire bien caché; il avait mérité que, dans de certaines occasions importantes, l'autorité souveraine et indépendante des formalités appuyat ses démarches; car la justice serait quelquefois hors d'état d'agir, si elle n'osait jamais se débarrasser de tant de sages liens dont elle s'est chargée elle-même.

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