Environné et accablé, dans ses audiences, d'une foule de gens du menu peuple, pour la plus grande partie peu instruits même de ce qui les amenait, vivement agités d'intérêts très-légers et souvent très-mal entendus, accoutumés à mettre à la place du discours un bruit insensé, il n'avait ni l'inattention, ni le dédain qu'auraient pu s'attirer les personnes ou les matières; il se donnait tout entier aux détails les plus vils, ennoblis à ses yeux par leur liaison nécessaire avec le bien public; il se conformait aux façons de penser les plus basses et les plus grossières; il parlait à chacun sa langue, quelque étrangère qu'elle lui fùt; il accommodait la raison à l'usage de ceux qui la connaissaient le moins; il conciliait avec bonté des esprits farouches, et n'employait la décision d'autorité qu'au défaut de la conciliation. Quelquefois des contestations peu susceptibles ou peu dignes d'un jugement sérieux, il les terminait par un trait de vivacité plus convenable et aussi efficace. Il s'égayait à lui-même, autant que la magistrature le permettait, des fonctions souverainement ennuyeuses et désagréables, et il leur prêtait de son propre fonds de quoi le soutenir dans un si rude travail. La cherté étant excessive dans les années 1709 et 1710, le peuple, injuste parce qu'il souffrait, s'en prenait en partie à M. d'Argenson, qui cependant tàchait, par toutes sortes de voies, de remédier à cette calamité. Il y eut quelques émotions qu'il n'eût été ni prudent ni humain de punir trop sévèrement. Le magistrat les calma, et par la sage hardiesse qu'il eut de les braver, et par la confiance que la populace, quoique furieuse, avait toujours en lui. Un jour, assiégé dans une maison où une troupe nombreuse voulait mettre le feu, il en fit ouvrir la porte, se présenta, parla, et apaisa tout. Il savait quel est le pouvoir d'un magistrat sans armes; mais on a beau le savoir, il faut un grand courage pour s'y fier. Cette action fut récompensée ou suivie de la dignité de conseiller d'État. Il n'a pas seulement exercé son courage dans des occasions où il s'agissait de sa vie autant que du bien public, mais encore dans celles où il n'y avait pour lui aucun péril que volontaire. Il n'a jamais manqué de se trouver aux incendies et d'y arriver des premiers. Dans ces moments si pressants, et dans cette affreuse confusion, il donnait les ordres pour le secours, et en même temps il en donnait l'exemple, quand le péril était assez grand pour le demander. A l'embrasement des chantiers de la porte 4) Émeutes, soulèvements. St.-Bernard, il fallait, pour prévenir un embrasement général, traverser un espace de chemin occupé par les flammes. Les gens du port, et les détachements du régiment des gardes, hésitaient à tenter le passage. M. d'Argenson le franchit le premier, et se fit suivre des plus braves, et l'incendie fut arrêté. Il eut une partie de ses habits brûlés et fut plus de vingt heures sur pied, dans une action continuelle. Il était fait pour être Romain, et pour passer du sénat à la tête d'une armée . . . Il avait une gaîté naturelle et une vivacité d'esprit heureuse et féconde en traits, qui seules auraient fait une réputation à un homme oisif. Elles rendaient témoignage qu'il ne gémissait pas sous le poids énorme qu'il portait. Quand il n'était question que de plaisir, on eût dit qu'il n'avait étudié toute sa vie que l'art si difficile, quoique frivole, des agréments et du badinage. Il ne connaissait point, à l'égard du travail, la distinction des jours et des nuits; les affaires avaient seules le droit de disposer de son temps, et il n'en donnait à tout le reste que ce qu'elles lui laissaient de moments vides, au hasard et irrégulièrement. Il dictait à trois ou quatre secrétaires à la fois, et souvent chaque lettre eût mérité par sa matière d'être faite à part, et semblait l'avoir été. Il a quelquefois accommodé à ses propres dépens des procès, même considérables; et un trait rare en fait de finances, c'est d'avoir refusé, à un renouvellement de bail, cent mille écus, qui lui étaient dus par un usage établi; il les fit porter au trésor royal, pour être employés au paiement des pensions les plus pressées des officiers de guerre. Quoique les occasions de faire sa cour soient toutes, sans nulle distinction, infiniment chères à ceux qui approchent les rois, il en a rejeté un grand nombre, parce qu'il se fût exposé au péril de nuire plus que fautes ne méritaient. Il a souvent épargné des événements désagréables à qui n'en savait rien, et jamais le récit du service n'allait mendier de la reconnaissance. Autant que par sa sévérité, ou plutôt par son apparence de sévérité, il savait se rendre redoutable au peuple, dont il faut être craint, autant par ses manières et par ses bons offices, il savait se faire aimer de ceux que la crainte ne mène pas. Les personnes dont j'entends parler ici sont en si grand nombre et si importantes, que j'affaiblirais son éloge en y faisant entrer la reconnaissance que je lui dois, et que je conserverai toujours pour sa mémoire. les ÉLOGE DE LEMONNIER, PAR M. CUVIER.1 M. Cuvier (1769—1832), l'un des plus grands naturalistes de notre époque, a pris rang parmi nos bons écrivains par plusieurs de ses ouvrages, principalement par son Discours sur les révolutions du globe (1 vol. in-8°), et par ses Éloges historiques des membres de l'Académie des sciences (3 vol. in-8°), C'est à ce recueil que nous empruntons la notice qu'on va lire. LOUIS-GUILLAUME LEMONNIER, associé de l'Institut, ci-devant membre de l'Académie des sciences, conseiller d'État honoraire et premier médecin du roi, naquit à Paris le 27 juin 1717. Il était originaire des environs de Vire. Son père, professeur de physique au collége de Harcourt et membre de l'Académie des sciences, est auteur d'un cours de philosophie qui servait autrefois de livre élémentaire dans les colléges. Son frère aîné, mort peu de temps avant lui, membre de l'Institut, et l'un de nos plus célèbres astronomes, avait été, pendant cinquante-deux ans, de cette même académie. Le père et les deux fils y siégèrent ensemble pendant quatorze ans. Cette espèce d'illustration, dont si peu de familles ont joui, est du nombre de celles qu'on peut citer dans l'éloge d'un homme de lettres. Quelle que soit la constitution de l'Etat, on peut toujours avouer une noblesse qui ne passe aux enfants qu'autant qu'ils la méritent par les mêmes travaux que leurs pères. Fils d'un physicien, le jeune Lemonnier devait naturellement se livrer à la physique, et il le fit d'abord avec succès. Il traduisit le Traité de l'équilibre des liqueurs, de Cotes, il trouva une manière ingénieuse de comparer le degré de fluidité des divers liquides, en comparant la rapidité avec laquelle ils s'écoulent 1) On a conservé le titre d'éloges à des écrits qui n'ont rien des formes apprêtées, ni de l'exagération et des réticences du panégyrique; mais heureusement le titre d'éloges s'applique rarement mal aux biographies des ministres de la science. Des mérites solides et bienfaisants apportent l'éloquence au narrateur qui les sent. Il est trop sûr de celle des faits pour vouloir y en ajouter une autre; sous l'impression d'une satisfaction très-pure et d'une sympathie très-vive, on se met peu en peine des effets oratoires. De là naît ce caractère d'élévation calme, de sérieux doux, et quelquefois de grâce, qui distingue cet écrit de M. Cuvier. par des orifices semblables. Il montra que la commotion électrique peut se communiquer instantanément à plus d'une lieue, sans s'affaiblir; que l'eau est un des meilleurs conducteurs de l'électricité; que l'air contient souvent une assez grande quantité de cette matière, même lorsqu'il n'y a pas la moindre apparence d'orage. Il est le premier qui ait fait voir que les conducteurs se chargent d'électricité en raison, non pas de leur masse, comme on devait être tenté de le croire, mais de leur surface et surtout de leur longueur. Ces faits, aujourd'hui vulgaires, étaient encore des découvertes réelles et même brillantes, et le docteur Priestley, dans son Histoire de l'électricité, leur assigne la place honorable qu'ils méritent. Les articles aimant'ou aiguille aimantée de la première Encyclopédie, remarquables par leur précision et leur clarté, sont de M. Lemonnier. Mais, à côté de la physique, l'histoire naturelle eut bientôt une grande part à ses affections, et finit par l'emporter entièrement. Lorsque Cassini de Thury et Lacaille allèrent, en 1739, dans le midi de la France, pour y prolonger la méridienne de l'observatoire, Lemonnier, âgé alors de vingt-deux ans, fut envoyé avec eux pour recueillir les observations qui se présenteraient sur leur route. Il décrivit les mines d'ocre, de houille, de fer, d'antimoine et d'améthyste de l'Auvergne, les eaux minérales du Mont-d'Or, et les mines de fer et de jayet du Roussillon. Il examina quelques eaux minérales, particulièrement celles de Barèges; il fit connaître les mauvaises qualités de certains champignons. Ces premiers travaux en annonçaient de plus heureux, s'ils eussent été suivis aussi leur auteur regretta-t-il toujours de s'être vu par degrés conduit à abandonner l'étude active des sciences, pour suivre une carrière plus honorée et plus lucrative, mais qui convenait moins à la modération de ses goûts. Dès sa première jeunesse, il avait été placé à St. Germain-enLaye comme médecin de l'hôpital; et, dans l'obligation de passer une grande partie de son temps dans cette petite ville, il y avait cherché une occupation qui pût lui faire oublier la capitale, et le distraire des recherches plus profondes auxquelles il aurait voulu constamment se livrer. Un jardinier-fleuriste, nommé Richard, avait rassemblé, par goût et par spéculation, un assez grand nombre de plantes étrangères, et montrait beaucoup de talent pour la culture: Lemonnier s'amusa à disposer ces plantes suivant le système de Linné. Le duc d'Ayen, si célèbre par sa hardiesse à dire la vérité à la cour, et par l'art piquant de se faire une source de faveur de ce qui aurait perdu un courtisan moins habile, visitait quelquefois le jardin de Richard: il y rencontra Lemonnier. Les entretiens du jeune botaniste inspirèrent bientôt le goût des plantes au grand seigneur; le parc de celui-ci devint un champ plus vaste pour les travaux et les expériences du premier, et ne tarda pas à recevoir ces beaux arbres que l'on y admire encore aujourd'hui. Louis XV, que son favori entretenait souvent de ses amusements, voulut les connaître par lui-même; il se fit montrer ses plantations; il entendit avec intérêt l'histoire, les propriétés de chaque végétal: étonné de trouver que les plaisirs qui instruisent valent au moins les plaisirs qui ne font que fatiguer, il voulut aussi avoir un jardin botanique, et désira connaître l'homme qui avait si bien arrangé celui du duc. Celui-ci, saisissant avec empressement l'occasion de servir son ami, court le chercher, et sans l'avoir prévenu, le conduit devant le monarque. Le jeune homme, surpris, s'intimide, pâlit, se trouve mal. Les rois euxmêmes ne sont pas insensibles à la petite satisfaction de paraître imposants. Dès ce moment, Louis XV donna à Lemonnier des marques d'une affection qui se changea en véritable faveur, lorsqu'il put mieux le connaître. Lemonnier avait en effet le genre de mérite propre à frapper les grands; il savait rendre des idées nettes par des expressions élégantes aussi le roi, se l'étant attaché comme botaniste, goûta-t-il toujours plus son entretien; et lorsque les plaisirs et les affaires l'avaient également lassé, il venait souvent, dans son jardin de Trianon, passer auprès de lui des instants que les courtisans enviaient, mais que Lemonnier n'employa jamais que pour l'avantage de la science aimable qui les lui procurait. Nous avons vu, dans ce siècle, des souverains, des gens du monde, des gens de lettres, chercher dans l'étude des plantes quelque relâche à cette représentation qui les fatigue tous, 4) Les hommes revêtus de grandes dignités sont appelés à paraître en public avec un extérieur qui représente leur rang et rappelle leurs fonctions. La représentation consiste dans un air, un costume, des manières qui distinguent l'homme public de l'homme privé. <<< Il serait aussi pénible de toujours représenter que de toujours méditer. Représenter n'est pas être.» Buffon. « Ce grand seigneur est un des hommes du royaume qui représentent le mieux.» Montesquieu. (V. Chrestomathie, Tome I, p. 320.) |