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au hasard. Quand la fortune le mit au-dessus des événements, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsque, avant son départ, il marche contre les Triballiens et les Illyriens, vous voyez une guerre comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu'il est de retour dans la Grèce, c'est comme malgré lui qu'il prend et détruit Thèbes. Campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix; ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu'il s'agit de combattre les forces maritimes des Perses, c'est plutôt Parménion qui a de l'audace, c'est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer, et de les réduire à abandonner euxmêmes leur marine, dans laquelle ils étaient supérieurs. Tyr était par principe attachée aux Perses, qui ne pouvaient se passer de son commerce et de sa marine; Alexandre la détruisit. Il prit l'Égypte, que Darius avait laissée dégarnie de troupes pendant qu'il assemblait des armées innombrables dans un autre univers.

Le passage du Granique fit qu'Alexandre se rendit maître des colonies grecques; la bataille d'Issus lui donna Tyr et l'Égypte ; la bataille d'Arbelles lui donna toute la terre.

Après la bataille d'Issus, il laisse fuir Darius, et ne s'occupe qu'à affermir et à régler ses conquêtes: après la bataille d'Arbelles, il le suit de si près qu'il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n'entre dans ses villes et dans ses provinces que pour en sortir: les marches d'Alexandre sont si rapides que vous croyez voir l'empire de l'univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire.

C'est ainsi qu'il fit ses conquêtes: voyons comment il les conserva. Il résista à ceux qui voulaient qu'il traitât les Grecs comme maîtres et les Perses comme esclaves: il ne songea qu'à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu: il abandonna après la conquête tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire: il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les mœurs des Grecs; c'est ce qui fit qu'il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius et qu'il montra tant de continence. Qu'est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? Qu'est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant puisse se vanter.

Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu'il avait vaincue: il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons permirent ces mariages: les Visigoths les défendirent en Espagne, et ensuite ils les permirent les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favorisèrent. Quand les Romains voulurent affaiblir la Macédoine, ils y établirent qu'il ne pourrait se faire d'union par mariages entre les peuples des provinces.

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Alexandre, qui cherchait à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques: il bâtit une infinité de villes, et il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu'après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent pour ainsi dire anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta. Pour ne point épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs: il ne lui importait quelles mœurs eussent ses peuples, pourvu qu'ils lui fussent fidèles.

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs; il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu'il avait trouvés. Il mettait les Macédoniens à la tête des troupes, et les gens du pays à la tête du gouvernement; aimant mieux courir risque de quelque infidélité particulière (ce qui lui arriva quelquefois) que d'une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes et tous les monuments de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avaient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Égyptiens; il les rétablit. Peu de nations se soumirent à lui, sur les autels desquelles il ne fit des sacrifices: il semblait qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation, et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire il voulut tout conquérir pour tout conserver; et, quelque pays qu'il parcourût, ses premières idées, ses premiers desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie; les seconds dans sa frugalité et son économie particulière; les troisièmes dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermait

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pour les dépenses privées; elle s'ouvrait pour les dépenses publiques. Fallait-il régler sa maison? c'était un Macédonien; fallait-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée? il était Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions: il brûla Persépolis, et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir, de sorte qu'on oublia ses actions criminelles pour se souvenir de son respect pour la vertu ; de sorte qu'elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres; de sorte que la postérité trouva la beauté de son âme presque à côté de ses emportements et de ses faiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, et qu'il n'était plus possible de le haïr.

Je vais le comparer avec César : quand César voulut imiter les rois d'Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation; quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie, il fit une chose qui entrait dans le plan de sa conquête.

HISTOIRE DE GALES WINTHE.

LE mariage de Sighebert, ses pompes, et surtout l'éclat que lui prêtait le rang de la nouvelle épouse, firent, selon les chroniques du temps, une vive impression sur l'esprit du roi Hilpérik. I lui sembla qu'il menait une vie moins noble, moins royale que celle de son jeune frère. Il résolut de prendre, comme lui, une épouse de haute naissance; et, pour l'imiter en tout point, il fit partir une ambassade chargée d'aller demander au roi des Goths la main de Galeswinthe, sa fille aînée. Mais cette demande rencontra des obstacles qui ne s'étaient pas présentés pour les envoyés de Sighebert. Le bruit des débauches du roi de Neustrie avait pénétré jusqu'en Espagne; les Goths, plus civilisés que les Francs, et surtout plus soumis à la discipline de l'Évangile, disaient hautement que le roi Hilpérik menait la vie d'un païen. De son côté, la fille aînée d'Athanaghild, naturellement timide et d'un caractère doux et triste, tremblait à l'idée d'aller si loin, et d'appartenir à un pareil homme. Sa mère Goïswinthe, qui l'aimait tendrement, partageait sa répugnance,

ses craintes, et ses pressentiments de malheur; le roi était indécis et différait de jour en jour sa réponse définitive. Enfin, pressé par les ambassadeurs, il refusa de rien conclure avec eux, si leur roi ne s'engageait par serment à congédier toutes ses femmes, et à vivre selon la loi de Dieu avec sa nouvelle épouse. Des courriers partirent pour la Gaule, et revinrent apportant de la part du roi Hilpérik une promesse formelle d'abandonner tout ce qu'il avait de reines et de concubines, pourvu qu'il obtint une femme digne de lui et fille d'un roi.

A travers tous les incidents de cette longue négociation, Galeswinthe n'avait cessé d'éprouver une grande répugnance pour l'homme auquel on la destinait, et de vagues inquiétudes sur l'avenir. Les promesses faites au nom du roi Hilpérik par les ambassadeurs francs, n'avaient pu la rassurer. Dès qu'elle apprit que son sort venait d'être fixé d'une manière irrévocable, saisie d'un mouvement de terreur, elle courut vers sa mère, et jetant ses bras autour d'elle, comme un enfant qui cherche du secours, elle la tint embrassée plus d'une heure en pleurant, et sans dire un mot. Les ambassadeurs francs se présentèrent pour saluer la fiancée de leur roi, et prendre ses ordres pour le départ; mais, à la vue de ces deux femmes sanglotant sur le sein l'une de l'autre et se serrant si étroitement qu'elles paraissaient liées ensemble, tout rudes qu'ils étaient, ils furent émus et n'osèrent parler de voyage. Ils laissèrent passer deux jours, et le troisième, ils vinrent de nouveau se présenter devant la reine, en lui annonçant cette fois qu'ils avaient hâte de partir, lui parlant de l'impatience de leur roi, et de la longueur du chemin. La reine pleura, et demanda pour sa fille encore un jour de délai. Mais le lendemain, quand on vint lui dire que tout était prêt pour le départ : « Un <«<seul jour encore et je ne demanderai plus rien; savez-vous que « là où vous emmenez ma fille il n'y aura plus de mère pour elle? » Mais tous les retards possibles étaient épuisés; Athanaghild interposa son autorité de roi et de père; et, malgré les larmes de la reine, Galeswinthe fut remise entre les mains de ceux qui avaient mission de la conduire auprès de son futur époux.

Une longue file de cavaliers, de voitures et de chariots de bagage, traversa les rues de Tolède, et se dirigea vers la porte du nord. Le roi suivit à cheval le cortége de sa fille jusqu'à un pont jeté sur le Tage, à quelque distance de la ville; mais la reine ne put se résoudre à retourner si vite, et voulut aller

au-delà. Quittant son propre char elle s'assit auprès de Galeswinthe, et, d'étape en étape, de journée en journée, elle se laissa entraîner à plus de cent milles de distance. Chaque jour elle disait c'est jusque-là que je veux aller, et, parvenue à ce terme, elle passait outre. A l'approche des montagnes, les chemins devinrent difficiles; elle ne s'en aperçut pas et voulut encore aller plus loin. Mais comme les gens qui la suivaient, grossissant beaucoup le cortége, augmentaient les embarras et les dangers du voyage, les seigneurs goths résolurent de ne pas permettre que leur reine fit un mille de plus. Il fallut se résigner à une séparation inévitable, et de nouvelles scènes de tendresse, mais plus calmes, eurent lieu entre la mère et la fille. La reine exprima, en paroles douces, sa tristesse et ses craintes maternelles. <«< Sois heureuse, dit-elle; mais j'ai peur pour toi; << prends garde, ma fille, prends bien garde . . . » A ces mots, qui s'accordaient trop bien avec ses propres pressentiments, Galeswinthe pleura et répondit: «Dieu le veut, il faut que je me soumette;» et la triste séparation s'accomplit.

Un partage se fit dans ce nombreux cortége; cavaliers et chariots se divisèrent, les uns continuant à marcher en avant, les autres retournant vers Tolède. Avant de monter sur le char qui devait la ramener en arrière, la reine des Goths s'arrêta sur le bord de la route, et fixant ses yeux vers le chariot de sa fille, elle ne cessa de le regarder, debout et immobile, jusqu'à ce qu'il disparût dans l'éloignement et dans les détours du chemin. Galeswinthe, triste mais résignée, continua sa route vers le nord.

Cependant Hilpérik, fidèle à sa promesse, avait répudié ses femmes et congédié ses maîtresses. Frédégonde elle-même, la plus belle de toutes, la favorite entre celles qu'il avait décorées du nom de reines, ne put échapper à cette proscription générale; elle s'y soumit avec une résignation apparente, avec une bonne grâce qui aurait trompé un homme plus fin que le roi Hilpérik. Il semblait qu'elle reconnût sincèrement que ce divorce était nécessaire, que le mariage d'une femme comme elle avec un roi ne pouvait être sérieux, et que son devoir était de céder la place à une reine vraiment digne de ce titre. Seulement elle' demanda, comme dernière faveur, de ne pas être éloignée du palais, et de rentrer, comme autrefois, parmi les femmes qu'employait le service royal. Sous ce masque d'humilité, il y avait une profondeur d'astuce et d'ambition féminine contre laquelle le roi de Neustrie

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