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tales qui s'attachent aujourd'hui à ce mot vous reviennent à l'esprit; et pourtant on peut vous assurer que la mélancolie de ce temps-là était une chose sans poésie et sans charme. M. Suard observe, dans la préface de sa traduction de Robertson, que ce qui rend l'anglais difficile à traduire à des Français, c'est cette quantité de mots de leur langue qu'ils y rencontrent dans une acception propre à la langue anglaise; c'est la même difficulté que subit un Français étudiant le latin, et qu'un Allemand n'éprouve pas eh bien! nous sommes, à l'égard de notre propre langue, dans une position analogue; toute vivante qu'elle est pour nous dans les auteurs du 17e siècle, tout identique qu'elle s'emble à la nôtre, il nous la faut jusqu'à un certain point étudier comme une langue morte. Il en est d'elle comme d'un homme dont les traits, les contours restent les mêmes, mais dont, au bout de quelques années, toute la substance a changé.

L'espèce de courant qui fait dériver loin de leur premier emploi les signes de la pensée, se fait sentir dans toutes les langues; il est même la principale de leurs ressources; il y manifeste la vie; une langue qui, possédant un signe pour chaque idée, poursuivrait la pensée jusque dans ses dernières subdivisions, serait riche si l'on veut, mais d'une richesse morte. L'extension successive d'un même signe à plusieurs idées qui s'avoisinent, est le fait d'une imagination sensible qui aperçoit ou crée des rapports; c'est par là qu'une langue exprime non-seulement les pensées de l'homme, mais l'homme tout entier; c'est par là qu'une langue est tout un poëme. Toutefois, ce fait n'est pas le même que celui que nous avons décrit. Nous avons parlé de mots qui se séparent absolument de leur première idée1, et se fixent sur une autre, puis peut-être sur une autre encore. Ce phénomène, d'une autre nature, se retrouve dans toutes les langues; mais il doit se remarquer davantage dans une langue détachée de ses racines. Dans une telle langue, les mots sont plus universellement et dans un sens plus absolu des signes arbitraires de la pensée; un lien moins fort les rattache à leur point de départ; il s'en détachent plus aisément; on s'en aperçoit moins; on peut moins s'y opposer: mais de même qu'à certains égards un organe

4) Le mot pourtant en est venu à signifier exactement le contraire de ce qu'il signifiait dans l'origine et de ce qu'il signifie étymologiquement. Autrefois à cause de cela; aujourd'hui malgré cela. 2) « Une langue vivante qui sort d'une langue « vivante, continue sa vie; une langue vivante qui s'épanche d'une langue morte, >> prend quelque chose de la mort de sa mère; elle garde une foule de mots

malade offre plus d'intérêt à l'observation, une langue, dans les circonstances de la nôtre, révèle bien des faits moraux, bien des détails historiques, dont une langue plus fortement constituée ne porte point la trace. Sous ce rapport la langue française a des titres particuliers à la curiosité du philosophe et du moraliste.

Quelques tendances, qui ne lui sont pas propres, mais auxquelles elle a moins résisté, se manifestent quand on l'étudie historiquement. On y voit au premier coup-d'œil ce qui se révèle également, quoique moins promptement, dans tout idiome qui a traversé des siècles, le penchant des mots tantôt à gagner du terrain autour de leur première signification1, tantôt à se réduire de la généralité de leur sens dans une des idées particulières qu'ils étaient premièrement destinés à exprimer ou qu'ils n'exprimaient que par accident 2. On en verra d'autres, munis d'abord d'un sens propre ou physique, puis d'une acception figurée ou morale, renoncer au premier et ne conserver que la seconde. On en verra qui, originairement indifférents, c'est-à-dire également propres à rendre les deux aspects, favorable ou désavantageux, d'un même objet, choisissent une de ces deux faces et s'y attachent exclusivement. On observera comment des mots d'une large et haute signification descendent insensiblement à des idées d'un ordre inférieur. On sera frappé en général de la dépréciation progressive des signes de la valeur intellectuelle: les mots énergiques finissent tous par s'user", et, ne pouvant être remplacés par d'autres mots, donnent naissance à des combinaisons de langage destinées à en tenir lieu. C'est alors que les langues perdent leur candeur et leur fraîcheur; le tableau de la pensée se colore de tons plus chauds; les idées simples ne se produisent plus dans leur sim«<expirés: ces mots ne rendent pas plus les perceptions de l'existence que le silence << n'exprime le son.» M. de Chateaubriand. 1) En latin, PULSARE, heurter (Hor.) puis ouvrir (Stace). 2) Ressentiment, plaisant, considérable. «Le bien n'est pas «< considérable, lorsqu'il est question d'épouser une honnête personne.» Molière. La même chose est arrivée aux substantifs domestique, officier. police, à l'adjectif touchant et à bien d'autres mots. 3) Galanterie, gentillesse. En revanche humanité n'a gardé que sa signification la plus élevée, et n'a plus le sens que lui donnait La Bruyère dans cette phrase: «Avec quelle humanité ce magnanime prince vous a-t-il reçus ! » Génie a pris un sens moins général que dans ce passage de Bossuet: «Le génie (indoles) du genre humain depuis qu'il fut corrompu.» Dans la sphère intellectuelle, le mot génie s'appliquait à tout talent naturel un peu saillant. Des auteurs du troisième ordre avaient du génie. Cette acception est du 17e siècle. 4) Gêner (de géhenne signifiait tourmenter. V. Corneille. Les termes fréquentatifs ou exagératifs ont dû, dans la décadence d'une langue, supplanter les termes plus unis. Voyez quelques-unes de nos étymologies. Brûler vient de perustulare.

plicité, chacune d'elles se complique de quelque circonstance qui ne lui était pas essentielle et qui en devient inséparable; des termes très-nuancés sont attachés à des idées très-élémentaires, parce qu'on ne voit plus rien qu'à travers beaucoup de souvenirs, d'expériences et de réflexions. C'est alors que, dans Lucain, pati (souflrir) signifie expérimenter, vivre, comme si la souffrance était le caractère essentiel, le vrai nom de la vie1. De telles époques, pendant lesquelles la langue paraît plus forte que jamais, en annoncent l'épuisement prochain; elle joue de son reste, elle abuse d'elle-même; elle dépense son capital, sans savoir comment le reproduire. Tous ces termes si nouveaux, si hardis, s'useront à leur tour; ils tomberont exténués auprès de tant d'autres qui ont eu, comme eux, leurs jours de puissance; il n'y a point de mot singulier qui ne devienne vulgaire, ni de saillie qui ne s'aplanisse, ni de métaphore qui ne s'éteigne; cette langue tout entière où nous marchons sans rien remarquer, sans rien ressentir, c'est de la lave refroidie; et, en dernier résultat, ce qui garde son prix dans les ouvrages d'éloquence et de poésie, ce sont les traits les plus simples, les beautés les plus unies; dans l'art, comme en toute chose, les triomphes de la violence sont courts.

Un des faits les plus curieux à observer dans l'histoire d'un idiome, c'est la naissance de la langue noble. Mais il y a des distinctions à faire. Bien des mots ont été expulsés de cette langue de choix, non qu'ils fussent ignobles en eux-mêmes, mais parce qu'ils étaient devenus tels par leur emploi. Si, en eux-mêmes, ils ne présentaient à l'imagination rien de bas ni de dégoûtant, ils n'ont contracté ce caractère qu'en s'associant, par abus, à des objets dégoûtants ou bas. C'est le cheval de parade, qui, sur ses vieux jours, est envoyé à la charrue. Ou bien les objets que ces mots représentaient ont cessé de sourire à l'imagination; elle les exclut du cercle où elle se complaît; elle les sépare de cet idéal de la vie humaine que toute nation se forme bien ou mal. Heureuse pourtant la nation chez qui tout ce qui est honnête est demeuré noble, et qui n'a pas cherché hors de la vie naturelle tous les éléments de la poésie et de l'éloquence! Heureuse la langue dont toutes les parties communiquent entre elles comme toutes les parties du peuple dont elle est l'expression! Cependant on aura bien fait de la débarrasser, dans des sujets nobles, de toutes les locutions, de toutes les images qui réveillent des souvenirs vulgaires. Ce triage est difficile et lent. Il n'est pas donné à 2) Voyez Nisard, Études sur les poëtes latins de la Décadence.

un écrivain seul de le consommer. Voyez Malherbe l'anti-gaulois, le créateur de la langue d'apparat: il a ôté au soleil sa perruque, il a remplacé par une noble poussière l'honnête crasse dont on couvrait les héros; et soit que ces termes en eux-mêmes fussent bas, ou qu'ils se fussent avilis en se mésalliant, il a bien fait de les dégrader; mais ce même Malherbe, dans un de ses plus beaux ouvrages, nous représente le Pô qui tient baissé le menton, et il proteste un peu plus loin que

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J'indique, bien en courant, quelques-uns des points principaux que présente l'étude historique de la langue française. Il n'est guère besoin, après ces détails, de démontrer l'utilité de cette étude; mais il faut ajouter que, pour la première culture des jeunes esprits, elle ne vaut pas celle du caractère grammatical de l'idiome. C'est plus tard seulement qu'elle acquiert toute son utilité et tout son intérêt. Elle renferme encore plus de morale et d'histoire que de philologie proprement dite, et la philologie satisfait mieux aux premiers besoins de l'intelligence et à la première culture de l'homme. Mais, à mesure que l'esprit de l'élève s'ouvre du côté de l'horizon des idées morales, on peut avec fruit tourner de temps en temps son attention sur ces faits philologiques où toute notre nature se révèle. Il faudrait, pour cela, remonter de siècle en siècle le cours de la langue comme celui d'un fleuve, jusqu'à sa à ses étymologies, qui toutes sont des définitions, en relevant d'une époque à l'autre les altérations successives du sens d'un même mot, en les expliquant, autant que possible, par les événements, par l'état des mœurs, des esprits et de la culture. Un recueil comme le mien présente à un travail de ce genre un terrain trop borné, trop étroit; mais les deux siècles qu'il embrasse donnent lieu pourtant à bien des rapprochements curieux et instructifs; et un maître intelligent saura bien en tirer parti pour cet usage.

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Pourrait-il y avoir un fait plus grand, plus digne d'étude qu'un fait qui renferme toute la vie humaine? Elle est tout entière dans le langage, et principalement dans cette partie du langage qui a pour objet les noms des choses. Volney a eu raison de dire, d'après Locke, «< qu'un bon dictionnaire étymologique serait la plus parfaite «histoire de l'entendement humain1» L'une des fonctions, l'un

1) Ich kenne keine feinere Philosophie, als die über Sprache und Bilder, über ihren abwechselnden, und doch immer fortgehenden, sich immer mehr aufklärenden,

des attributs de l'homme, a été de nommer. Une de ses misères, ou l'un des caractères de sa misère, est de mal nommer. Il cherche à remonter par la science à cette dignité de nomenclateur; mais la science, en certaines matières, ne saurait suppléer le sentiment immédiat des choses. Il semblerait même que ce sentiment révélateur se soit affaibli dans la nature humaine. Trouverions-nous aujourd'hui les mots de religion et de poésie s'ils n'étaient pas trouvés Mais, avant l'invention de ces deux mots, qui ne désignent à bien dire que le remède de notre misère et une de ses compensations, combien, déjà, n'avait pas souffert en nous la noble faculté de nommer! Il me semble que les détails qui précèdent ont pu donner une idée de l'incertitude et des anxiétés de la parole humaine. Car ces variations ont sans doute un autre principe que le goût de la métaphore. Il arrive même des temps où la langue, en conservant tous ses matériaux, et demeurant la même en apparence, devient une espèce d'argot, que la postérité ne peut comprendre sans le secours d'une clef. Pour des esprits corrompus, elle avait trop de vérité encore; ou plutôt elle était fausse par rapport à leurs notions des choses; afin de lui donner de la vẻrité relativement à eux, ils la bouleversent. Lorsqu'on parle de la corruption morale du langage2, on fait un pléonasme: cette corruption est toujours morale.

Permettez, Monsieur et cher ami, que j'adresse, sous votre couvert, ce petit nombre d'idées aux maîtres qui se serviront de mon livre dans les écoles de notre pays. Ce seront peut-être, pour quelques-uns, sinon des directions, du moins des indications utiles, que leur réflexion fécondera. J'ai présenté, avec quelque confiance, ce qu'une longue pratique de l'enseignement m'a fait reconnaître vrai. En tout cas, c'est une matière offerte à la discussion; et, la discussion ne laissât-elle rien subsister de ce que j'ai avancé, je me saurais bon gré de l'avoir provoquée.

Recevez, Monsieur et cher ami, mes salutations et mes vœux. Bâle, le 18 août 1836.

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A. VINET.

Herder's

immer mehr verfeinernden Sinn im Auge vieler fortgehenden Zeitalter. >> Briefe das Studium der Theologie betreffend. 39ter Brief. 4) Donnerions-nous aujourd'hui à la compassion le nom de piété (pitié)? Non, sans doute; et nous avons fait de la pitié une nuance du mépris. C'était, dans l'esprit de l'Évangile, un amour mêlé de respect pour l'homme visité de Dieu. Ici c'est Dieu lui-même et non pas l'homme, qui a été nomenclateur. – 2) Voyez un article de M. Deleyre dans les Archives Littéraires, T. II, p. 210.

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