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quer une dernière enquête avant que tous les contemporains de cette grande journée aient disparu.

Nous eussions mieux aimé que les parties contendantes n'eussent pas porté leurs débats devant les tribunaux et se fussent contentées de la haute juridiction de l'opinion publique. Dans ces matières, c'est la meilleure et la plus compétente. Nos mœurs politiques, en ce qui concerne la presse, sont encore dans l'enfance; nous ne savons pas opposer le courage nécessaire à des agressions perfides ou calomnieuses; nous ne pouvons nous persuader que la meilleure réponse est ou le silence ou le débat par la plume devant l'opinion, sans invoquer l'autorité judiciaire, qui a bien peu de prises sur tout ce qui relève de l'histoire ou des appréciations de la pensée. Nous voulons être un peuple libre, c'est bien, mais il faut consentir à payer les frais de cette liberté. La presse est presque sans frein et sans entraves; nous ne voulons pas l'enchaîner; il faut donc savoir en supporter les excès, puisque nous sommes fiers et jaloux de ses avantages. C'est à la vertu, au mérite, au talent, de ne pas trop se décourager ou s'irriter, si on les outrage, si on se met à les injurier, à les nier. La meilleure réponse n'est pas un procès, mais la persévérance, le dédain des injures et la foi dans la conscience publique.

Barcelone, 9 juillet 1840.

Voici, monsieur, quelques détails certains sur le voyage des reines et sur ce qui se passe ici.

Soyez assuré d'abord que, dans l'esprit de la régente, ce voyage n'a, quoi qu'on en ait dit, aucun but politique. Elle n'a été préoccupée en s'y décidant que de la santé de sa fille, qui a besoin en effet des eaux sulfureuses. Il n'y a pas non plus de projet sur le tapis de la part des modérés. Toutes les suppositions qu'on a pu faire sur l'existence d'un plan immédiat de MM. Isturitz et autres, pour la suppression de la constitution, sont absurdes. Si la régente avait pu avoir une pareille idée, elle serait restée à Madrid pour l'exécuter, et ne serait pas venue pour tenter ce coup d'état dans une ville aussi libérale que Barcelonne.

Tout ce qu'on a dit de M. Zéa Bermudez n'a pas plus de sens; M. Zéa Bermudez est fort tranquille à Paris et n'est pas venu ici.

Quant au prétendu projet de marier la reine avec un prince de la maison de Saxe-Cobourg, c'est une pure invention. Le frère du roi d'Angleterre, qui est lui-même prince héréditaire de Saxe-Cobourg, voyage, il est vrai, dans la Péninsule, mais il n'est pas venu ici, il n'y viendra probablement pas, et quand il y viendrait, cela ne signifierait rien. La reine est encore trop jeune pour qu'on pense à la marier, et, dans tous les cas, ce ne pourrait pas être du prince Ernest qu'il serait question pour elle, car il est protestant, et protestant très zélé. Il n'y a de catholiques parmi les princes de Saxe-Cobourg que

les frères de la duchesse de Nemours; mais encore un coup, il n'est pas question de mariage.

Un seul parti tente d'exploiter à son profit le voyage de la reine : c'est le parti exalté.

Il est bien certain que la reine Christine donne beaucoup plus de prise à ce parti sur elle ici qu'à Madrid. Battu dans les élections, le parti exalté tourne maintenant toutes ses espérances du côté d'Espartero. Jusqu'ici, le généralissime a prêté l'oreille avec complaisance aux suggestions de son secrétaire Linage et des autres affidés du parti exalté dont il est entouré; et il faut avouer que son ascendant, immense partout, est encore plus grand ici qu'ailleurs, car son armée victorieuse entoure Barcelone. Aussi, le vieux président du conseil, M. Perez de Castro, a-t-il très sagement agi en s'obstinant à faire le voyage, malgré son âge et la chaleur, pour ne pas laisser la reine seule sous l'action d'Espartero.

La lutte entre Perez de Castro et Espartero a commencé même avant le départ des reines. Le président du conseil voulait qu'on passât par Valence, parce que la route était plus sûre; Espartero a demandé qu'on passât par Sarragosse, et il l'a emporté. Il y avait pourtant un danger réel à passer par Sarragosse; et l'attaque de l'escorte par Palacios à Hermandillas l'a bien prouvé. On avait quelque raison de n'être pas non plus sans inquiétudes sur la réception qui serait faite aux reines dans la ville la plus exaltée de l'Espagne. Voici en effet ce qui s'est passé à Sarragosse :

L'entrée de leurs majestés a eu lieu le soir vers neuf heures. Le peuple les a accueillies avec les plus vives démonstrations d'enthousiasme, mais de la part de l'ayuntamiento, qui est composé de fougueux exaltés, le ton a été très différent. Les membres de l'ayuntamiento se sont présentés très tard dans la soirée, pour demander à être reçus; la reine régente, et surtout la reine Isabelle, étant très fatiguées, le chambellan a fait quelque difficulté pour accorder l'audience. On a insisté avec tant de vivacité, que la régente a paru. Le président de l'ayuntamiento a commencé son discours en se plaignant des ordres qui avaient été donnés, a-t-il dit, pour isoler la reine de ses sujets les plus fidèles; il a rappelé à ce sujet le projet de passage par Valence, et il a vivement attaqué le ministère, en demandant son renvoi, ainsi que le rappel de toutes les lois nouvellement présentées, et entre autres de la loi sur les municipalités; il a fini par attaquer le chambellan d'une manière si brutale, que la régente, tout émue, a cru devoir présenter elle-même quelques excuses pour son officier. Après quoi, on s'est retiré.

Le lendemain, la régente et sa fille, en parcourant les murs de Sarragosse, ont été encore vivement saluées par le peuple; mais le soir, au théâtre, où s'étaient réunis les exaltés, il n'en a pas été de même. Les démonstrations politiques ont recommencé; on a crié : A bas les jovellanistes! (modérés), et les cris de vive la constitution! vive le duc de la Victoire! vive Linage! ont excité un tel tumulte dans l'autre partie du public qui criait : Vive la reine! que la duchesse de la Victoire, dont le nom était mêlé à toutes les acclama

tions, ne sachant quelle contenance tenir, s'est évanouie. Vous savez que la reine régente a les plus grandes bontés pour la duchesse, ce qui rendait sa situation encore plus difficile dans ce conflit.

Le 21 enfin, les reines ont quitté la capitale de l'Aragon. On cite un mot échappé à la reine, qui peindrait dans quelle contrainte elle aurait vécu à Sarragosse. On voulait la retenir encore, parce que la chaleur était suffocante: Non, non, aurait-elle dit, partons; c'est ici que j'étouffe. Et cependant, si l'on en croit des gens bien informés, tout ne s'est pas encore passé à Sarragosse comme les chefs des exaltés l'auraient voulu. On parle de deux adresses de la plus extrême violence rédigées dans les clubs de Madrid, qui devaient être prononcées, l'une par la députation provinciale, et l'autre par la garde nationale, et qui ont été supprimées par l'influence de quelques hommes raisonnables.

La première entrevue de la régente avec Espartero a eu lieu à Lérida. On ne sait pas encore très bien les détails de cet entretien. Il est seulement à croire qu'après ce qui s'était passé à Sarragosse, il a dû y avoir beaucoup de gêne de part et d'autre. La régente ne connaissait Espartero que par correspondance; elle le voyait à Lérida pour la première fois.

Espartero a quitté les deux reines pour achever de disperser la faction de Cabrera et celle de Catalogne, et les reines sont arrivées sans lui à Barcelone. Vous savez quelle est la réception qui leur a été faite ici. Enthousiasme extraordinaire de la part du peuple, froideur non moins extrême de la part de l'ayuntamiento, qui a été élu sous l'empire de la constitution de 1812, et qui est composé de radicaux exaltés. Heureusement l'immense majorité de la population a réagi sur les magistrats, et à part quelques démonstrations peu convenables, l'ensemble de l'accueil a été bien meilleur ici qu'à Sarragosse. Les fêtes qui ont eu lieu étaient vraiment belles; elles avaient attiré cinquante mille étrangers de la côte et des îles.

Maintenant nous attendons les évènemens, et il ne peut manquer d'en arriver. Dès qu'Espartero en aura fini avec Cabrera, il reviendra ici, et nous verrons quelle sera son attitude. M. Perez de Castro est extrêmement inquiet. On assure que la régente lui a dit dernièrement : Sois tranquille et laissemoi faire. Il est certain qu'on peut s'en reposer sur la prudence et sur la fermeté de la reine Christine. Elle a fait preuve, dans des occasions bien difficiles, d'une véritable habileté, qui ne l'abandonnera probablement pas dans cette circonstance. D'un autre côté, Espartero est bien puissant, et ceux qui l'entourent bien compromis.

Si la lutte s'engage, elle s'engagera probablement sur la nouvelle loi des ayuntamientos ou municipalités. La reine n'a pas encore sanctionné cette loi, qui vient d'être adoptée par les cortès, et qui porterait un coup mortel à l'influence des exaltés dans les élections municipales. Les exaltés demandent impérieusement que la reine n'accorde pas sa sanction, nous verrons si Espartero ira jusqu'à le demander aussi. M. Perez de Castro en fait une question de cabinet, et il a raison. Si cette sanction n'est pas donnée, les exaltés rega

gneront d'un seul coup le terrain qu'ils ont perdu par les dernières élections générales, et tout sera encore une fois remis en question.

Vous voyez que la circonstance est très grave, et qu'il va y avoir une nouvelle crise dans la destinée de ce pays.

Agréez, etc.

C. B.

THEATRES. OPÉRA-COMIQUE. - Malgré l'espèce d'anathème lancé contre les traductions, voici que l'Opéra-Comique, le théâtre national s'il en fut, vient de représenter une critique souvent fort spirituelle de l'espèce de monopole que veulent exercer chez lui les musiciens qui le desservent habituellement. L'Opéra-Comique, en effet, n'est-il pas ce petit duché d'Allemagne que maître Cornélius a fermé à toutes les gloires étrangères, afin d'y faire réussir sa plate et médiocre musique, et pour lequel il a imité Napoléon et son blocus continental? Malheureusement, ou plutôt heureusement pour le théâtre, l'étranger a des intelligences dans la place; Mmes Garcia, Botelli, Masset, ne se soucient pas de chanter la musique du cru; de gré ou de force, par ruse ou par violence, l'ennemi est entré, qui sait quand il délogera? Nous sommes intimement persuadés qu'il n'y a que les talens médiocres et les esprits arriérés qui puissent s'opposer à l'admission journalière des chefs-d'œuvre étrangers; certes, si le goût musical s'est singulièrement épuré en France, c'est en partie aux traductions de Rossini, de Mozart et de Weber que nous le devons. Avant que la Gazza et le Freychütz fussent devenus populaires, nos musiciens étaient encore dans la gracieuse, mais monotone voie de Grétry et de Daleyrac; pour les en faire sortir, il a fallu la verve intarissable et le génie de Rossini, la mélancolique et poétique inspiration de Weber. Combien de nos jeunes talens ne doivent leur renommée qu'à leur aptitude à suivre le chemin tracé par ces maîtres! Peu d'organisations sont destinées à être novatrices et à marcher en tête d'une école; pourquoi donc ne point admettre l'influence heureuse que l'audition des chefs-d'œuvre étrangers a développée?

Mae Eugénie Garcia faisait sa rentrée dans l'opéra nouveau. Le rôle de la princesse, arrangé exprès pour elle, et dans lequel on a rassemblé tous les élémens propres à mettre son talent en lumière, lui convient à merveille. Une indisposition très grave, une maladie du larinx, a menacé pendant quelque temps de détruire, comme chez Mme Fodor et chez Mlle Falcon, la voix que l'Italie nous avait envoyée toute imprégnée de chaudes et vibrantes inspirations. Mme Eugénie Garcia, plus heureuse, s'est relevée victorieusement de cette rude atteinte; nous l'avons retrouvée affaiblie peut-être, mais toujours soutenue par cette vigueur et cette énergie qui donnent un caractère tout particulier à son talent. La façon dont elle a dit : S'il padre m'abbandonna d'Otello est supérieure à tout ce que nous avons entendu depuis Mme Malibran. La famille des Garcia possède seule le secret de ces inflexions déchirantes et pathétiques, de ces accens qui émeuvent, et dont l'influence est pour ainsi dire magnétique. Nous n'approuvons pas, à côté de la magnifique phrase de Ros

sini, le duo assez insignifiant,de Donizetti; M. Adrien Boieldieu, chargé de l'arrangement de la partition, s'est peut-être beaucoup plus préoccupé de la convenance des chanteurs que de celle des situations: le duo est froid et quelque peu monotone, la situation par elle-même demandait un morceau plus énergique; mais la voix de Botelli, molle et manquant de force, s'en serait peut-être moins bien accommodée, et c'est sans doute à cette considération que M. Boieldieu a cédé. Le débutant Botelli chante bien et pose sa voix d'une façon sage et modérée; ses intonations pures et nettes accusent des études persévérantes. Lorsqu'il aura purgé son chant de ce mauvais goût d'ornemens dont les Italiens sont trop prodigues, sa participation sera d'un grand secours à l'Opéra-Comique. L'air de Chollet, espèce de mosaïque musicale, où chaque nom de compositeur fameux amène une phrase de ses œuvres, nous a semblé un arrangement spirituel. Les divers motifs sont liés avec grace et facilité. Le public, en reconnaissant les mélodies qu'il affectionne, a salué de vifs applaudissemens les noms de leurs auteurs et l'artiste qui les lui a si souvent et si gracieusement interprétés. Roger et Mme Potier sont parvenus à rendre le délicieux duo de Mozart la Ci darem la mano du dernier ridicule; il est impossible de mettre plus d'afféterie et de manière, de gaucherie et de maladresse à l'exécution de ce petit chef-d'œuvre. Non contente de chanter tout de travers la musique de Mozart, Mme Potier a voulu y mêler la sienne, et ajouter quelques points d'orgue de sa façon aux courts et rares traits que Mozart n'a fait qu'indiquer; il est à souhaiter que M. Roger et Mae Potier s'en tiennent désormais à la note de Mozart; à défaut d'autres qualités, le public appréciera leur modestie.

Le poème de l'Opéra à la Cour est écrit avec grace et esprit; MM. Scribe et Saint-George ont profité habilement des faibles ressources de leur sujet, et ont été parfaitement secondés par MM. Boieldieu et Grisar. L'essai que vient de faire l'Opéra-Comique dans un nouveau genre encouragera par son succès l'administration à des traductions plus franchement avouées, et que la faveur du public adoptera certainement.

THEATRE DU GYMNASE. - Lénore, drame en un acte, par M. Jules Loiseleur. — Mon Gendre, vaudeville en un acte, par MM. Laurencin et Bayard. Dans le drame du nom de Lénore, il ne s'agit point de la ballade de Burger, mais bien de Burger lui-même. M. Jules Loiseleur a mis en drame un épisode assez étrange de la vie du poète allemand. On raconte que, le jour même de son mariage, Burger, par une de ces fatalités bizarres qui ne frappent que les poètes, tomba subitement amoureux de sa belle-sœur, en la voyant pour la première fois. Son trouble fut si grand et son émotion si terrible, que sa jeune épouse, s'en étant aperçue sur l'heure, renonça aussitôt à ses droits, les céda à sa sœur et passa le reste de sa vie sous le toit des deux amans, témoin de leur bonheur mutuel et seulement épouse par le nom. Tel n'est pas précisément le drame de M. Loiseleur, et nous le regrettons, car, ainsi fait, peut-être en serait-il meilleur. Dans le drame de M. Loiseleur,

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