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LE

COMTE DE MANSFELDT.

V.1

Entre toutes les reines que la France a données à l'Espagne, et qui eurent toutes une destinée si malheureuse, nulle peut-être n'est plus faite que Louise d'Orléans pour éveiller dans notre ame de poétiques et de douloureux souvenirs; nulle aussi n'alla prendre possession d'une des plus magnifiques couronnes du monde, avec de plus tristes pressentimens. On sait la touchante réponse qu'elle fit à Louis XIV, lorsque ce monarque lui annonça qu'elle était reine d'Espagne. Comme elle baissait les yeux, et que le roi surpris ajoutait : « Louise, je n'aurais pu faire davantage pour ma fille, » elle s'écria en pleurant : « Pour votre fille, oui, sire, mais pour votre nièce?... >>

Que de choses sont renfermées dans ce dernier mot, qui résumait si bien les plus secrets sentimens de la jeune princesse ! L'infortunée avait en effet espéré passer sa vie sous ce doux ciel de France, où son existence s'était écoulée jusque-là si facile et si heureuse, au milieu de sa famille, de ses amis, de ses serviteurs dont elle était adorée, au sein de cette cour la plus brillante comme la plus aimable

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de toute l'Europe, et où, il faut bien le dire aussi, elle avait peutêtre déjà trouvé l'époux de son choix; mais le grand roi, dans les vues de sa politique, en avait décidé autrement. Il fallut partir pour l'Espagne; que de larmes et de sanglots précédèrent ce départ! Imprudente comme l'avait été sa mère, à laquelle elle ne ressemblait pas seulement par sa beauté, superstitieuse comme son père le fut jusqu'à la fin de ses jours, Louise d'Orléans, quelque temps avant son départ pour Barcelone, où elle devait s'embarquer, eut, dit-on, la faiblesse de céder aux instigations d'une personne dont l'intimité lui fut plus d'une fois funeste, et elle se laissa conduire chez la Voisin. On lui dit que le roi qu'elle allait épouser n'avait que peu d'instans à vivre, et, qu'une fois veuve, le nuage qui obscurcissait momentanément sa destinée disparaîtrait pour jamais. Il n'était pas besoin d'une grande science en sorcellerie pour prédire la fin prochaine d'un pauvre prince maladif et languissant comme l'était Charles II; mais la nature a d'étranges mystères, et neuf années s'étaient écoulées sans que cette fois l'horoscope de la Voisin se trouvât réalisé; Louise d'Orléans était toujours reine d'Espagne et femme de Charles II.

C'était par une chaude après-dînée du printemps de 1688, une quinzaine de jours environ après la cérémonie du baise-mains; sous un berceau de grenadilles et de lauriers-rose, au bout duquel on apercevait la statue équestre en bronze de Philippe II, d'après le dessin de Velasquez, la jeune reine se tenait nonchalamment étendue sur des coussins; à ses côtés étaient assises la camerera-mayor, et plusieurs dames d'atours, toutes choisies dans les plus hautes familles de la monarchie; l'une d'entre elles avait à la main un livre dont elle faisait la lecture à haute voix. C'était la vie des princes et princesses de la maison d'Autriche, depuis Charles-Quint, par le révérend Miguel Herrera, de la société de Jésus, et le volume en lecture était celui qui traite de l'histoire d'Anne d'Autriche, épouse du roi Louis XIII et aïeule de Louise d'Orléans. La lectrice en était arrivée à l'époque qui n'est pas la moins intéressante de l'existence de cette reine, où elle inspira à l'ambassadeur d'Angleterre, le célèbre duc de Buckingham, une si violente passion. Sans sortir des bornes du panégyrique, l'historien s'était plu, sans doute pour mieux exalter encore la vertu de la princesse, à la montrer luttant avec courage contre un amour qu'elle ne se sentait que trop disposée à partager. Dans son récit, le bon père avait, avec une naïveté toute charmante et digne des chroniqueurs des vieux âges, opposé souvent les graces et la bonne mine du bel ambassadeur étranger, si magnifique dans ses vêtemens, si

plein de galanterie dans ses paroles et dans ses moindres actions, à la figure sombre et morose du maladif Louis XIII, contemplant d'un œil triste et recueilli sa royale sépulture qui l'attendait.

Il y avait une analogie si frappante entre la destinée d'Anne d'Autriche et celle de sa petite-fille, sinon comme amante, au moins comme épouse, que toutes les personnes qui composaient l'auditoire en furent frappées; aussi, par momens, ne pouvaient-elles s'empêcher de laisser tomber sur la jeune reine des regards remplis d'une pitié profonde. Quant à elle, insensible au moins en apparence à ces marques de commisération, d'abord à demi couchée, elle s'était redressée peu à peu, et maintenant, le buste penché en avant, la tête appuyée sur l'une de ses mains et les yeux brillans d'une flamme humide, elle semblait recueillir avec avidité chacune des paroles échappées de la bouche de la lectrice. Était-ce donc qu'elle entrevoyait déjà, dans cette histoire de son aïeule, un nouveau sujet de comparaison qui échappait à l'attention de ses compagnes, et qui, vague et indistinct encore comme le point noir que le pilote aperçoit dans un ciel sans nuages, annonçait aussi la tempête?

Tout à coup, l'horloge du palais de Buen-Retiro, dont l'ombre gigantesque commençait à se projeter au-dessus des massifs de platanes et de cytises qu'on découvrait au-delà du berceau, sonna six heures; la camerera-mayor fit un signe, la lectrice ferma le volume et cessa de parler; l'heure déterminée par l'étiquette pour les lectures de la reine était écoulée. La malheureuse princesse, arrachée brusquement à une préoccupation qui, ce jour-là, n'était point sans charme pour elle, poussa un profond soupir et baissa la tête avec une expression de mélancolie bien faite pour attendrir le cœur le plus dur. La camerera-mayor ne parut nullement s'en apercevoir, et, tirant froidement d'un petit coffre qu'elle avait auprès d'elle, un ouvrage en tapisserie destiné à servir de couverture à un missel, elle se mit à poursuivre avec une impassibilité sans égale l'œuvre qu'elle avait commencée; les autres dames l'imitèrent; la reine seule ne prit aucune part à ce genre d'occupations, plongée qu'elle était dans une rêverie dont au moins il ne lui fut pas demandé compte. Certes, à part la richesse des costumes, quiconque se fût trouvé transporté au milieu de ce conciliabule féminin, eùt eru bien plutôt assister aux exercices conventuels d'une communauté religieuse, qu'à l'un des actes de l'existence d'une reine.

Pendant quelque temps, on garda le silence; la gravité ou l'ennui régnaient sur toutes les physionomies. Puis, la conversation s'enga

gea, monotone et languissante, sur le dernier sermon du confesseur du roi. Ce thème épuisé, on venait de passer à un autre tout aussi récréatif, lorsque la jeune marquise d'Aguilar s'écria étourdiment:

A-t-on des nouvelles du comte de Mansfeldt, depuis cette indisposition subite qui l'a pris au dernier baise-mains?

La reine tressaillit; et, bien qu'elle affectât de demeurer toujours étrangère à la conversation, des indices irrécusables eussent, aux 'yeux d'un observateur tant soit peu expérimenté, témoigné bien vite qu'elle n'y était pas du moins indifférente.

La camerera-mayor répondit, sans lever les yeux de sa tapisserie : Il faut que M. le comte de Mansfeldt fût en effet bien malade, pour avoir commis un si grand oubli des devoirs de l'étiquette, que d'oser adresser la parole à la reine, sans y être convié par elle.

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Et surtout, ajouta une dame d'atours, pour avoir osé offrir sa main à sa majesté.

- Allons! mesdames, reprit vivement la marquise d'Aguilar, un peu d'indulgence pour ce pauvre comte; vous oubliez qu'étranger et nouveau-venu à Madrid, il ne peut connaître encore les usages de la cour, et qu'il ne savait peut-être pas seulement, ce jour-là, qu'il avait l'honneur de se trouver devant la reine.

-Oh! c'est impossible, s'écrièrent à l'envi toutes les dames, en jetant sur leur souveraine un regard timidement interrogatif.

Celle-ci ne crut pas devoir garder plus long-temps le silence, et elle répondit d'une voix assez mal assurée:

- Aguilar a raison, il faut excuser monsieur l'envoyé d'Autriche, car c'est la première fois qu'il paraissait en ma présence.

En s'exprimant ainsi, Louise d'Orléans oubliait que cette simple assertion venait d'établir entre la reine d'Espagne et le comte de Mansfeldt un lien plus puissant qu'on ne pense, celui d'un premier mensonge; car elle avait parfaitement reconnu en lui l'étranger que, quelques années auparavant, elle avait rencontré chez la Voisin, et qui lui devait peut-être la vie. Mais trop de puissans motifs lui commandaient le silence sur cette fatale entrevue pour ne pas excuser, sinon même légitimer sa réponse. Au surplus, si la reine éprouva quelque embarras dans cette circonstance, il ne put vraisemblablement que s'accroître encore, en entendant une des dames de sa suite

-s'écrier:

Si quelqu'une de vous, mesdames, conserve la moindre inquiétude sur l'état de la santé de M. de Mansfeldt, je puis la rassurer complètement, car, depuis le dernier baise-mains, il n'a pas un seul jour

manqué de venir se promener devant les fenêtres du palais, sans doute pour y saluer quelque bel astre qui daigne parfois s'y montrer.

- Quel peut être l'objet de la passion de M. le comte de Mansfeldt? interrompit une autre dame.

-On l'ignore jusqu'à présent, reprit-on.

-Oh! moi, dit étourdiment la marquise, je crois l'avoir deviné. Qui donc est-ce? s'écrièrent en chœur presque toutes les dames. La jeune reine baissa les yeux, et une légère rougeur anima ses joues pâles. Avait-elle donc, elle aussi, deviné l'objet de la passion de M. de Mansfeldt?

A cet instant, l'horloge du palais sonna six heures et demie, et la camerera-mayor s'étant levée annonça que le moment était venu de rentrer au palais.

Ah! dit la reine en laissant tomber lourdement sa tête sur son bras, nous sommes si bien ici! pourquoi en sortir? Ne sentez-vous pas, mesdames, quelle brise pleine de fraîcheur nous arrive en ce moment des montagnes de Guadarrama? Il y a dans cette brise quelque chose qui rappelle la France; les souvenirs de la France sont si rares à Madrid! Pourquoi vouloir m'en priver?

La camerera-mayor répondit avec gravité:

-Votre majesté oublie qu'il y a déjà deux heures que nous sommes dans les jardins et que l'étiquette défend que la reine y prolonge davantage son séjour.

Louise d'Orléans leva les yeux au ciel et parut disposée à obéir; puis tout à coup, avec cette grace et cette étourderie toutes françaises qui, quelquefois, lui revenaient au milieu des sombres ennuis de la cour d'Espagne, comme un sourire aux lèvres de l'exilé, lorsqu'il se souvient de la patrie :

Voici une charmante soirée, mesdames, s'écria-t-elle; il me prend fantaisie de faire seller nos mules et d'aller nous promener dans la campagne sur les bords du Mançanarez. Cela ne serait-il pas bien fait? Qu'en pensez-vous?

Et comme toutes les dames gardaient le silence:

-Allons! ajouta-t-elle gaiement, qui m'aime me suive!

-Arrêtez! dit froidement la camerera-mayor; ce projet ne saurait se réaliser.

- Pourtant, dit la reine qui devint rouge de dépit, je ne sache pas qu'il y ait dans cette action aucun manquement à l'étiquette.

-Peut-être, fut-il répondu; mais de nouveaux ordres s'opposent formellement à ce que votre majesté puisse dorénavant sortir de l'en

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