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dangers durant notre fuite? Après ce noviciat de bonheur, tu deviendras son époux; voilà le but, il dépend de toi de l'atteindre.

Guillaume ne répondait point. David crut un instant que l'ivresse qui avait saisi son ame le rendait muet.

-Viens que je te bénisse, lui dit-il; je veux appeler Marie, je veux vous passer au doigt l'anneau des fiançailles; cette consécration ouvrira pour toi une nouvelle vie.

Je reviendrai, murmura Guillaume en baissant la tête de honte. Quelle est ta pensée? murmura violemment David, qu'un doute poignant vint pénétrer. Si tu as un dessein infame, ose l'avouer du moins.

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- Je ne puis partir, murmura Guillaume.

-Ah! je le savais, dit David en se jetant sur lui, tu es un lâche; tu as attiré le malheur sur la jeune fille et sur le vieillard, tu les as dépouillés, et maintenant tu les abandonnes. Tu m'as tué mon enfant, tu es un lâche, reçois ma malédiction; je voudrais ta mort.

Guillaume se dégagea de l'étreinte vigoureuse du malheureux peintre, et quitta honteusement cette demeure où il avait porté le désespoir. Alors David se rapprocha instinctivement de Marie; il avait entendu la chute d'un corps, et il avait compris que c'était sa fille bien-aimée qui se mourait. Comme on tombe sous un coup de poignard qui brise la vie, Marie était tombée sous l'atteinte d'un mot qui avait brisé son cœur. La commotion qui frappa le vieillard fut aussi violente, mais tout intérieure. En voyant la lâcheté de Guillaume, cette lâcheté naïve qui agissait sans remords, il eût voulu l'étouffer comme un reptile, et quand ses bras retombèrent sans force, il regretta sa jeunesse et pleura. Cette heure douloureuse, cette lutte de sentimens amers avait rendu tout à coup David centenaire. La veille encore, sa vieillesse vigoureuse et fleurie lui promettait de belles et nombreuses années. La pensée qu'il pouvait mourir ne venait point à ceux qui le regardaient. Un changement subit, une décomposition, foudroyante conime celle d'une attaque d'apoplexie, s'était opérée en lui. Pâle, défait, le teint terne et mat, on eût dit que son sang s'était pétrifié dans ses veines et qu'il n'y circulerait plus; en le regardant, on aurait compris que sa vie approchait de son terme. Quand Marie revint à elle, elle arrêta ses regards sur son maître, qui pleurait et la soutenait dans ses bras. Elle fut frappée de l'horrible altération de ses traits, et s'arrachant à la douleur qui la tuait elle-même : «Oh! parlezmoi! dit-elle au vieillard; ne restez pas ainsi morne et désespéré, ne pleurez pas sur moi, ces larmes vous tuent. Voyez, je suis forte, je

vivrai pour vous, mais vivez pour moi. Mon maître, mon père, oublions ce rêve douloureux, et retrouvons ce calme évanoui que nous avions autrefois. » Et elle cherchait à le consoler, elle qui était inconsolable; elle paraissait se rattacher à l'espoir, elle qui n'espérait plus; elle parlait de vivre, elle qui portait la mort dans son sein; car ses regards avaient été subitement dessillés. Ce vieillard qui l'avait entourée d'amour paternel et de vrai bonheur pouvait à l'instant tomber inanimé auprès d'elle, frappé par une douleur qui était la sienne, et qu'il ressentait dans ses entrailles aussi vivement qu'elle en était atteinte. Elle comprit cette immense affection, elle la vit dans toute sa profondeur, et l'idée que celui qui la versait chaque jour sur elle pouvait mourir lui fit paraître impie le sentiment fatal, l'amour qui amenait ce malheur. Elle refoula violemment l'image de Guillaume au fond de son ame, elle déchira son sein pour l'y ensevelir, et sourit au vieillard, que ses souffrances avaient atterré.

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Nous devons partir demain avant le jour, dit-elle avec calme; mon maître, prenez du repos; je terminerai avec vos domestiques les préparatifs du départ. Voyez, je suis bien maintenant; mais vous, vous souffrez? Reprenez les forces nécessaires au voyage. - Et comme il voulait la consoler : Ne craignez rien, dit-elle, Dieu m'a guérie.

(La suite au prochain n°.)

Mme LOUISE COLET.

MÉMOIRES

D'UN

MAITRE D'ARMES.

VI.4

Le grand-duc Constantin, frère cadet de l'empereur Alexandre et frère aîné du grand-duc Nicolas, n'avait ni l'affectueuse politesse du premier, ni la dignité froide et calme du second. Il semblait avoir hérité tout entier de son père, dont il reproduisait à la fois les qualités et les bizarreries, tandis que ses deux frères tenaient de Catherine, Alexandre par le cœur, Nicolas par la tête, tous deux par cette grandeur impériale dont leur aïeul a donné un si puissant exemple au monde.

Catherine, en voyant naître au-dessous d'elle cette belle et nombreuse descendance, avait surtout jeté les yeux sur les deux aînés, et par leur nom de baptême même, c'est-à-dire en appelant l'un Alexandre et l'autre Constantin, semblait leur avoir fait le partage du monde. Cette idée, au reste, était tellement la sienne, qu'elle les avait fait peindre tout enfans, l'un coupant le nœud gordien, l'autre portant le labarum. Il y eut plus, le développement de leur éducation, dont elle avait composé elle-même le plan, n'était qu'une application de ces grandes idées. Ainsi Constantin, destiné à l'empire d'Orient, n'eut

(1) Voyez les livraisons des 26 juillet et 2 août.

que des nourrices grecques, et ne fut entouré que de maîtres grecs, tandis qu'Alexandre, destiné à l'empire d'Occident, fut environné d'Anglais. Quant au professeur commun des deux frères, ce fut un Suisse, nommé Laharpe, cousin du brave général Laharpe qui servait en Italie sous les ordres de Buonaparte. Mais les leçons de ce digne maître ne furent point reçues par ses deux élèves avec un égal zèle, et la semence, quoique la même, produisit des fruits différens, car d'un côté elle tombait sur une terre préparée et généreuse, et de l'autre sur un sol inculte et sauvage. Tandis qu'Alexandre, âgé de douze ans, répondait à Graft, son professeur de physique expérimentale, qui lui disait que la lumière était une émanation continuelle du soleil : «< Cela ne se peut pas, car alors le soleil deviendrait chaque jour plus petit » Constantin répondait à Saken, son gouverneur particulier, qui l'invitait à apprendre à lire : « Je ne veux pas apprendre à lire, parce que je vois que vous lisez toujours et que vous êtes toujours plus bête. »>

Le caractère et l'esprit des deux enfans étaient tout entiers dans ces deux réponses.

En revanche, autant Constantin avait de répugnance pour les études scientifiques, autant il avait de goût pour les exercices militaires. Faire des armes, monter à cheval, faire manœuvrer une armée, lui paraissaient des connaissances bien autrement utiles pour un prince que le dessin, la botanique ou l'astronomie. C'était encore un côté par lequel il ressemblait à Paul, et il avait pris une telle passion pour les manœuvres militaires, que la nuit de ses noces il se leva à cinq heures du matin pour faire manoeuvrer un peloton de soldats qui se trouvait de garde auprès de lui.

La rupture de la Russie avec la France servit Constantin à souhait. Envoyé en Italie sous les ordres du feld-maréchal Souvarow, chargé de compléter son éducation militaire, il assista à ses victoires sur le Mencio et à sa défaite dans les Alpes. Un pareil maître, au moins aussi célèbre par ses bizarreries que par son courage, était mal choisi pour réformer les singularités naturelles de Constantin, Il en résulta que ces singularités, au lieu de disparaître, s'augmentèrent d'une façon si étrange que plus d'une fois on se demanda si le jeune grand-duc ne poussait pas la ressemblance avec son père jusqu'à être, comme lui, atteint d'un peu de folie..

Après la campagne de France et le traité de Vienne, Constantin avait été nommé vice-roi de Pologne. Placé à la tête d'un peuple guerrier, ses goûts militaires avaient redoublé d'énergie, et, à défaut

de ces véritables et sanglans combats auxquels il venait d'assister, les parades et les revues, ces simulacres de bataille, faisaient ses seules distractions. Hiver ou été, soit qu'il habitât le palais de Bruhl, près le jardin de Saxe, soit qu'il résidât au palais du Belvédère, à trois heures du matin il était levé et revêtu de son habit de général; aucun valet de chambre ne l'avait jamais aidé à sa toilette. Alors, assis à une table couverte de cadres de régimens et d'ordres militaires, dans une chambre où sur chaque panneau était peint un costume d'un des régimens de l'armée, il relisait les rapports apportés la veille par le colonel Axamilowski ou par le préfet de police Lubowidzki, les approuvait ou désapprouvait, mais ajoutait à tous quelque apostille. Ce travail le tenait jusqu'à neuf heures du matin; il prenait alors à la hâte un déjeuner de soldat, après lequel il descendait sur la place de Saxe, où l'attendaient ordinairement deux régimens d'infanterie et un escadron de cavalerie, dont la musique, dès qu'il apparaissait, saluait sa présence en exécutant la marche composée par Kurpinski sur le thème: Dieu, sauvez le roi! La revue commençait aussitôt. Les pelotons défilaient à distance égale, et avec une précision mathématique, devant le czarewich, qui les regardait passer à pied, vêtu ordinairement de l'uniforme vert des chasseurs, et portant un chapeau surchargé de plumes de coq, qu'il posait sur sa tête de façon à ce qu'une des cornes touchât son épaulette gauche, tandis que l'autre se dressait vers le ciel. Sous son front étroit et coupé de rides profondes, qui indiquaient de continuelles et soucieuses préoccupations, deux longs et épais sourcils, que le froncement habituel de sa peau dessinait irrégulièrement, dérobaient presque entièrement ses yeux bleus. La singulière vivacité de ses regards donnait, avec son petit nez et sa lèvre inférieure alongée, quelque chose d'étrangement sauvage à sa tête, qui, portée par un cou extrêmement court et naturellement inclinée en avant, semblait reposer sur ses épaulettes. Au son de cette musique, à la vue de ces mes qu'il avait formés, au retentissement mesuré de leurs pas, alors tout s'épanouissait en lui. Une espèce de fièvre le prenait, qui lui faisait monter la flamme au visage. Ses bras contractés s'appuyaient avec raideur le long de son corps, dont ses poignets immobiles et violemment serrés s'écartaient nerveusement, tandis que ses pieds, dans une continuelle agitation, battaient la mesure, et que sa voix gutturale faisait de temps en temps, entre ses commandemens accentués, entendre des sons rauques et saccadés, qui n'avaient rien d'humain, et qui exprimaient alternativement ou sa satisfaction, si tout se passait à son gré, ou sa colère, s'il

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