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Beningsen soulève la tête de l'empereur, et voyant qu'il reste sans mouvement, il le fait porter sur le lit. Alors seulement Palhen entre l'épée à la main; car, fidèle à son double rôle, il a attendu que tout fût fini pour se ranger parmi les conjurés. A la vue de son souverain, auquel Beningsen jette un couvre-pied sur le visage, il s'arrête à la porte, pålit, et s'appuie contre le mur, son épée pendante à son côté.

-Allons, messieurs, dit Beningsen, qui, entraîné dans la cons piration un des derniers, et qui seul pendant cette fatale soirée a conservé son inaltérable sang-froid, il est temps d'aller prêter hommage au nouvel empereur.

Oui, oui, s'écrient en tumulte les voix de tous ces hommes qui ont maintenant plus de hâte à quitter cette chambre qu'ils n'ont mis de précipitation à y entrer; oui, oui, allons prêter hommage à l'empereur. Vive Alexandre!

Pendant ce temps, l'impératrice Marie, voyant qu'elle ne peut pas entrer par la porte de communication, et entendant le tumulte qui continue, fait le tour de l'appartement; mais dans un salon intermé→ diaire, elle rencontre Pettaroskoi, lieutenant des gardes de Semenoski, avec trente hommes sous ses ordres. Fidèle à sa consigne, Pettaroskoi lui barre le passage.

Pardon, madame, lui dit-il en s'inclinant devant elle, mais vous ne pouvez aller plus loin.

-Ne me connaissez-vous point? demande l'impératrice..

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Si fait, madame, je sais que j'ai l'honneur de parler à votre majesté; mais c'est votre majesté surtout qui ne doit pas passer. Qui vous a donné cette consigne?

Mon colonel.

Voyons, dit l'impératrice, si vous oserez l'exécuter.

Et elle s'avance vers les soldats; mais les soldats croisent les fusils et barrent le passage.

En ce moment les conjurés sortent tumultueusement de la chambre de Paul en criant: Vive Alexandre! Beningsen est à leur tête; il s'avance vers l'impératrice; alors elle le reconnaît, et l'appelant par son nom, le supplie de la laisser passer.

Madame, lui dit-il, tout est fini maintenant, vous compromet→ triez inutilement vos jours, et ceux de Paul sont terminés.

A ces mots l'impératrice jette un cri et tombe sur un fauteuil; les deux grandes-duchesses Marie et Catherine, qui se sont levées au bruit, et qui accourent derrière elle, se mettent à genou de chaque côté du fauteuil Sentant qu'elle perd connaissance, l'impératrice

demande de l'eau. Un soldat en apporte un verre; la grande-duchesse Marie hésite à le donner à sa mère, de peur qu'il ne soit empoisonné. Le soldat devine sa crainte, en boit la moitié, et présentant le reste à la grande duchesse: Vous le voyez, dit-il, sa majesté peut boire sans crainte.

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Beningsen laisse l'impératrice aux soins des grandes-duchesses, et descend chez le czarewich. Son appartement est situé au-dessous de celui de Paul; il a tout entendu, le coup de pistolet, les cris, la chute, les gémissemens et le râle; alors il a voulu sortir pour porter secours à son père; mais la garde que Palhen a mise à sa porte l'a repoussé dans sa chambre; les précautions sont bien prises, il est captif, et ne peut rien empêcher.

C'est alors que Beningsen entre suivi des conjurés. Les cris de: Vive l'empereur Alexandre! lui annoncent que tout est fini. La manière dont il monte au trône n'est plus un doute pour lui; aussi, en apercevant Palhen, qui entre le dernier Ah! Palhen, s'écrie-t-il, quelle page pour le commencement de mon histoire!

:

-Sire, répond Palhen, celles qui la suivront la feront oublier.

Mais, s'écrie Alexandre, mais ne comprenez-vous pas qu'on dira que c'est moi qui suis l'assassin de mon père?

-

Sire, dit Palhen, ne songez en ce moment qu'à une chose: à cette heure...

Et à quoi voulez-vous que je songe, mon Dieu! si ce n'est à mon père?

Songez à vous faire reconnaître par l'armée.

- Mais ma mère, mais l'impératrice, s'écrie Alexandre, que deviendra-t-elle ?

- Elle est en sûreté, sire, répond Palhen; mais au nom du ciel, sire, ne perdons pas un instant.

Que faut-il que je fasse? demande Alexandre, incapable, tant il est abattu, de prendre une résolution.

-Sire, répond Palhen, il faut me suivre à l'instant même, car le moindre retard peut amener les plus grands malheurs.

- Faites de moi ce que vous voudrez, dit Alexandre, me voilà. Palhen entraîne alors l'empereur à la voiture qu'on avait fait approcher pour conduire Paul à la forteresse; l'empereur y monte en pleurant, la portière se referme, Palhen et Zoubow montent derrière à la place des valets de pied, et la voiture, qui porte les nouvelles destinées de la Russie, part au galop pour le palais d'Hiver, escortée de deux bataillons de la garde. Beningsen est resté près de l'impératrice,

car une des dernières recommandations d'Alexandre a été pour sa mère.

Sur la place de l'Amirauté, Alexandre trouve les principaux régimens de la garde: L'empereur! l'empereur! crient Palhen et Zoubow en indiquant que c'est Alexandre qu'ils amènent. L'empereur! l'empereur! crient les deux bataillons qui l'escortent. Vive l'empereur! répondent d'une seule voix tous les régimens.

Alors on se précipite vers la portière, on tire Alexandre pâle et défait de sa voiture, on l'entraîne, on l'emporte enfin, on lui jure fidélité avec un enthousiasme qui lui prouve que les conjurés, tout en commettant un crime, n'ont fait qu'accomplir le vœu public; il faut donc, quel que soit son désir de venger son père, qu'il renonce à punir ses assassins.

Ceux-ci s'étaient retirés chez eux, ne sachant pas ce que l'empereur allait résoudre à leur égard.

Le lendemain, l'impératrice à son tour prêta serment de fidélité à son fils; selon la constitution de l'empire, c'était elle qui devait succéder à son mari; mais, lorsqu'elle vit l'urgence de la situation, elle renonça la première à ses droits.

Le chirurgien Vette et le médecin Stoff, chargés de l'autopsie du corps, déclarèrent que l'empereur Paul était mort d'une apoplexie foudroyante; la blessure de la joue fut attribuée à la chute qu'il avait faite lorsque l'accident l'avait frappé.

Le corps fut embaumé et exposé pendant quinze jours sur un lit de parade, aux marches duquel l'étiquette amena plusieurs fois Alexandre: mais pas une fois il ne les monta ou ne les descendit qu'on ne le vit pålir et verser des larmes. Aussi, peu à peu, les conjurés furent-ils éloignés de la cour; les uns reçurent des missions, les autres furent incorporés dans des régimens stationnés en Sibérie; il ne restait que Palhen qui avait conservé sa place de gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, et dont la vue était devenue presque un remords pour le nouvel empereur: aussi profita-t-il de la première occasion qui se présenta de l'éloigner à son tour. Voici comment la chose arriva.

Quelques jours après la mort de Paul, un prêtre exposa une image sainte qu'il prétendit lui avoir été apportée par un ange, et au bas de laquelle étaient écrits ces mots : DIEU PUNIRA TOUS LES ASSASSINS DE PAUL Ioг. Informé que le peuple se portait en foule à la chapelle où l'image miraculeuse était exposée, et augurant qu'il pouvait résulter de cette menée quelque impression fâcheuse sur l'esprit de

l'empereur, Palhen demanda la permission de mettre fin aux intrigues • du prêtre, permission qu'Alexandre lui accorda. En conséquence, le prêtre fut fouetté, et, au milieu du supplice, déclara qu'il n'avait agi que par les ordres de l'impératrice. Pour preuve de ce qu'il avançait, il affirma que l'on trouverait dans son oratoire une image pareille à la sienne. Sur cette dénonciation, Palhen fit ouvrir la chapelle de l'impératrice, et y ayant effectivement trouvé l'image désignée, il la fit enlever; l'impératrice, avec juste raison, regarda cet enlèvement comme une insulte, et vint en demander satisfaction à son fils. Alexandre ne cherchait qu'un prétexte pour éloigner Palhen, il se garda donc bien de laisser échapper celui qui se présentait, et, au même instant, M. de Becklecleuw fut chargé de transmettre au comte Palhen, de la part de l'empereur, l'ordre de se retirer dans ses terres. Je m'y attendais, dit en souriant Palhen, et mes paquets étaient faits d'avance.

Une heure après, le comte Palhen avait envoyé à l'empereur la démission de toutes ses charges, et le même soir il était sur le chemin de Riga.

(La suite au prochain n°.)

ALEXANDRE DUMAS.

TOME XX.

AOUT.

23

SALVATOR ROSA.

LA MUSIQUE.

PREMIÈRE SATIRE.

La plus légère teinture de l'histoire des sciences, des lettres et des arts en Italie, suffit pour ne pas laisser ignorer que, depuis le réveil des connaissances humaines dans cette contrée, rien n'a été si rare qu'un homme de talent qui se soit exclusivement occupé de la philosophie ou des sciences mathématiques et physiques, des lettres, des beaux arts et même du commerce. La tendance encyclopédique a toujours été un des attributs du génie italien; et depuis Dante qui, outre sa qualité de théologien-philosophe et de grand poète, a cultivé au moins pour se distraire la peinture et la musique, jusqu'à Salvator Rosa dont je vais parler aujourd'hui, il est peu d'hommes célèbres de cette contrée qui, bien qu'à des degrés fort inégaux, n'aient pas développé une grande diversité de talens.

Laurent-le-Magnifique, Giotto, Orcagna, Brunellesco, Léon-Baptiste Alberti, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Galilée, pour ne citer que les plus fameux qui brillèrent entre le grand poète de Florence et le commencement du XVIIe siècle, appuient cette assertion de mille preuves.

Quoique placé à une distance incommensurable de ces grands hommes, cependant Salvator Rosa, peintre et graveur habile, homme d'esprit faisant des vers, comédien renommé et musicien pétulant et agréable, servira encore à fortifier la proposition que j'ai avancée.

Les talens de Salvator Rosa, sans en excepter celui de peintre, ont été, il faut bien le dire, fort exagérés de son temps et du nôtre. Toutefois, parmi les

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