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colonies; et l'émancipation, même la plus sagement faite, aura pour résultat logique et nécessaire de faire de chacune d'elles autant d'Irlandes, ce qui est une perspective peu flatteuse pour la science politique et économique de notre temps.

Il faut donc partir de ce principe, quand on s'occupe du paupérisme, qu'il est inconnu dans les sociétés à esclaves, et qu'il appartient en propre aux sociétés libres; ce qui amène à conclure nécessairement qu'il est le produit de l'émancipation.

Ce ne serait pas la marque d'un esprit bien réfléchi d'aller dire que le paupérisme se rencontre aussi bien dans les pays à esclaves que dans les pays libres, et de citer en exemple les sociétés anciennes elles-mêmes, dans lesquelles les pauvres n'étaient pas inconnus, pas même rares. Les sociétés à esclaves, même les plus anciennes qui se retrouvent dans l'histoire, se montrent toujours déjà entamées par les émancipations, de telle sorte que les esclaves affranchis, même en petit nombre, ne peuvent pas résister tous aux difficultés de la vie libre et isolée, et que certains d'entre eux, les plus faibles, les plus imprévoyans ou les plus paresseux, deviennent mendians. C'est ainsi que même sous les gouvernemens grecs, et sous le gouvernement romain, il exista sans nul doute un certain nombre de pauvres. Même, ces périodes, durant lesquelles les sociétés sont sorties de l'esclavage pur, sans être encore arrivées à la liberté pure, sont les plus difficiles pour les mendians, parce qu'on n'a pas encore pris les précautions qu'impose un paupérisme amplement développé. Cent mille pauvres, dans un pays, y souffrent moins qu'un seul, parce que lorsqu'il y en a cent mille, on s'en occupe, et que lorsqu'il n'y en a qu'un, on le néglige. Il est donc vrai qu'il y a des mendians même dans les sociétés à esclaves, mais il y en a moins que dans les sociétés libres, et leur nombre y est en raison du nombre des esclaves qui ont été mis en liberté; ce qui confirme, loin de l'attaquer, ce grand principe historique, que le paupérisme a pour cause première l'émancipation des esclaves du monde ancien.

Ce n'est pas tout que d'avoir signalé la cause première du paupérisme, si cette cause ne met pas en même temps sur la voie qui mène à sa guérison. Or, c'est précisément parce que l'émancipation des esclaves, telle qu'elle a été généralement pratiquée, laisse voir le vice introduit par elle dans les sociétés libres, qu'elle donne en même temps le moyen de le conjurer et de le détruire.

Emanciper purement et simplement un esclave, c'est-à-dire un homme qui ne possède rien, et le livrer à lui-même, c'est, en général,

l'exposer à une misère inévitable, et cela pour plusieurs raisons faciles à saisir.

Ainsi, un homme ne vit pas seul. Dans tout pays civilisé, un homme se marie, surtout un ouvrier, qui n'a pas l'argent pour se créer des fantaisies amoureuses. Or, un homme qui se marie prend un surcroît de charges. La femme, même sans enfans, ne produit pas ce qu'elle dépense, parce que sa faiblesse ne lui permet pas un travail continu et pénible, et qu'elle est exposée à des maladies propres à sa constitution. La femme qui a des enfans, non-seulement ne produit pas durant les plus belles années de sa vie, mais encore elle dépense constamment : enfant, à cause de son éducation; jeune, à cause de sa maternité; vieille, à cause de sa caducité. Le mariage, cette nécessité physique de la plupart, et cette consolation morale de tout le monde, est donc pour l'ouvrier une source de gêne et une cause de ruine; car le mariage crée la famille, c'est-à-dire la solidarité entre le père, la mère et les enfans. Comme le travail est la seule source où l'ouvrier puise son bien-être, il faut qu'elle lui produise assez, non-seulement pour l'entretenir quand il est homme fait, mais encore pour l'élever quand il est enfant, et pour le faire reposer quand il est vieillard. Or, à supposer qu'un tiers environ de toute la vie de l'ouvrier, qui constitue la partie active et productive de son existence, suffise pour défrayer les dépenses de la vie entière, il faut bien tenir compte de la faiblesse physique, des défauts de constitution, des maladies, des chômages, des désordres accidentels qui se trouvent dans la conduite du plus raisonnable, et conclure qu'il doit y avoir, nécessairement, un très grand nombre d'ouvriers hors d'état de produire ce qu'ils dépensent, et qui tombent, pour cette différence, à la charge de la société.

La vie libre, c'est-à-dire l'isolement, entraîne donc pour l'ouvrier la nécessité de se suffire à lui-même, et les déclamateurs n'ont jamais sérieusement approfondi les difficultés d'une société assise sur une pareille base. Lorsque l'esclavage ancien a disparu, vers le x siècle, il était devenu une institution paternelle, une sorte de patronat des forts sur les faibles, qui garantissait à ceux-ci le pain, le vêtement et le gîte; et encore, lorsqu'il s'effaça peu à peu, il fut remplacé par toutes sortes d'associations et de jurandes, qui substituaient leur protection à celle du maître. Le siècle dernier, infatué de liberté, ou plutôt de révolte, sans avoir calculé les chances de la vie protégée et de la vie libre, abolit, comme des entraves à la félicité humaine, toutes les associations industrielles et communales, qui étaient la

garantie et la charte des ouvriers, et créa cet effroyable abandon où la concurrence actuelle les plonge.

L'isolement des classes ouvrières, c'est-à-dire l'absolue nécessité où est chacun de leurs membres de suffire à ses propres besoins et à ceux de sa famille, et l'impossibilité générale qu'il y a à ce qu'un homme gagne assez par son travail pour faire vivre sa femme enceinte, ses vieux parens et ses enfans, est donc la cause première, nécessaire, permanente, du paupérisme; ou, en d'autres termes, le paupérisme provient d'un vice dans la constitution des classes ouvrières.

Certainement, on traiterait d'extravagant celui qui voudrait que tous les apprentis du commerce, de l'industrie, des métiers et des arts, s'établissent immédiatement, ouvrissent magasin, et travaillassent pour leur propre compte. On lui dirait que tout apprenti n'est pas capable de devenir maître; que tel a besoin d'être conduit, et tel autre retenu; que la prévoyance, la modération, l'habileté, nécessaires au bon résultat de la vie, ne sont pas l'apanage de tout le monde; et que le plus mauvais service qu'on pût rendre aux enfans, aux vieillards ou aux insensés, ce serait de les laisser se conduire à leur guise. Eh bien! c'est pourtant ce qui a été fait pour les classes ouvrières, qui étaient en patronat ou en corporation; on a forcé chacun de leurs membres à s'établir et à devenir chef d'atelier pour son compte, c'est-à-dire qu'on lui a enlevé la sagesse qui le guidait, l'appui qui le soutenait, la prévoyance qui le nourrissait.

Il faut donc, de quelque côté que l'on envisage la question, revenir toujours à ceci : c'est la condition, prétendue libérale, qu'on a faite aux classes ouvrières, qui a engendré le paupérisme; et le paupérisme ne pourra jamais être ni diminué, ni supprimé, qu'autant qu'on aura modifié ou détruit la cause qui l'a produit et qui l'entretient.

La conclusion à tirer de tout ceci est bien simple, et s'aperçoit au premier coup d'œil; c'est que les instructions demandées aux préfets par M. de Rémusat sont incomplètes, et que, pour bien connaître les pauvres, il faut d'abord bien connaître les ouvriers.

Certes, c'est déjà une excellente idée d'avoir voulu faire exécuter un recensement des pauvres. On saura au moins l'étendue du mal, et on deviendra sans doute d'autant plus désireux d'en connaître la

cause.

Ce serait donc une tâche digne d'un esprit jeune et élevé, comme celui de M. le ministre de l'intérieur, de mettre la main, si peu que

ce soit, à ce grand problème de l'organisation du travail. Mais que faire? que faire? s'écrie-t-on. Mon Dieu! les questions sont difficiles tant qu'elles ne sont pas posées. Ni vous, ni moi, ni personne, ne sait encore ce que contient celle-là; et c'est précisément pour cela que nous demandons à M. le ministre de l'intérieur de nous en fournir les élémens, et seul il les a dans sa main.

Il n'est pas possible de s'occuper sérieusement de l'organisation du travail, sans avoir des renseignemens précis sur certaines questions préparatoires et fondamentales, comme celles-ci :

- Combien y a-t-il, en France, d'ouvriers de toute profession et de chaque profession?

- Sur quels points du territoire se trouvent ces ouvriers? -Combien de journées ces ouvriers font-ils par an et par profession?

- A quelles sommes s'élèvent les salaires généraux de ces ouvriers, et combien produisent-ils à chacun, par profession et par jour?

-Combien y a-t-il d'ouvriers mariés, combien de célibataires, et combien d'enfans les ménages ont-ils à entretenir?

-Quel est le nombre des journées que font ces ouvriers, par an et par profession?

Ces questions et quelques autres une fois bien résolues, on serait à même de constater:

-Si l'ouvrage manque aux ouvriers ou si les ouvriers manquent à l'ouvrage;

-Si les salaires gagnés sont insuffisans parce qu'ils sont trop petits, ou parce qu'ils sont mal employés;

En un mot, on verrait si la pauvreté des ouvriers est leur propre fait, ou le fait de la société; et, une fois arrivée là, la question serait aisément résolue.

Jusque-là, les hommes de désordre feront des coalitions funestes, et les hommes d'ordre des utopies inutiles.

Pour soulever le monde, Archimède avait besoin d'un point d'appui; pour résoudre la question du paupérisme, il faut une base; il n'y a que le gouvernement qui puisse la fournir; car elle consiste dans une exacte connaissance de la situation des ouvriers en France.

A. GRANIER DE CASSAGNAC.

BULLETIN.

Ce n'est qu'après l'avoir signé, que les auteurs du traité du 15 juillet en ont reconnu toute la portée. Le résultat a dépassé l'intention. Il n'y a pas eu à Londres de conspiration préméditée, laborieusement ourdie, pour blesser la France dans son influence et dans son honneur. On se défend hautement à Vienne, à Berlin, à Londres, d'avoir jamais eu cette pensée, et nous croyons à la sincérité de cette déclaration, parce que nous croyons à l'intelligence et aux lumières de ces trois cabinets. Ni lord Palmerston, ni M. de Metternich, ni le nouveau roi de Prusse n'ont voulu, sans provocation, sans motif, décréter contre la France une sorte de blocus moral, en l'empêchant d'intervenir dans la question d'Orient. Cette extravagante fantaisie ne saurait leur être imputée. Que s'est donc proposé la diplomatie européenne? Elle a voulu faire un pas, sortir de l'immobilité où elle était enchaînée depuis un an. Le 27 juillet 1839, les cinq puissances avaient signé une déclaration collective pour le maintien de l'empire ottoman; mais cette déclaration fut sur-le-champ frappée de nullité par la retraite de la France, qui ne voulut pas coopérer davantage à une politique trop hostile au pacha d'Égypte. Les cabinets se mirent alors à recommencer sur de nouveaux frais, et le 15 juillet 1840, ils ont signé une seconde déclaration où la question d'Orient se trouve abordée sous une autre face; cette fois, on ne se contente plus de garantir le sultan, on menace le pacha.

C'est un tort en politique de faire un pas sur lequel il faudra revenir plus tard, et c'est la faute où sont tombées les puissances signataires. Un mois et demi s'est à peine écoulé, et déjà la convention provoquée par M. de Brunow se trouve moralement compromise. Six semaines de discussion ont suffi pour en ébranler les bases, et pour démontrer qu'il est puéril de déclarer qu'on traitera de l'Orient sans la France, quand on ne veut pas faire à la France une guerre générale, une guerre de coalition. Il n'y a pas de milieu: ou le traité

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