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MÉMOIRES

D'UN

MAITRE D'ARMES.

III.'

Je n'avais pas pris la peine de m'inquiéter d'une voiture comme j'avais fait la veille d'une barque; car, si peu que je fusse sorti encore dans les rues de Saint-Pétersbourg, j'avais vu à chaque carrefour des stations de kibisck et de droschki. Aussi, à peine eus-je traversé la place de l'Amirauté pour gagner la colonne d'Alexandre, qu'au premier signe que je fis, je me trouvai entouré d'ivoschiks, qui me firent au rabais les offres les plus séduisantes. Comme il n'y a pas de tarif, je voulus voir jusqu'où irait la diminution; elle alla jusqu'à cinq roubles; pour cinq roubles, je fis prix avec le conducteur d'un droschki pour toute la journée, et, je lui indiquai aussitôt le palais de Tauride.

Ces ivoschiks, ou cochers, sont en général des serfs qui, moyennant une certaine redevance, nommée abrock, ont acheté de leurs seigneurs la permission de venir faire fortune pour leur compte à Saint-Pétersbourg. L'ustensile dont ils se servent pour courir après

(1) Voyez la livraison du 26 juillet.

cette déesse est une espèce de traîneau à quatre roues dans lequel la banquette, au lieu d'être en travers, est en long, de sorte qu'on n'est point assis comme dans nos tilburys, mais à cheval comme sur les vélocipèdes dont se servent les enfans aux Champs-Élysées. Cette machine est attelée d'un cheval non moins sauvage que son maître, et qui, comme lui, a quitté les steppes natales pour venir arpenter en tous sens les rues de Saint-Pétersbourg. L'ivoschik a pour son cheval une affection toute paternelle, et au lieu de le battre, comme font nos cochers français, il lui parle plus affectueusement encore que le muletier espagnol à sa mule capitane. C'est son père, c'est son oncle, c'est son petit pigeon; il improvise pour lui des chansons dont il invente l'air en même temps que les paroles, et dans lesquelles il lui promet, pour l'autre vie, en échange des peines qu'il éprouve dans celle-ci, mille félicités dont l'homme le plus exigeant se contenterait très bien. Aussi le malheureux animal, sensible à la flatterie ou confiant dans la promesse, va-t-il sans cesse au grand trot, ne dételant presque jamais et s'arrêtant pour manger à des auges disposées dans toutes les rues à cet effet: voilà pour le droschki et pour le cheval.

Quant au cocher, il a un trait de ressemblance avec le lazzarone napolitain : c'est qu'on n'a pas besoin de connaître sa langue pour se faire comprendre de lui, tant sa fine intelligence pénètre la pensée de celui qui parle. Il est assis sur un petit siége, entre celui qu'il conduit et son cheval, ayant son numéro d'ordre pendu au cou et tombant entre les deux épaules, afin que le voyageur, qui a toujours ce numéro sous les yeux, puisse le saisir s'il est mécontent de son ivoschik; dans ce cas, on envoie ou l'on porte ce numéro à la police, et, sur votre plainte, l'ivoschik est presque toujours puni. Quoique rarement nécessaire, néanmoins, cette précaution, comme on va le voir, n'est pas toujours inutile, et le bruit d'une aventure arrivée à Moscou, pendant l'hiver de 1823, courait encore les rues de Saint-Pétersbourg.

Une Française, nommée Mme L....., se trouva hors de chez elle et en visite à une heure assez avancée de la nuit. Comme elle ne voulait pas revenir à pied, quoique les personnes chez lesquelles elle était offrissent de la faire reconduire par un domestique, on envoya chercher une voiture: malheureusement il ne se trouvait sur la place que des droschki; on lui en amena un; elle monta dedans, donna son adresse, et partit.

Outre une chaîne d'or et des pendans d'oreilles en diamant qu'il avait vu briller, le cocher avait encore remarqué que Mme L..... était

enveloppée dans un magnifique manteau de fourrures. Profitant donc de l'obscurité de la nuit, de la solitude des rues et de la distraction de Mme L....., qui, la tête enveloppée dans son manteau de peur du froid, se laissait conduire sans remarquer quel chemin prenait son conducteur, il s'écarta de la route et avait déjà dépassé le quartier le plus désert de la ville, lorsque, écartant le voile qui lui couvrait les yeux, Mme L..... s'aperçut qu'elle était dans la campagne. Aussitôt elle appelle, elle crie; mais voyant que l'ivoschik, au lieu d'arrêter, redouble la vitesse de son cheval, elle le saisit par la plaque où est son numéro, et arrache cette plaque en le menaçant, s'il ne la conduit chez elle, de porter le lendemain cette plaque à la police. Soit que le cocher füt arrivé à l'endroit qu'il avait marqué lui-même pour son crime, soit qu'il crût que la résistance de Mme L..... ne lui permettait plus d'attendre, il saute à bas de son siége et se présente à l'un des côtés du droschki. Par bonheur, Mme L....., toujours munie de la plaque dénonciatrice, a sauté de l'autre, et, poussant la porte d'une grille entrebaillée devant elle, elle s'est élancée dans un enclos, qu'aux croix de bois et de fer qui le jonchent elle reconnaît bientôt pour un cimetière.

Mais derrière elle le cocher est entré, il la poursuit avec une nouvelle ardeur; cette fois il n'est plus question pour lui de s'enrichir en volant des fourrures et des diamans, il s'agit de sauver sa vie; heureusement Mme L... a quelques pas d'avance sur lui, et la nuit est si noire qu'à quelques pas on se perd de vue. Tout à coup la terre manque à la fugitive; il lui semble qu'elle s'abime; elle est tombée dans une fosse ouverte, qui le lendemain doit se refermer sur un cadavre. Mais Mme L... a compris que cette fosse était un asile qui pouvait la dérober à la poursuite de l'assassin : aussi n'a-t-elle pas jeté un cri, n'a-t-elle pas poussé une plainte. Le cocher l'a vue disparaître comme une ombre; il passe près de la fosse, la poursuivant toujours. Mme L... est sauvée.

Pendant une partie de la nuit, le cocher rôda dans le cimetière, car il ne pouvait renoncer à l'espoir de retrouver celle qui tenait sa vie. Tantôt il essayait de l'effrayer par d'épouvantables menaces, tantôt il espérait l'attendrir par ses supplications, jurant par tous les saints les plus redoutables et les plus sacrés que, si elle voulait lui rendre seulement sa plaque, il la reconduirait chez elle sans lui faire le moindre mal; mais Mme L... ne se laissa ni intimider ni séduire, et resta au fond de la fosse, muette et immobile, et pareille au cadavre dont elle tenait la place.

Enfin, comme la nuit s'avançait, force fut à l'ivoschik de quitter le cimetière et de fuir. Quant à Mme L..., elle y resta cachée jusqu'au jour : deux heures après qu'elle en fut sortie, la plainte et la plaque étaient déposées à la police. Pendant trois jours les forêts qui environnent Moscou servirent d'asile à l'assassin. Enfin, vaincu par le froid et par la faim, il vint chercher un asile dans un petit village, mais partout aux environs, son numéro et son signalement avaient été donnés : il fut reconnu, pris, knouté, et envoyé aux mines.

Cependant ces exemples sont rares : le peuple russe est instinctivement bon, et il n'y a peut-être point de capitale où les meurtres par cupidité ou par vengeance soient plus rares qu'à Saint-Pétersbourg. Il y a même plus : quoique très porté au vol, le moujik a horreur de l'effraction, et vous pourriez confier sans aucune crainte une lettre cachetée, pleine de billets de banque, sût-il même ce qu'il porte, à un valet de place ou à un cocher, tandis qu'il serait imprudent de laisser traîner à la portée de cet homme les moindres pièces de monnaie.

Je ne sais pas si mon ivoschick était voleur, mais, à coup sûr, il craignait fort d'être volé, car en arrivant à la grille du palais de Tauride, il me fit entendre que, comme le palais avait deux sorties, il désirait fort que je lui donnasse sur ses cinq roubles un à-compte équivalent au prix de la course que je venais de faire. A Paris, j'aurais sévèrement répondu à l'insolent demandeur; à Saint-Pétersbourg, je n'en fis que rire, car cela arrivait à de plus grands que moi, qui ne s'en formalisaient pas. En effet, deux mois auparavant, l'empereur Alexandre, se promenant à pied, comme c'était son habitude, et, se voyant menacé d'une pluie, prit un droschki sur la place, et se fit conduire au palais impérial; arrivé là, il fouilla à sa poche et s'aperçut qu'il n'avait pas d'argent; alors, descendant du droschki: Attends, dit-il à l'ivoschick, je vais t'envoyer le prix de ta course.

-Ah oui, dit le cocher, je n'ai qu'à compter là-dessus.

-Comment cela? demanda l'empereur étonné.

-Oh! je sais bien ce que je dis.

-Eh bien, voyons, que dis-tu?

-Je dis qu'autant de personnes que je mène devant une maison. à deux portes, et qui descendent sans me payer, autant de débiteurs que je ne revois plus.

-Comment! même devant le palais de l'empereur?

-Plus souvent encore là qu'ailleurs. Les grands seigneurs ont très peu de mémoire.

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