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mains, fit regretter ce qui étoit encore fous la clef; & fi M. de Fenelon n'avoit été mille fois plus eftimable & plus charmant dans fa perfonne, que dans fes Ecrits, je ne fçai fi les beaux Efprits, naturellement jaloux de leurs plaifirs, lui auroient facilement pardonné des jours qui leur coûtoient fi cher. C'eft ce qui a fait rechercher dans la nouveauté avec tant d'em

preffement l'Edition de 1717, la premiere qui ait été conforme au Manufcrit original, & dont nous fommes redevables à la Famille de l'Auteur. Il eft vrai que le mérite de l'Ouvrage en affuroit le fuccès; mais il faut avouer auffi que la multitude prodigieufe des Editions qui en avoient été faites en différents endroits, fembloit en avoir raffafié le Public.

C'eft cette légitime Edition de 1717,qui a donné lieu à ces réflexions: elles font au moins finceres, fi elles ne font pas judicieuses. On ne manquera pas de m'accufer de témérité, d'ofer toucher à un Ouvrage confacré par une réputation de tant d'années, & qui a réuni en fa faveur, les Partisans des Anciens & des Modernes. Mais quoi, la Critique ne peut-elle tomber que fur des Ecrivains méprisables? Loin de nous cette idée fauffe & fervile! Qu'il me foit permis de le dire

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après M. de la Motte, † la Critique employée fur les bons Auteurs, eft d'une utilité confidérable pour le Public. Quel service lui rendez-vous, en relevant des fautes groffieres, dans des Livres qu'il ne lit plus? Montrez ce qu'il y a de plus vicieux en beau, dans les meilleurs Ecrits; démêlez-y des deffauts, qui dans la foule des beautés, avoient échappés aux yeux vulgaires, votre Critique fera intéreffante; & du moins fe fera-t'elle lire fingularité. Une Critique des Avantures de Télémaque eft peut-être téméraire mais une Critique de l'Acarie, ou du Poëme de la Magdelaine, ne pourroit manquer d'être ennuyeufe ; & de touts les deffauts, c'eft celui qu'on doit éviter avec le plus de foin. Il en eft qui fe réparent, qui ont même leurs agréments, comme leurs beautés; mais il n'arrive point qu'on ennuye & qu'on plaife. En voilà affez pour ma juftification, entrons en matiere.

Il y a fans doute de grandes beautés répandues dans les fix premiers Livres de Télémaque, où le jeune Héros raconte fes Avantures à Calipfo. Il fçait vous attendrir par le récit de fes malheurs; on les partage avec lui, le Poëte échappe à la vûe; on ne voit qu'un fils infortuné,

↑ Difcours fur le différent mérite des Ouvrages de goût.

cherchant fon pere dans toute l'étendue des Mers. On le fuit dans touts les dangers qu'il court. Décrit-il une tempête? On croit être dans les horreurs du naufrage. Tantôt on fe prépare à périr avec lui en Sicile, tantôt tranfporté dans les déferts de l'Egypte, on y goûte toutes les douceurs de la vie paftorale. Ici on fe confond, à la vûe d'un jeune Prince qui ne balance pas un moment, entre la mort & le menfonge, quelque léger qu'il puiffe être. Là on admire fa vertu jufques dans fes foibleffes. En un mot, tout vit, tout eft animé dans fa narration. Je crois cependant y appercevoir un deffaut, & j'efpere qu'on en conviendra avec moi : effayons de le faire fentir.

Mentor eft préfent à cette aimable converfation, & fes louanges n'y font pas épargnées; c'est à lui qu'on rapporte la gloire de touts les périls évités. Chaque circonftance lui vaut un nouvel hommage, fon nom eft continuellement dans la bouche du jeune Héros : non content de rapporter fes actions, la mémoire reconnoiffante de Télémaque lui rappelle des Harangues entieres, dont il les accompagnoit. Il ne les prononce qu'avec une efpéce de transport ; & fi les louanges d'Achille répandues dans toute l'Iliade,

ont fait penser à quelques-uns qu'elles en étoient le deffein, ne feroit-on pas tenté de croire que l'éloge de Mentor eft devenu le fond & le deffein du difcours de Télémaque, & que le récit de fes Avantures n'en eft que le prétexte ? A peu près comme ce Chryfippe, dont parle Seneque, qui avoit compofé un Traité des Bienfaits, où, apparemment pour égayer fa matiere, il avoit fait entrer une infinité d'Hiftoires fabuleufes, qui occupoient la meilleure partie de fon Livre. dit Seneque, de ratione dandi, accipiendi, reddendique beneficii pauco admodum di

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» Ita ut,

» cat, nec his fabulas, fed hac fabulis inferit.

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Je n'examine pas, fi ces louanges font juftes; elles le font fans doute : Je demande fi elles font à leur place, & il n'y a nulle conféquence de l'un à l'autre. Pour moi, s'il m'eft permis de dire ce que j'en pense, j'avoueraì fincérement que les deux Rôles de Télémaque Panégirifte, & de Mentor tranquille auditeur de fes propres louanges, ne me paroiffent nullement pris dans la Nature.

En effet, quelque avidité de louanges qu'on remarque dans la plupart des hommes, l'expérience nous apprend, qu'on ne fçauroit s'entendre louer long temps,

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rougir. On auroit honte de laiffer paroî tre au-dehors, ce qu'on éprouve intérieurement, & de décéler le moins du monde le plaifir fecret qu'on reffent, au récit de fes louanges. Ce refte précieux de notre premiere nature, cet air embarraffé, cette lueur de modeftie qui fe répand fur le vifage, peu fidelle en cela aux fentiments du cœur, annonce bien hautement l'injuftice & la vanité de ces éloges. Auffi, la véritable politeffe a-t'elle banni de la Société civile, ces Loueurs importuns qui fans voile & fans détour, vous accablent en face de leurs louanges effrontées. On y veut des ménagements, comme dans les reproches : on n'aime pour Panégyriftes, que ceux qui croyent nous déplaire en nous louant; & les louanges ne réuffiffent, qu'autant qu'on paroît defefpérer de leur fuccès.

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La vérité de ces principes me garantit la jufteffe de leur application, & je ne vois qu'une chofe qu'on y puiffe raisonnablement oppofer. Bien loin, me dira-t'on, que ce que vous critiquez dans le récit que fait Télémaque de fes Avantures, foit un véritable deffaut, qu'on feroit choqué de ne l'y pas trouver. On est sensiblement touché de voir dans ce jeune Prince une reconnoiffance fi vive pour Mentor. Les

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