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louanges qu'elle lui dicte, n'ont point de bornes, parce qu'elle n'en a point elleme; & le défordre apparent qui y regne, est un effet de l'Art le plus merveilleux.

Eclairciffons les chofes. Si les louanges de Mentor étoient femées 'avec un peu moins de profufion dans le difcours de Télémaque, ce cœur tendre & reconnoiffant qu'on admire en lui, les juftifieroit fuffifamment; mais elles fe montent à un point qui ne leur laiffe plus d'Apologie. Télémaque, ; par quelques traits vifs &

courts, mêlés adroitement au récit de fes Avantures, pouvoit faire fentir la part qu'y avoit Mentor; c'est tout qu'éxigeoit de lui une jufte reconnoiffance, & cela étoit dans la Nature. Va-t'il au-delà, il bleffe la politeffe, & la vraisemblance eft violée. Et ce qu'on ajoute, que les louanges fe mefurent fur la reconnoiffance qui les dicte, n'eft pas abfolument vrai; car il est évident qu'il y a plufieurs occafions, où elles feroient très-mal employées.

Mais pour rendre ceci encore plus fenfible, & mettre la queftion dans le point du dénouement, fuppofons qu'un jeune Seigneur François, de retour de l'Armée, après deux ou trois Campagnes, fe trouve dans une Affemblée de Gens de considération, qui lui demandent en pré

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fence d'un Gouverneur fage & éclairé, qui l'a fuivi dans touts fes voyages, une relation des principales Actions où il s'eft trouvé, ne feroit-on pas choqué de le voir interrompre à chaque moment fon difcours, par les louanges de ce Gouverneur; & le Gouverneur lui-même, s'il écoutoit auffi tranquillement fon éleve, que Mentor écoutoit le fils d'Uliffe, ne feroit-il pas un peu embarraffé de fa contenance? En vérité, lorfqu'on fe met à fa place, on ne fçauroit s'empêcher de le plaindre ; & pour peu que la Scène durât, on ne fçait pas trop comment il s'en pourroit tirer. Au lieu de ces louanges données fans ménagement, quelques mots flatteurs amenés infenfiblement par la fuite du difcours, & devenus comme néceffaires, rendront à ce fidelle Ami, la juftice qui lui eft dûe, fans bleffer fa délicateffe. On applaudira également & au mérite qui les obtient, & à la reconnoiffance qui les 'diftribue. Mais en voilà affez fur cet article, paffons à autre chose.

On peut être grand Poëte, fans être Verfificateur. Les Avantures de Télémaque, & fi j'ofe dire ce que j'en pense, l'Ode qu'on y a ajouté dans cette Edition, en font une preuve évidente. Les tours poëtiques & hardis, les idées

gra

cieuses & touchantes, les peintures fortes & animées que M. de Fenelon a répandues dans fon Poëme, avec une efpéce de prodigalité, dédommagent avec ufure de la rime qui lui manque, & c'eft à ce ftile enchanteur, comme l'appelle M. de la Motte, fi bon Juge en fait de ftile, qu'il doit une bonne partie de fa réputation. Qu'on me permette cependant une réflexion, je l'emprunterai de M. de la Motte même.

Il y a des diftinctions à faire entre le mérite d'un Ouvrage, & celui de fon Auteur; l'eftime de l'un n'entraîne pas toujours celle de l'autre ; prenons donc garde de les confondre. J'admire avec les autres, le ftile de Télémaque; mais j'avoue que mon admiration ne paffe pas jufqu'à l'Auteur, du moins dans le même dégré, parce qu'il ne me paroît pas qu'il ait dû lui coûter bien des veilles. Y a-t'il aujourd'hui un autre mérite, que celui de la mémoire, ou tout au plus celui d'une compilation judicieufe dans ces images pompeufes, dans ces defcriptions poëtiques, dont il a paré fon Ouvrage ? Elles lui font moins d'honneur qu'à Virgile & à Homere, & aux autres Poëtes anciens, à qui elles appartiennent en propre. En effet, l'invention eft le fruit de l'imagination &

du génie; l'imitation ne demande que du goût & du jugement: celle-ci ne fait d'ordinaire fur les efprits, qu'une impreffion affez foible; celle-là frappe, ravit, & tranfporte. L'Inventeur ne partage nos fuffrages avec perfonne, il nous charme encore jufques dans fon Imitateur : celui-ci au contraire ne fait qu'effleurer la cime du cœur, il n'y porte qu'un plaifir presque émouffé, & dont un retour secret fur fon modelle, achéve bientôt de lui dérober la gloire. Il ne lui fuffit pas, s'il veut plaire, d'égaler fon Original, il faut qu'Inventeur lui-même, il fçache le faire perdre de vûe, en le furpaffant. D'où vient que M. Defpréaux, imitateur affidu des Satiriques Romains, s'eft fait un fi grand nom? Il invente en imitant; tout ce qu'il emprunte, reçoit dans fes mains une forme nouvelle ; il y crée des graces originales, il éclipfe fes modelles dans un fond d'idées qu'ils fembloient avoir épuifés; il fçait trouver encore des beautés qui leur étoient échappées, & leur gloire même devient. la fienne.

Je reviens à M. de Fenelon, & j'avoue librement que fes Livres les plus poëtiques, ne font pas ceux que j'admire le plus; il n'y imite que de fimples expreffions, & l'invention n'a pas beaucoup de

part dans cette forte d'imitation.

Ces réflexions fur le ftile de Télémaque me conduifent naturellement à l'examen de fes comparaisons : c'est un champ fécond pour la Critique; mais que peut-on ajouter à ce qu'ont écrit fur cette matiere M. de la Motte, & M. l'Abbé Terraffon? 'Auffi ne ferai-je que fuivre les vûes qu'ils nous ont données. Les critiques qu'ils ont faites des Comparaifons de l'Iliade, appliquées au Poëme de Télémaque, ne perdront guéres de leur force.

La premiere chofe qui fe préfente dans chaque comparaifon, c'eft l'alliance de deux idées, entre lefquelles on veut du rapport, & de la reffemblance. Ces idées ainfi mariées, compofent une image qui doit être noble & agréable, & liée de telle forte à ce qui la précede & à ce qui la fuit, que fans détourner trop par l'idée acceffoire qu'elle préfente, l'attention vouée à l'idée principale, elle répande dans la narration cette varieté qui en fait tout le prix.

* Quelques Auteurs jaloux de l'honneur des Anciens, avancent qu'on ne doit pas rechercher un rapport exact entre toutes les parties d'une Comparaison avec le fujet dont on parle, & qu'on y peut faire

* Le Pere l'Amy dans fon Art de parler, & autres.

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