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I

de cette pensée. Beata vita eft, dit ce grand Métaphyficien, gaudium de veritate. Ce n'eft pas même en poffédant, c'eft en aimant que nous fommes heureux. Beatus non ille dici poteft, dit le même Pere, qui non amat quod habet, etiamfi optimum fit. L'amour eft la mesure du bonheur, mais la connoiffance du moins en cette vie, ne produit point par ellemême l'amour; & nous n'éprouvons que trop, que l'efprit n'eft pas le maître du cœur. La vérité ne nous paroît aimable qu'à la faveur du plaifir qui l'accompagne; elle n'a prefque aucune part à nos actions, tant qu'elle n'eft qu'une fimple lumiere, l'attrait eft toujours plus puiffant. Video meliora, proboque, deteriora fequor.

Une fuite de cette doctrine eft la réponse que fait Télémaque dans le V Livre, à la queftion propofée en ces termes: Qui eft le plus malheureux de touts les hommes? Il vient d'abord un Sage de l'Ifle de Lefbos, qui dit : le plus malheureux de touts les hommes eft celui qui croit l'être, & toute l'Affemblée applaudit à la fageffe de cette réponse. Télémaque interrogé répond à fon tour, que le plus malheureux de touts les hommes eft un Roi qui -1 Confeß, lib. 10,.cap. 23. 2 De moribus Eccl. Cathol.

croit être heureux, en rendant les autres miférables. Toute l'Affemblée avoue qu'il a vaincu. Le Sage Lefbien, & les vieillards de l'Ifle de Crete qui avoient fait la queftion, déclarent qu'il a rencontré le vrai fens de Minos. Des fuffrages fi importants pour cette réponse, ne m'empêcheront point de dire ce que j'en pense, & j'ofe encore examiner après des Juges fi illuftres.

Premiérement, on n'eft malheureux, qu'à proportion qu'on eft mécontent de fon fort. Placé dans la fituation la plus fâcheufe, je fuis heureux, fi je m'y trouve bien; les defirs & les craintes qui nous agitent tour à tour, font la fource de nos malheurs. Voulez-vous fixer ces defirs, & diffiper ces craintes, faites que chacun foit content de ce qu'il pofféde. Or celui qui croit être heureux n'eft-il pas content de fon fort? S'il n'en étoit pas content, il en defireroit un autre, & le defir naturellement inquiet, fe faisant vivement fentir, ne lui permettroit pas de fe croire heureux; mais bien loin de cela, fon cœur eft fermé aux vœux impatients que forment la foibleffe & l'indigence: il goûte ce repos précieux, qui eft le premier appanage de la félicité. Les craintes auffi bien que les vains fouhaits, ne vien

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nent point troubler fon bonheur, elles fe diffipent en leur naiffance, & ne sçauroient tenir long temps contre le charme préfent de l'illufion qui l'amufe. Mais au contraire, qui eft plus mécontent de fon fort, que celui qui croit être le plus malheureux de touts les hommes ? En proye aux defirs les plus violents, il ne connoît plus les douceurs de l'efpérance: tout lui paroît aimable, au prix de ce qu'il fouffre, ou de ce qu'il croit fouffrir. Sous un toît fuperbe, noyé dans les délices, il envie au Laboureur l'humble chaume qui le couvre, & la fueur de fon front. Que dis-je ? Il ne fçauroit plus fouffrir la vie, & après s'être épuisé en defirs, fur un bonheur qui le fuit, il ofe fouhaiter le plus grand des

maux.

Secondement, on raifonne à peu près de la même maniere en Phyfique & en Morale, de la douleur & du plaifir. Les fenfations, difent les Philofophes nouveaux, ne font point dans les objets qui en font les occafions. Cette douce harmonie qui femble fortir de ce Claveffin que touche à vos yeux une main legére, n'eft point dans ce Claveffin même, c'eft votre Ame qui eft harmonieuse. Ainfi, les conditions différentes qui partagent les hommes, ne les rendent point heureux,

ou malheureux par elles-mêmes ; au fond; les objets ne changent point; l'idée du bonheur est également préfente à touts les efprits, mais l'application eft prefque toujours différente. Ce n'eft pas, comme je le viens de dire, qu'il n'y ait dans les objets mêmes un fondement réel de cette diverfité, mais chacun les envifage différemment; & cette façon particuliere de les envisager, varie l'impreffion qu'ils doivént faire, felon les différentes fortes d'efprits.

Troifiémement, du moins ne fçauroiton nier, que l'idée d'un malheur présent ne foit défagréable par elle-même, & qu'on ne foit malheureux en quelque forte, dès qu'on croit l'être. Par conféquent on le fera d'autant plus, qu'on fe l'imaginera plus fortement; & fi on croit l'être plus que le refte des hommes, on fera le plus malheureux de touts les hommes.

Ces principes font certains, & il ne me paroît pas qu'on puiffe rien oppofer de folide à ces raifonnements: mais venons à quelque chofe de plus fenfible.

Qu'y a-t'il de plus malheureux aux yeux de la Raifon, que ces fous qui s'imaginent, tantôt pofféder d'immenfes richeffes, tantôt gouverner des Royaumes, & commander des Armées, quelquefois mê

me jouir de la Vision béatifique ? A peine font-ce encore des hommes: on les exile de la fociété humaine ; on les renferme dans des lieux écartés, où chacun cependant eft bien aife de les aller voir, & de les entendre. Leur converfation a je ne fçai quoi de trifte & de ridicule, qui nous fait rire & gémir tout enfemble. Les plus Sages même y courent avec les autres ; le féjour de la folie devient pour eux une Ecole de fageffe. Ils s'y convainquent de la foibleffe de cette Raison qui nous enorgueillit fi fort, & ce qui eft le comble de la fageffe, ils y apprennent combien elle eft près de la folie. Cependant ce fou qui croit pofféder d'immenfes richesses, & dont nous plaignons le fort, eft heureux, & c'eft à fa folie qu'il doit fon bonheur. Il jouit de toutes les douceurs d'une grande fortune, fans en avoir les inquiétudes & les foins ; & qui lui rendroit la Raifon, même avec les tréfors qu'il croit pofféder, diminueroit néceffairement fa félicité. Preuve bien naturelle, fi je ne me trompe, que l'opinion feule fait le bonheur, & qu'on eft heureux ou malheureux, dès qu'on croit l'être.

Je pourrois pouffer plus loin ces réflexions, & il y auroit bien d'autres choses à reprendre, & plus encore à louer dans Os

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