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La plupart des jeunes gens attendent avec impatience la fin de leur éducation, pour fe voir délivrés de leurs maîtres: j'envisage avec trouble la fin de la mienne, parce qu'elle me doit féparer d'un ami. Şes entretiens font fi fages, fi fublimes, & fi dégagés de la matiere, qu'il me femble toutes les fois que je m'éloigne de lui, que je viens de quitter une Intelligence. Auffi n'a-t'il rien d'humain que le corps, & je ne doute point qu'il ne faffe un effai fur la terre, de la maniere dont il doit vivre un jour dans la demeure des Divinités. Je fuis fi rempli de fon idée, qu'elle m'accompagne par tout; & vous verrez, grand Periclès, par le fonge que je vous envoye, qu'elle m'eft préfente jufques dans le fommeil même.

SONGE D'ALCIBIADE.

LE premier jour des Hecatombes, après avoir affifté aux Sacrifices du grand Jupiter, je fortis feul de la Ville, pour jouir d'un des plus beaux jours qu'Apollon eût jamais donné aux Mortels. A peine avois-je quitté les portes d'un jet de pierre, que je me vis investi d'une troupe

de Déclamateurs. Quoi, m'écriai-je en moimême, par tout des Rheteurs! ce genre furieux fera-t'il toûjours obftiné à me fuivre? Ne lui fuffit-t'il pas de troubler tout le monde dans les Theâtres, les Places publiques, & les Portiques d'Athénes, fans étendre encore fa tyrannie fur les grands chemins? J'allois retourner fur mes pas, quand Lyfandre vint au devant de moi. Que vous arrivez à propos, me dit-il, cher Alcibiade! Voyez-vous fur votre droite cette affemblée de jeunes gens? C'eft pour la déclamation que Paufanias doit faire aujourd'hui ; c'eft pour entendre l'Oraifon qu'il a compofée en l'honneur de nôtre Thémiftocle, & de la victoire qu'il a remportée fur l'audacieux Xerxès: Venez, venez, vous verrez en lui, & la déclamation perfuafive d'Hercule de Gaule, & l'éloquence tonnante de vôtre Periclès. Je le fuivis, malgré moi, fous des Platanes touffus qui formoient naturellement une espéce de Portique, au milieu duquel fur un petite élevation parut Paufanias. Après avoir rejetté fon manteau derriere fes épaules, & impofé filence à tout le monde, il commença fon Oraison, Son Exorde, & fes grands mots, me rebuterent d'abord, & je profitai heureufement de l'attention que lui donnoit

Lylandre, pour gagner un petit fentier écarté qui me conduifit au bord du Céphize.

Une herbe tendre, une verte mouffe, un ruiffeau murmurant, des arbres épais, m'obligerent de m'afféoir à l'ombre. Je repaffois en moi-même, tout ce que Socrate m'avoit dit le jour précédent, fur la vertu & fur la volupté, quand le fon flatteur des zéphirs qui paffoient au travers des feuilles, leur fraîcheur, les tendres regrets de Philomele, & le doux bouillonnement de l'onde, me jetterent dans un profond fommeil.

Je me trouvai tranfporté dans un lieu vafte, qui avoit la figure d'un Theâtre, où je vis une fi prodigieufe quantité de toutes fortes de gens, qu'il me parut que touts les habitants de la terre s'y étoient affemblés. Lorfque je confiderois ce fpectacle avec furprife, & que j'étois incertain de ce que je devois faire, un homme âgé s'offrit à moi ; il avoit les yeux gros & hors de la tête, le nez petit & mal-fait, le vifage maigre, le corps velu & femblable en tout à Silene; fon manteau étoit propre & modefte, & fa contenance avoit celle d'un Mortel qui ne defire & ne craint rien. On l'eût pris pour Socrate, & c'étoit lui. Dès qu'il m'eut apperçû, il vint à

moi, & m'embraffant tendrement; qu'heureusement je vous trouve ici, me dit-il! Je veux vous y faire voir une partie des chofes dont je vous ai fi fouvent entre

tenu.

Je l'interrompis, pour lui demander en quel lieu de la terre j'étois : je voyois errer devant moi des Grecs en manteau, des Romains en longue robbe, des Afiatiques vê, tus avec molleffe, des Arabes couverts de parfums, en un mot, autant de différentes fortes d'habits que de Nations..... Ceffez de vous étonner, me dit Socrate en riant ; c'eft le Monde. Ce Theatre eft le lieu où la Nature, notre Mere, expose les hommes, pour y jouer chacun leur Rolle, l'un tragique, l'autre comique. Le Spectateur devient Acteur à fon tour, & fucceffivement rit & fait rire, pleure & fait pleurer. Ceux que vous voyez élevés furce balcon, fur qui brillent l'or, la pourpre, & les pierreries, qui font fuivis d'une groffe Cour, font nommés par dignité, Rois, & font auffi Acteurs comme les autres, avec cette différence feule, qu'ils jouent les premiers Rolles dans les Piéces, que les Piéces portent ordinairement

&

leurs noms.

J'écoutois ce difcours avec une extrê me avidité, quand j'apperçûs une femme attachée

attachée à mes côtés ; elle avoit le vifage triste & sérieux, fa robbe étoit relevée, elle paroiffoit agile, & prête à la course. Je lui demandai ce qu'elle me vouloit, elle me répondit que les Deftins me l'envoyoient pour la compagne de mes voyages; ce fera pour toute votre vie, ajoûta Socrate: elle s'appelle le Soin. Chaque Mortel en naiffant, reçoit une pareille compagne, en même temps que fon Génie lui eft donné pour le conduire & pour le garder; & cette femme ne vous quittera que lorfque ce qu'il y a d'immortel en vous, s'en feparera. C'eft une loi attachée à la mortalité, que d'être tourmenté de foins & d'inquiétudes; la Sageffe feule peut adoucir leur tyrannie. N'eft-ce pas cette derniere, dont vous me parlez fi fi fouvent, lui demandai-je, & qui parle toujours par votre bouche ? Oui, me ditil. Je l'embraffai, & le priai de m'enseigner quelle étoit fa demeure dans ce Théâtre? Je lui témoignai fi vivement le desir que j'avois de la connoître, qu'il me promit de m'y conduire ; mais il m'avertit que le chemin étoit long & difficile ; qu'il ne falloit pas me rebuter, & que je n'avois qu'à

le fuivre.

Il y avoit vis-à-vis de nous un chemin ; la foule qui le remplifsoit, nous donna des Tome I. 1748.

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