de courir un tel danger, jufqu'à ce que vous ayez reçû des immortels cette fleur dorée qui préferva ce grand Capitaine, ce Moli qu'il avoit mérité par fa vertu, & qui n'eft autre chofe que la droite Raifon. Ah, cher Alcibiade, quelle eft votre illufion! la beauté qui vous charme dans cette femme, n'eft qu'un fard dont elle s'eft munie contre la pudeur; & le rouge dont fon vifage eft couvert, n'eft que pour fecourir fon effronterie. Levez, levez fon mafque, vous reconnoîtrez la Volupté qui ne préfente autre chofe à ces hommes alté rés que l'erreur même : elle mêle fon poifon avec du miel, & ce n'eft que pour en cacher la couleur mortelle, que la perfide le prefente dans une coupe de pierre prétieuse. L'effet de ce breuvage eft mille fois plus prompt que touts les philtres du monde; & la fureur dont l'hippomane agite ceux qui le dévorent, cede à celle que cette boiffon infpire. Tout l'ellébore des Anticyres n'eft pas fuffifant pour guerir leur frénefie. Ceux que vous verrez avec de fi violents accès, font ceux qui en boivent le plus. J'écoutois Socrate avec une telle application, que j'étois comme immobile; mais touts fes difcours ne me perfuadoient point. Les raifons qu'il me donnoit, pour m'ex citer à regarder avec compaffion la folie de tant de malheureux, étoient combattuës par un penchant naturel qui me portoit à envier le bonheur de ceux qui entroient, & il me paroiffoit permis d'être fou avec une fi douce récompense. Quel charmant fpectacle ! on leur préfentoit la coupe en entrant. Après mille tendres baifers, on les confioit à de jeunes filles qui les conduifoient au centre de ce lieu de plaifirs.... Une partie de ces filles accompagnoit en filence les nouveaux hôtes : l'autre avoit des aîles, & les précédoit d'un vol fi rapide, qu'on les perdoit bien-tôt de vue, & revenoit enfuite autour d'eux, comme pour en attendre des ordres. Leur beauté étoit fi parfaite, que je ne pus m'empêcher de demander à Socrate fi elles étoient les filles ou les fœurs de la Volupté.... Ce font fes filles, me dit-il.... Mais les voyez-vous moins dangéreufes que leur mere... Non, non, les vices, comme la beauté, font héréditaires dans les races. La Volupté eft également pleine d'inquiétudes & de dégoûts, de fatiétés & de repentirs. Connoiffez-donc ces filles; leur mere n'a pas plutôt fait boire l'erreur, que ceux qui ont été affez inconfidérés pour l'avaller, font tourmentés des plus affreux fupplices.... Avec de tels Bourreaux, eft-il une peine qui ne plaise, dis-je à Socrate? O malheureuse innocence, s'écria-t'il! n'avez-vous jamais oui dans les Ecoles, les vives déclamations tirées des Fables des Poëtes? Ignorez-vous le portrait qu'ils nous ont fait des tourments que fouffre Titius, dont les Vautours dévorent le foye? & l'hiftoire de Promethée enchaîné au fommet du Mont Caucafe, pour y fervir éternellement de pâture à un Aigle qui lui ronge les entrailles, vous eftelle inconnuë? Quand vous fçaurez quels font les fupplices que ces filles font fouffrir aux Mortels, vous ajoûterez aifément foi à toutes ces Fables. Leur nom feul les fait connoître on les nomme Cupidités. Rien n'eft capable de remplir leurs defirs; & ce qu'elles font pour les fatisfaire, ne fert qu'à les irriter. Le premier effet inévitable à ceux qui prétendent fe défaltérer dans la coupe de leur mere, c'est d'avoir toujours foif. Ces autres filles, qui vous paroiffent occupées de penfées profondes, font du nombre des Cupidités qui nuifent le plus au genre humain: elles marchent les yeux attachés à la terre, & la tête baiffée; mais gardez-vous de prendre leur contenance pour un effet de leur modeftie. L'une médite le crime qui la conduira sûrement aux honneurs dont la Vertu lui ferme le chemin ; l'autre fonge au poifon qu'elle doit préparer à celui qui pofféde le tréfor qu'elle veut avoir; la troifiéme rêve à l'injustice qui lui reste encore à faire, pour conferver le bien qu'elle a acquis aux dépens de fon innocence. Celle-là forme le deffein de fe proftituer, pour contenter fon ambition & fa vanité ; & celle-cy compofe déja dans fon efprit le breuvage qu'elle veut donner à celui dont elle a réfolu de fe faire aimer; enfin, elles s'abandonnent toutes à des defirs horribles, & leur cœur eft fans ceffe agité par l'envie, par la crainte, & par l'ambition. Celles que vous voyez voler fi legerement, & qui ne fe fixent jamais au même lieu, font les Cupidités qui nous repréfentent l'incertitude, l'inconftance, & les inquiétudes des hommes; que rien ne fçauroit rendre heureux; qui haïffent ce qu'ils ont aimé ; qui aiment ce qu'ils ont hai, qui veulent & qui ne veulent pas; qui s'applaudiffent & qui fe repentent: elles font femblables aux tempêtes,"qui s'étant calmées un inftant, furprennent ceux qui fe croyoient en sûreté : tout d'un coup elles ceffent d'agiter les mortels, & s'emparent enfuite de leur coeur, de mê me que l'accès de fievre qui les vient faifir, lorfqu'ils fe flattoient d'être guéris. Après cela, eftimerez-vous heureux ceux que l'on confie à la garde de ces charmantes filles, & ferez-vous jaloux de leur fort, Alcibiade?.. Pourquoi donc, répondis-je, offrons-nous des facrifices aux Dieux ? Pourquoi teignons-nous leurs autels du fang des plus graffes victimes? Pourquoi leurs cornes dorées & couronnées de fleurs, tombent-elles pendant les Hecatombes fous les coûteaux des Sacrificateurs? Et pourquoi les genoux des Dieux font-ils couverts de nos tablettes votives? A quoi fervent les oraifons que nous leur adreffons? Les vœux font inutiles, Socrate, fi l'homme ne doit point avoir de defirs. Vous errez, mon cher enfant, reprit-il, & je vais vous deffiller les yeux. C'est une des miferes attachées à la condition de l'homme, , que le bien & le mal lui foient cachés fous différentes figures. Le malheur nous apparoît fouvent fous le mafque du bonheur, & la profpérité fous l'image de l'infortune. Ainfi, nous devons être perfuadés de la foibleffe de notre difcernement pour le choix des chofes qui nous font utiles, & laiffer aux Dieux, fans les importuner, la liberté de nous envoyer les |