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Un chemin traversait cette plaine fertile;
Où l'on voit ces sillons, s'élevait une ville.
Mais quel était son nom? l'antiquaire indécis
Le trouverait peut-être en fouillant ses débris.

ANONYME.

S'il fut jamais une question d'antiquité longuement débattue, jugée de sept ou huit manières différentes, mais toutes entachées d'erreur (1), arrivée enfin à une solution que les hommes les plus compétents avaient crue définitive, puis replongée de nouveau dans l'obscurité par suite d'une découverte inattendue, c'est sans doute celle qui a déjà été l'objet de nos travaux et qu'une sorte de point d'honneur nous force à ne pas laisser retomber dans l'incertitude où elle est restée si longtemps.

Mais ce n'est pas la seule singularité que présente cette question qui ne ressemble à nulle autre. Après trois siècles de recherches stériles et de solutions erronées qui n'ont servi qu'à constater l'impuissance des savants à retrouver l'antique Lunna, il arrive aujourd'hui qu'au lieu d'une Lunna vainement cherchée, il s'en présente DEUX, réunissant l'une et l'autre toutes les conditions requises, de sorte que l'unique difficulté est maintenant de faire un choix rendu presque impossible en présence des titres produits de chaque côté. Nous croyons pouvoir affirmer qu'une semblable réu– nion de circonstances est tout-à-fait sans précédent dans l'histoire de la Géographie comparée.

Une station romaine a existé sur l'ancienne voie qui reliait ensemble Lugdunum et Matisco. Cette station portait le nom de Ludna ou Lunna. Aucun historien n'en a parlé, mais deux documents fort anciens et également authentiques en font mention. Le premier en date est la Carte dite de

(1) On a placé successivement Lunna: 1o à Lurcy; 2o à Lugny; 3o à Cluny ; 4o à Beaujeu; 5o à Lancić; 6o à Saint-Jean-d'Ardière; 7o à Villefranche; 8o Entre Belleville et Beaujeu.

Peutinger, qui doit son nom à son plus ancien possesseur connu et dont l'original existe à la bibliothèque impériale de Vienne. Le second est l'Itinéraire de l'Empereur Antonin, ainsi nommé quoiqu'on ne puisse désigner d'une manière certaine celui des empereurs ayant porté le nom d'Antonin, à qui on doive l'attribuer. C'est une espèce de livre de poste qui donne le détail de toutes les stations ou étapes échelonnées sur les grandes routes de l'empire romain avec les distances qui les séparent.

Entre les deux anciennes villes que nous venons de nommer, la Carte ne mentionne qu'une seule station, celle de Ludna, qu'elle place à xvi lieues gauloises de Lugdunum et à xiv de Matisco, total 30 lieues gauloises, soit 45 milles romains, car telle est la proportion entre ces deux genres de mesures (1).

L'Itinéraire (2) procède d'une manière toute différente et divise ainsi l'intervalle entre les deux villes.

Assa Paulini M. P. XV. Leug . X.

Lunna. M.P. XV. Leug. X.

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Matiscone.. M. P. XV. Leug. X.

Ainsi, au lieu d'une seule station intermédiaire, il en crée deux et partage la route en trois parties parfaitement égales, ayant chacune une longueur de xv milles romains, soit x lieues gauloises. La Carte et l'Itinéraire différent donc complètement sur les distances qui séparaient les stations intermédiaires, et pourtant, ce qui a droit de nous étonner, ils sont dans un parfait accord sur la distance totale entre les deux villes, distance qui est de 45 milles romains, soit 30 lieues gauloises. Hâtons-nous d'ajouter que ce dernier chiffre

(1) Ce point est réglé par un passage d'Ammien Marcellin, 1. XVI, c. 12, et par un autre de Jornandès, de Rebus Geticis, c. 36.

(2) Antonini Augusti Itinerarium, curante Petro Wesselingio, in-4o, Amsterdam, 1735.

est d'une exactitude hors de toute contestation puisqu'il concorde d'une manière remarquable avec la distance actuelle, mesurée en kilomètres, entre Lyon et Mâcon. Il n'en subsiste pas moins entre ces deux documents une différence tellement tranchée qu'elle n'est point de celles qu'on peut expliquer par une erreur de chiffres, genre de solution si souvent employé par D'Anville, mais tout-à-fait inadmissible dans cette circonstance.

Avant d'aborder les graves difficultés que soulève cette question, il nous semble qu'il convient de tracer l'historique des phases diverses qu'elle a traversées avant d'arriver au point où nous la voyons aujourd'hui.

Il fut un temps où, sans tenir compte des distances, ni de la position des lieux, une ressemblance, même éloignée, entre le nom ancien et le nom moderne, suffisait aux savants de l'époque pour décider, par exemple, que Genabum se retrouvait dans Gien, Bibracte dans Beuvray, Noviodunum dans Noyon, et l'Alesia de Jules César dans Alais, ville des Cévennes (1). En adoptant cette règle, au lieu de chercher Lunna sur la route de Lyon à Mâcon, comme le bon sens le plus vulgaire semblait l'indiquer, on a cru la retrouver dans Lurcy sur la rive gauche de la Saône, ou dans Lugny, audelà de Mâcon. Mais l'opinion la plus généralement adoptée sur ce point, celle qu'on rencontre dans presque tous les ouvrages spéciaux, ayant plus d'un siècle d'existence, c'est que Cluny est l'ancienne Lunna. Josias Simler, historien et géographe suisse du xvi° siècle (2), un de ceux qui ont le plus contribué à propager cette étrange supposition, va jusqu'à prétendre qu'au lieu de Lunna ou Ludna, il faut lire. Clunia dans l'Itinéraire aussi bien que dans la Carte. Ce n'est pas la première fois que nous voyons les commenta

(1) Millin, Voyage dans le midi de la France, t. I, p, 202. (2) Né à Cappel, près Zurich, en 1530, mort en 1576.

teurs altérer le texte des manuscrits les plus authentiques pour le faire concorder avec leurs opinions.

Le premier qui ait entrevu la vérité est le savant Adrien de Valois (1). Après avoir réfuté l'opinion de Simler, il paraît incliner pour la position de Belleville et il avait raison; mais il n'ose se prononcer et propose, en même temps, Beaujeu qui s'écarte de 13 à 14 kilomètres à l'ouest de l'ancienne route de Paris. Or, on ne persuadera jamais à ceux qui connaissent le pays que la voie romaine, au lieu de suivre la ligne droite au travers de la belle plaine qui borde la Saône, se serait détournée pour se jeter dans les montagnes et venir couper à angle droit la vallée profonde où s'allonge la petite ville de Beaujeu.

Aucun géographe, avant D'Anville, n'avait eu l'idée, pourtant bien simple, de chercher Lunna sur la route de Lyon à Mâcon et non ailleurs. Dans ses Éclaircissements géogra-phiques sur l'ancienne Gaule (2) il avait d'abord indiqué Belleville comme ayant peut-être succédé à l'ancien lieu nommé Lunna. On voit que ce n'était là qu'une simple conjecture. Plus tard, dans sa Notice de l'ancienne Gaule (3), il s'est rétracté « parce que, dit-il, Belleville est trop près d'Anse et trop loin de Mâcon. » Il a reculé l'emplacement de Lunna au nord, jusque vers les confins du Beaujolais et du Mâconnais, c'est-à-dire jusqu'à Lancié, commune du département du Rhône, autrefois partagée par la limite des deux provinces, ce qui produirait une différence de plus de six kilomètres et demi avec les distances de l'Itinéraire. Pour expliquer une erreur aussi forte de la part d'un homme aussi judicieux, il faut nécessairement supposer qu'il n'a opéré cette fois que sur de mauvaises cartes, tandis que, en 1741, dans un premier examen, il en avait consulté une

(1) Hadriani Valesii Notitia Galliarum, p. 48. Verbo. Asa Paulini. (2) Paris, 1741, in-12, P. 346.

(3) Paris, 1760, in-4o, p. 426.

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excellente puisqu'elle le faisait tomber sur Belleville. La carte de Cassini, qui représente cette partie de la France, n'était pas encore publiée lorsque D'Anville composa sa Notice de la Gaule et nous avons de ce fait une preuve matérielle. Cette carte nous montre la route de Paris telle qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire, passant à un kilomètre environ à l'ouest de Belleville; or, en 1760, époque où fut publiée la Notice de la Gaule, cette route traversait encore Belleville, comme nous le verrons dans un instant. La carte n'est donc venue que plus tard.

Plus heureux que D'Anville, M. Walckenaër (1) a eu à sa disposition les cartes de Cassini. Il a trouvé, à l'aide du compas, que le milieu de la distance qui sépare Anse de Mâcon, tombe précisément à Saint-Jean-d'Ardière, petit village situé sur la route de Paris et qui possède un beau pont sur l'Ardière. En fixant ainsi la position de Lunna, il a supposé que l'ancienne voie romaine suivait exactement la même direction que la route actuelle, ou en d'autres termes que ces deux routes n'en faisaient qu'une. Or, c'était une erreur. Depuis 1767, la route de Paris qui, jusques là, traversait Belleville, comme la voie romaine le faisait anciennement, a abandonné cette petite ville et a été transportée à un kilomètre environ à l'ouest, position qu'elle occupe encore aujourd'hui. Donc, Lunna ne pouvait pas se trouver sur la nouvelle route.

Les Mémoires de la Société Eduenne (2) présentent ce point de géographie ancienne comme encore indécis. Dans la description du pays des Ségusiaves, on lit ces mots : Lunna, lieu entre Assa Paulini et Matisco, dont la position n'est pas bien connue. Et plus loin: Lunna, lieu à chercher entre Belleville et Beaujeu.

(1) Géographie ancienne, historique et comparée des Gaules celtique et transalpine, 2 vol. in-8. Paris, 1839.

(2) Autun, 1844, in-8, pages 8 et 11.

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