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vider l'eau du canot, qu'une nouvelle vague venait remplir de nouveau. Mais, grâce à mes balanciers et à mes outres, il se maintint dans un parfait équilibre, et je consentis d'aller jusqu'au promontoire de l'espoir trompé, qui mérita ce nom une seconde fois; car nous ne trouvâmes aucune trace quelconque du vaisseau, quoique nous montâmes sur la colline, d'où l'on apercevait un horizon immense. Nous promenâmes aussi nos regards sur la contrée : comme elle nous parut dévastée. Des arbres déracinés, des plantations couchées sur la terre, des amas d'eau ressemblant à des lacs; tout autour de nous annonçait la desolation et le ravage, et la tempête paraissait se réveiller avec force. Le ciel s'obscurcit; les vents soufflèrent violemment, ils étaient contraires au retour, et je jugeai qu'il serait très-imprudent et même téméraire de nous remettre dans notre canot à la merci des vagues, qui augmentaient graduellement. Il fut solidement attaché à un gros palmier qui se trouvait au bas de la

colline, assez près du rivage; nous nous mîmes ensuite en route pour revenir par terre à notre domicile (1). Nous gagnâmes d'abord le bois des Calebasses, et de là celui des Singes, qui nous laissèrent passer paisiblement, malgré les agaceries de Jack pour les faire descendre des arbres où ils se tenaient cachés nous arrivâmes ensuite à notre métairie de Waldeck, qui, à notre grand plaisir, n'avait pas beaucoup souffert de la tempête. Les provisions de nos écuries étaient presque consommées, ce qui nous fit juger que le bétail que nous y avions laissé s'y était mis à l'abri pendant l'orage; nous remplîmes de nouveau les crèches avec le foin que nous avions en réserve sous le toit, et voyant que le temps devenait de plus en plus menaçant, nous nous hâtâmes de reprendre le chemin de notre demeure, dont nous étions assez éloignés. Pour éviter les marais des Flamands,

(I) Voyez la planche de l'île dans les précédens volumes.

du côté de la mer, et celui de Ris, du côté des rochers, nous traversâmes le bois des Glands-doux, à l'abri du vent, qui aurait pu sans cela nous renverser. << Comme il devient terrible! disait Fritz; croyez-vous possible, mon père, que le vaisseau ne soit pas submergé ?

LE PÈRE. Il court au moins le risque d'être jeté contre quelque écueil, et ce qui m'inquiète, c'est que le lieutenant m'a dit qu'il était déjà fort endommagé; peut-être aussi aura-t-il pu se réfugier dans quelque baie ou trouver quelque bon mouillage, quelque plage hospitalière, où il aura pu aborder et faire réparer le bâtiment.

JACK. Ah! oui, peut-être aussi dans quelque île de ces vilains anthropophages, qui mangent les hommes comme si c'étaient des lièvres ou des moutons. Ernest m'a donné un livre de voyages où j'ai vu tout cela.

FRITZ.Et toi, petit imbécille, tu crois tout ce qui est imprimé! Bah! qui dit voyageur, dit menteur ; moi, je ne crois pas un mot de ces sauvages, mangeurs d'hommes, pas

plus qu'aux ogres dont notre nourrice nous faisait des contes bleus. Des hommes en manger d'autres ! quelle idée bizarre ! ils seraient donc plus méchans que les animaux les plus féroces, qui du moins ne mangent jamais ceux de leur espèce.

JACK. Mais pourtant Robinson Crusoé-dit qu'il en a vu dans son île, ceux dont il sauva Vendredi, qui allait aussi être mangé; tu ne diras pas que Robinson soit un

menteur.

FRITZ. Non pas lui, qui n'a jamais, je crois, existé, mais celui qui s'est amusé à écrire son histoire comme on écrit un roman. N'est-ce pas ainsi, mon père, qu'on appelle les livres d'histoires qui ne sont pas vraies? Robinson Crusoé est un de ces livres de pure imagination.

LE PÈRE. Non, mon fils, on ne peut pas lui donner ce nom. Peut-être Robinson Crusoé, avec tous les détails de son histoire, n'a-t-il jamais existé ; mais tous ces détails sont fondés sur la vérité. sur les témoignages de éclairés, à qui on peut se voyageurs

fier, et sur les relations de plusieurs individus qu'un naufrage ou quelque autre malheur a fait habiter des contrées inconnues. Si jamais notre journal s'imprime, bien des gens croiront aussi peut-être que c'est un roman, un ouvrage de pure imagination.

FRITZ. Du moins, on n'y verra ni sauvages ni anthropophages; aucun de nous ne sera croqué à belles dents.

LE PÈRE. Je l'espère, et je remercie Dieu tous les jours de nous avoir préservés jusqu'à présent; mais ce qui n'est pas arrivé peut nous arriver encore.

JACK. Quoi! des sauvages! Croyez-vous qu'il en vienne? J'aimerais à en voir s'ils n'étaient pas si méchans.

LE PÈRE. Ils ne le sont pas tous. Le célèbre navigateur Cook et plusieurs autres en ont découvert qui paraissent doux et bons, particulièrement dans l'ile d'Otaïti et dans quelques îles voisines; mais, à la honte de l'humanité, il en existe aussi de bien cruels, de bien barbares, et qui se portent à tous les excès, surtout envers leurs ennemis et leurs

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